MANIFESTE DES MOSAÏQUES
Le Manifeste des Mosaïques porte les bases d’un appel pour agir ensemble, avec, et au-delà de nos singularités. Cet essai tente de re-lier des choses et des évènements qui apparaissent épars et sans logique commune. C’est la recherche d’un chemin menant de l’oppression coloniale à l’émergence d’une société Réunionnaise de plein droit hors de l’identité « outremérisée ».
Cela s’appelle l’Aurore (Électre, Jean Giraudoux)
Né d’un réjouissant désir esthétique, Le Mouvement des Mosaïques doit fatalement y aboutir.
Quelle utopie poursuivons-nous ? A quel idéal rayonnant sommes nous raccrochés ?
Quel surgissement espérer pour les valeurs que la Réunion porte en elle ?
Comment accompagner, poursuivre ou entamer allègrement, une révolution culturelle, un bouleversement jubilatoire de la pensée unique, des images, des icônes, des habitudes qui encadrent la vision gazeuse amère et désenchantée de ce monde ?
Quel Carnaval inventer contre , contre la tristesse envahissante du présent et tourner en dérision cette société-globale qui nous est promise et dont nous ne voulons pas. Quel quadrille, quelle farandole de rencontres mettre en place, ensemble pour la multitude Réunionnaise ?
Après le refus définitif et facétieux des conditions que l’on veut nous imposer, comment dépasser cette négation par une pratique adroite de l’inversion et de l’ironie.
Comment construire dans un élan enthousiaste, les bases d’un nouveau monde ?
Avec des valeurs intellectuelles, morales et sociales qui ne soient plus des instruments lugubres d’écrasement, d’aliénation et d’asservissement des Réunionnais mais des joyeux outils de libération.
Ce sont les provocations multiples et pétillantes de l’art qui nous feront passer de l’autre côté du miroir.
Prologue
Le Manifeste des Mosaïques est un marronnage joyeux qui sort des sentiers, explore des domaines imprévus, dé-couvre des mondes interdits.
Il est construit comme un réseau, on peut le lire d’une seule traite ou par chapitre dans l’ordre ou le désordre.
C’est un tapis mendiant, multicolore et bigarré, un essai qui ne prétend pas à l’universalisme ni à la vérité absolue.
C’est une recherche, un temps de gestation.
La bonne question n’est pas tant de savoir ce qu’est le Manifeste mais plutôt, ce qu’il va devenir pour celui qui le lira.
Dans le contexte de La Réunion il ne s’agit pas, non plus, de savoir si le Manifeste est réformiste ou révolutionnaire, il s’agit plutôt d’anticiper sur la violence de la réaction…
Quant à savoir si le Manifeste est de droite ou de gauche, il est évidemment, pour qui l’aura parcouru, aux côtés de l’Esthétique et du Mouvement.
Dans un Monde devenu global quelle est la place de La Réunion, que faire devant la crise de la Démocratie qui est une crise de la représentation, sur quoi pouvons nous bâtir un projet global pou nout’ tout’ ?
Quelles sont les valeurs qui vont construire notre Réunion ? Le Respect, la Tolérance…Peut être bien l’Amour. En tous cas l’Utopie le Rêve et l’Action.
I) De la soumission
Aux origines de la Réunion
1 Une société disciplinaire
Le 1er décembre 1674, à l’origine du peuplement de Bourbon, une ordonnance est prise par le gouverneur, Jacob de la Haye, alors vice-roi des Indes. Elle indique que tous les habitants de l’île doivent prêter un « serment de fidélité », sous « peine de vie » pour ceux qui s’y refuseront ou s’y déroberont. Chacun fera des efforts […] pour prendre et châtier les déserteurs de la montagne…il sera donné récompense à ceux qui pourront les prendre vifs ou morts. »
Ainsi l’histoire des Réunionnais est inscrite, dès le commencement, dans un ordre juridique de soumission. Dès son acte de naissance, c’est une société disciplinaire.
L’histoire des Réunionnais, c’est l’histoire de leur subordination. Et donc de leurs résistances, de leurs indocilités, de leurs désobéissances, de leurs combats permanents pour faire reconnaître leur singularité dans l’ensemble français… et cependant lui appartenir.
L’histoire de La Réunion, c’est l’histoire d’une île et de sa lutte pour être reconnue comme un espace à la fois identique et différent. Une île qui réclame la prise en compte de ses spécificités, comme autant de richesses locales, constitutives de la diversité nationale.
Ce combat n’est l’apanage d’aucune orientation politique particulière, d’aucun parti, d’aucun courant. Les revendications isolationnistes ou intégrationnistes existent dès les origines, dès le premier peuplement de l’île. Bien avant que les notions de droite et de gauche n’apparaissent.
* * * * *
Cette naissance sous le sceau de la soumission marque-t-elle toute l’histoire de la société réunionnaise ?
Dès le départ, la société réunionnaise est structurée autour de la soumission. Elle naît d’une organisation très fortement disciplinaire, militaire, dominatrice. Cela aurait pu changer par la suite, mais ce n’a malheureusement pas été le cas. Cet acte de naissance marque l’île à la manière d’un « péché originel ». Notre société s’est donc construite à partir de ce modèle.
En quoi cela nous concerne-t-il nous, Réunionnaises et Réunionnais du XXIe siècle ?
Il y a une suite logique dans l’histoire de La Réunion. D’une certaine façon, l’esclavage, qui est le plus fort marqueur de notre histoire s’inscrit dans une société qui fonctionne déjà sur des rapports de domination. L’esclavage est venu se greffer sur une société structurée pour l’accueillir. Lorsque l’on fait naître un système, lorsqu’on l’organise dans l’ordre de la soumission, il faut s’attendre à ce qu’il se perpétue sur cette base.
2 Être ou se soumettre
Tout au long de l’histoire de La Réunion, isolation ou intégration seront « hébergées », tour à tour, par l’ensemble des partis qui composent l’échiquier politique, aussi bien localement qu’au niveau national. Ainsi, au fil du temps, les liens qui unissent l’île à sa métropole vont tantôt se resserrer, tantôt se distendre, quelque fois du fait de l’île et de ses habitants, quelque fois du fait de la métropole et de ses gouvernements. Être et appartenir, singularité ou universalité : les crises sont apparues quand pour l’une des deux parties l’équilibre était rompu.
Les plus graves tensions sont nées aussi bien de l’arbitraire de la métropole que de l’aveuglement des pouvoirs locaux. Arbitraire de la métropole sur la question du commerce de l’exclusif, qui oblige les Réunionnais à ne commercer qu’avec la Compagnie des Indes Orientales; arbitraire encore avec la marginalisation de l’île, au profit de Maurice, à l’époque de La Bourdonnais… Mais aussi aveuglement des pouvoirs locaux sur la question de l’esclavage et de son abolition, de l’engagisme et de ses violations ; puis sur la conquête de l’égalité sociale… En faisant le choix d’appartenir, La Réunion fut souvent condamnée à se soumettre et la soumission devint souvent la normalité. Aujourd'hui, le traitement des enjeux contemporains démographie, répartition des terres, monopoles économiques, exception culturelle, etc.) est révélateur de cet héritage. Issus de l’ancien ordre colonial, les pouvoirs métropolitains et réunionnais abordent trop souvent les problèmes de l’île sur le même mode qu’autrefois.
* * * * *
L’ancien ordre colonial se perpétuerait donc encore au XXIe siècle ?
L’hôtel de la Préfecture de Saint-Denis est installée dans l’ancien palais du gouverneur … ! Le système actuel est imprégné de l’ordre ancien, il a composé avec les modèles européens modernes, mais il garde des traces de notre passé, de l’ancienne colonie et de ses rapports, parfois difficiles, avec la métropole. Le passé imprègne certains comportements aujourd’hui encore. Les réminiscences de notre histoire reste présentent et, en l’occurrence, pesantes.
3 La question démographique
Alors que la France assure avec peine le renouvellement de ses générations, le déclin démographique européen a atteint, en l'an 2000, un tournant décisif.
Le phénomène est sans précédent. Il ne s'est jamais produit jusqu'à présent de baisse démographique à grande échelle dans l'histoire de l'humanité. L’Europe s’engage peu à peu dans un phénomène inexorable de diminution et de vieillissement de sa population.
Pour ce continent, la seule solution connue à ce jour est d’intégrer un pays à forte natalité. C’est la Turquie qui semble retenir l’attention générale. Mais l’incorporation de ce pays à l’ensemble européen semble poser de nombreuses questions, actuellement sans réponse.
La Réunion, elle, est déjà dans l’Europe, c’est l’une des seules régions « natalistes » que connaît ce continent. Cette exception devrait faire l’objet de toutes les attentions. Elle devrait apparaître comme une heureuse opportunité. Elle aurait dû être l’occasion de déployer une série de mesures et d’infrastructures pour aider les familles réunionnaises à élever, éduquer, faire grandir ceux qui seront une part importante de la relève nationale et européenne de demain.
La réalité est tout autre. Il n’existe aucun dispositif particulier pour aider les familles réunionnaises. Le système a même contraint des milliers de femmes, réduites au chômage, à vivre une vie maritale dans la clandestinité pour pouvoir garder le bénéfice des aides aux parents isolés, seuls revenus envisageable pour elles, on a ainsi fabriqué une société de « femmes seules ».
L’enfermement et sa conséquence malthusianiste a abouti à dé-construire la société Réunionnaise qui était basée sur les valeurs familiale traditionnelle et on lui a substitué une société composée de familles monoparentales avec toutes les conséquences que cela entraîne en terme d’éducation, de perte des solidarités qui étaient anciennement produite par la famille étendue. On peut à juste titre s’interroger sur la désinvolture avec laquelle la question du logement a été traitée dans cette île et l’accoutumance suspecte des autorités avec le fléau du chômage. Vraiment tout aura été fait pour dissuader les parents d’avoir des enfants.
Doit-on comprendre que vous voulez « exporter » la jeunesse réunionnaise vers l’Europe pour la repeupler ?
Les enfants réunionnais sont français et européens ; ils ont le droit d’aller où ils veulent. Il n’y a pas plus de droits à les « exporter » qu’à les maintenir emprisonnés. Les mouvements démographiques des régions les moins attractives vers les régions les plus dynamique se sont toujours produits naturellement… dans la mesure où ils étaient possibles. On n’a pas creusé le tunnel sous la Manche dans le but d’aspirer la population française vers la Grande Bretagne. Mais l’existence du tunnel permet à beaucoup de jeunes Français d’aller travailler en Angleterre plus facilement. Le choix de la mobilité est un choix individuel et doit le rester. Si la communication entre La Réunion et la métropole était facile, nos jeunes pourraient choisir d’aller travailler en Europe certains pour quelques semaines, quelques mois, d’autres pour quelques années... Mais cela suppose que les moyens nécessaires à cette libre circulation existent. Or, on a voulu que La Réunion reste une île. Et beaucoup de Réunionnais - donc de Français - n’ont jamais vu la France continentale qu’à la télévision : cela n’a pas de sens et c’est injuste.
Quelle mesures et infrastructures auraient pu être mises en place ?
Dans un premier temps, il aurait fallu admettre tout simplement que la Réunion c’était la France et que la natalité, ici, constituait une chance, un atout pour l’Europe. Il aurait fallu mettre en place des crèches, des allocations spécifiques, etc., afin d’aider les familles à élever leurs enfants. Au contraire, dans les années soixante, des mesures d’une grande violence ont été prises pour les dissuader de construire une famille. Ici, jusqu’à une époque très récente, les allocations familiales n’étaient pas versées directement aux familles, au motif qu’elles n’auraient pas su le gérer… Tout un dispositif a été mis en place pour limiter les naissances, dans le cadre d’une île à économie fermée.
Dans cet objectif de dénatalité, tous les moyens ont été bons. Je ne serais pas étonné que l’aménagement du territoire ait été planifié dans cet esprit. Pourquoi, pendant des années, n’a-t-on pas utilisé les fonds de la Ligne Budgétaire Uniques qui étaient destinés à construire des logements ?
4 La figure de l’indigène
« La figure de l’ « indigène » continue de hanter l’action politique administrative et judiciaire, elle innerve, s’imbrique à d’autres logiques d’oppression, de discrimination et d’exploitation sociale… » Appel des Indigènes de la République. 2005.
Le refus d’une vraie prise en compte de la jeunesse de La Réunion achève de dissuader les couples d’avoir d’autres enfants. L’enfermement dans l’île boucle le dispositif de mesures antinatalistes mises en place depuis les années soixante.
Ainsi, tous les décideurs, tous les technocrates de cette île et de la métropole sont alignés, depuis quarante ans, sur une même pensée unique : il y a trop d’enfants à La Réunion. Et il faut tout faire pour enrayer la démographie de l’île, en attendant la « transition démographique », c’est-à-dire le « vieillissement » de la population de ce département.
Dans l’imaginaire de ceux qui nous gouvernent, le Réunionnais est construit comme « autre ». Un « autre » dont l’altérité à la France et à l’Europe est à ce point radicale que son dynamisme démographique est regardé comme exogène.
Pour caricaturer cette situation on pourrait dire que, même encore aujourd’hui, la procréation, à La Réunion, est considérée comme un acte délinquant.
Désormais, il faut bien observer que la crédibilité de l’Europe et de la France, dans leur pari d’intégrer les dizaines de millions de Turcs, est entachée par leur incapacité, de fait, à reconnaître les enfants réunionnais comme leurs propres enfants.
* * * * *
- Qu’est-ce qui vous fait dire que « la procréation, à La Réunion, est considérée comme un acte délinquant » ? Ce n’est ni puni, ni hors la loi…
Dans la société réunionnaise idéale, celle rêvée par les décideurs des années soixante, les femmes ne faisaient plus du tout d’enfants. Or, nous n’avons pas satisfait à ce schéma. La Réunion s’est mise hors normes. Elle a dû en payer le prix fort. Dans les faits nous payons cher de ne pas nous être conformés à cette règle non écrite : entassement dans l’île, lourd taux de chômage, alcoolisme, etc.
Quand vous doutez des capacités de la France à intégrer les Turcs dans l’Europe, au vu de son attitude envers les Réunionnais, sous entendez-vous que la France est raciste et xénophobe ?
Plutôt que de la xénophobie, c’est encore une résurgence de la culture coloniale : comment justifier la colonisation et l’esclavage autrement qu’en se persuadant que le colonisé ou l’esclave est inférieur, l’a bien mérité ? Qu’il ne peut pas être égal ? Qu’il est différent ? Aujourd’hui, la suite du discours consiste à dire : « Est-ce qu’ils sont vraiment Français, ces gens-là, et peuvent-ils le devenir ? ». C’est une idée qui persiste chez nos décideurs parisiens… Face à cela, notre combat, désormais, consiste trouver les moyens de nous emparer de nos droits, de les arracher aux mains de ceux qui ne voudront jamais nous les donner.
En 1963 est mis en place le système dit de « parité globale des allocations familiales » à travers la création du Fonds d’Action Sociale et Sanitaire d’Outre-mer, le F. A. S. S. O. De 1965 à 1975, le montant de l’aide sociale passait de 49 980 000 à 239 530 000 francs, soit 479,25% d’augmentation.
Vous citez « Les Indigènes de la République » : vous vous reconnaissez dans leur appel ?
Il y a beaucoup d’excès dans leurs propos, mais aussi des entrées intéressantes. Avec l’immigration, la France s’est souvent pris les pieds dans le tapis. Je me reconnais en tout cas dans la phrase choisie en exergue de ce chapitre.
5 La question de la terre
« …appartiendra à la dite Compagnie à perpétuité, en toute propriété, Justice et Seigneurie, toutes les terres, places et îles qu’elle pourra occuper…Art XXVIII Déclaration du Roi 1664.
Colonie de rapport, l’île a été livrée, dès les origines, aux monopoles et au commerce international. À la civilisation disparue du Maïs et du Café, emportée par la fureur des vents et des avalasses dans les cyclones de 1806, succède la civilisation du Roi Roux et du Riz : celle de la « plantocratie » du sucre. La cohorte des engagés relaie alors le cortège des esclaves.
Depuis les origines, depuis le découpage de La Réunion en lanières « du battant des lames au sommet des montagnes », le partage des terres s’est toujours fait en fonction des intérêts croisés des élites dirigeantes.
Ainsi à deux reprises en 1732 et 1761 quand le Conseil Supérieur de la colonie propose des réformes pour arrêter le morcellement et le laniérage des terres, la Compagnie des Indes s’y oppose en déclarant que ces propositions sont contraires à la coutume de Paris.
Aujourd’hui comme hier, l’aménagement du territoire n’est pas l’apanage des Réunionnais : il est pour la plus grande partie instrumentalisé par des groupes de pressions influents et redoutables. L’organisation des terres ne se fait pas en fonction des vrais enjeux (emploi, logement, environnement…), mais au profit d’intérêts financiers. Les outils d’aménagement ont été utilisés comme des outils de sous-développement et d’oppression de la Multitude, tandis que quelques privilégiés prospèrent dans l’ombre, en manipulant certaines catégories professionnelles.
* * * * *
Qui sont les privilégiés et les groupes de pression que vous dénoncez ?
Il s’agit de lobbies professionnels, on pourrait citer le plus connu historiquement et le plus puissant : celui des usiniers, des sucriers. Ils sont les plus influents. Souvent ils manipulent certaines catégories de planteurs en leur faisant croire qu’ils partagent des intérêts communs, mais en réalité les planteurs ne profitent que très marginalement d’un système qui est conçu pour rémunérer fortement la transformation et pas la production. Ces lobbies trouvent naturellement des relais, dans l’administration, chez tous ceux qui adhèrent au principe que l’aménagement du territoire est une affaire de spécialistes et que la population est une donnée parasite, contournable. A cela s’ajoute le fait que trop souvent les Services de l’État travaillent de façon cloisonnée, chacun dans son coin, défendant son pré carré, sa chapelle, sans vision d’ensemble, sans aucun sens de l’intérêt général, sans éthique.
Les règlements administratifs, le SAR (Schéma d’Aménagement Régional), les PLU (Plans Locaux d’Urbanisme), ne jouent-ils pas leur rôle régulateur ?
Les règlements existent, mais chacun gère son domaine sans concertation suffisante. Les défaillances, à des niveaux divers, sont telles que le SAR est devenu un empêcheur de développement. Et les PLU en découlent.
Alors comment parvenir à un autre partage ?
Le rapport de force actuel ne permet pas aux élus de mettre en place une organisation du territoire qui soit un véritable outil de développement. Il manque une génération de politiciens décidés à secouer le cocotier et disposants de mandats clairs de la population. Pour qu’elle éclose, il lui faut l’appui des Réunionnais… pour autant qu’ils soient informés et qu’ils puissent s’exprimer…. En attendant, la population s’insurge à sa manière en esquivant les contraintes, en construisant malgré tout, certes au mépris de la loi mais lui a t’on réellement donné d’autres choix ? Un autre partage des terres est possible, il se fera tôt ou tard. En attendant, comme la vie trouve toujours son chemin, ce sont des pans entiers du territoire Réunionnais qui sont sacrifiés, mités, détruits…par l’inconséquence des décideurs.
Depuis des décennies maintenant, on se contente, on fait croire que l’aménagement consiste pour l’essentiel à affecter telle ou telle fonction, habitat, agricole, patrimoniale…aux différentes partie du territoire. On oublie de mettre en place dans le même temps les moyens qui vont permettre à ces espaces de garder effectivement la destination qui leur est affectée.
Ainsi, par exemple, il est absurde de penser que des espaces auxquels on a donné une destination agricole resteront non construits si ces espaces sont constitués, par le fait des héritages, de micro-propriété parfaitement incultivables à cause de leur dimension…et parfaitement constructibles pour leurs propriétaires bien souvent sans toit.
Les aménageurs de la Réunion ne font que s’amuser avec des crayons de couleurs et une carte de l’île et puis…ils s’en vont.
La terre de La Réunion, est ainsi saccagée par le calcul ou l’incompétence d’une élite qui depuis longtemps ne se soucie plus de l’intérêt général.
6 L’île des « monopolitudes »
Les colonies sont, pour les pays riches, un placement des capitaux les plus avantageux. La France […] a intérêt à considérer ce côté de la question coloniale. Jules FERRY. 28 juillet 1885.
Il est un fait établi que le capitalisme, en économie libérale, tend à devenir monopolistique. C’est encore plus vrai dans les milieux insulaires. À La Réunion, le premier devoir des collectivités et de l’État devrait donc être d’empêcher la formation de groupes monopolistiques. Or, ici, depuis la Compagnie des Indes Orientales, on s’en satisfait, on les encourage, on les installe, on les protège. Dès les origines la politique de la Compagnie se construit autour du principe suivant : vendre cher aux habitants les marchandises d’Inde et encore plus cher celle en provenance de France, tout en leur achetant les productions locales à bas prix. Situation de monopole, ou de quasi-monopole, sur des secteurs stratégiques de l’économie de l’île : biens de consommation courante, produits sensibles (carburant, gaz…), production de biens naturels communs (eau) et services ayant trait aux libertés fondamentales (transports, communications…). Les Réunionnais sont ainsi dépossédés de la maîtrise même de leur société. Ces monopoles installés sur l’île sont la plupart du temps, et comme depuis toujours, le fait de grandes firmes transnationales. Ces firmes qui vampirisent La Réunion ont une forte intégration aux systèmes de décision. Par le relais du réseau des hauts fonctionnaires, qui facilitent leur implantation et leur installation, et par les mécanismes financiers appropriés.
* * * * *
Quelles sont les conséquences, pour la population réunionnaise, de cette économie monopolistique ?
Tout d’abord, l’ascension organisée des prix, en l’absence de vraie concurrence. Pour une entreprise, venir de l’extérieur et s’installer à La Réunion est très difficile. Mais les monopoles qui sont devenus de véritables forteresses économiques ne fonctionnent pas uniquement en terme de repoussoirs vis à vis de l’extérieur, ils participent aussi à l’enfermement sur le territoire, à l’isolement professionnel et culturel en appauvrissant le paysage économique. Ces monopoles découragent aussi toute nouvelle initiative économique à l’intérieur de l’île. Les conséquences de cette situation sont endurées par les citoyens, les ménages comme par les collectivités : quand de grands groupes s’entendent pour se partager le gâteau des appels d’offres c’est toute la Réunion qui est pénalisée.
Quel est l’intérêt pour certains hauts fonctionnaires de se rendre complices de ces monopoles ?
Il n’y a pas forcément de corruption à proprement parler. Mais ces gens là font partie du même monde : celui du pouvoir. Pouvoir administratif ou pouvoir de l’argent. Ils nourrissent une admiration réciproque et vivent dans le même monde à l’intérieur d’une même bulle dont les contours sont ceux de la colonie. En outre, pour un haut fonctionnaire, un poste à La Réunion est un objet de convoitise : il offre des avantages financiers nombreux et permet de belles promotions si tout se passe bien. Alors ceux qui réussissent à être nommés ici s’appliquent à ne pas se faire remarquer. Que ce soit au début d’une carrière prometteuse ou au terme de celle ci, un seul mot leitmotiv : pas de vagues.
Sur qui compter, alors, pour rendre le contrôle de leur île aux Réunionnais ?
Sur… les Réunionnais ! Les élus des collectivités locales prendront conscience du jeu dans lequel elles ont été enfermées quand la population traduira ce qu’elle ressent en actes : par des votes, des manifestations, des regroupements associatifs… Cela demande du temps et de l’énergie. Face aux groupes de pression, les élus ont une marge de manœuvre : celle de leur exigence. Mais elle restera réduite sans un clair mandatement de la population dans ce sens.
7 Identité et territoire
C’est en 1646 que s’installent les premiers habitants réguliers de l’île, ils sont douze. Douze mutins que le gouverneur Pronis alors à Madagascar a déporté dans l’île qui est alors utilisée comme lieu de détention.
Les îles sont des prisons et l’Océan une muraille. À l’intérieur de ces murs d’eau, la plantation coloniale, le camp des esclaves, fonctionnent comme des espaces de réclusion. La liberté de circuler est antinomique à l’ordre colonial. Des « blancs marrons », fuyant les égarements du Gouverneur de la Hure, à la réclusion et aux « péages » d’aujourd’hui, en passant par le marronnage des esclaves, qui tentent d’échapper au joug de leur maître, l’inertie sociologique de l’ordre disciplinaire colonial n’est, à ce jour, qu’ébranlée.
La si longue mise en quarantaine de l’île ne peut plus durer. La libre circulation est un devenue, avec la révolution des transports, enjeu politique explicite. Comment vont s’articuler, s’affronter, deux aspirations opposées, la volonté des multitudes de se déplacer et le contrôle des déplacements et des frontières par le pouvoir. La circulation est aussi un marqueur d’identité. Moins les gens circulent, plus ils s’identifient à leur territoire, plus on les identifie à la région où ils vivent. Les obstacles à la libre circulation ont servi aux colonisateurs à repousser une « contamination » possible, mais elle a aussi servi aux « décolonisateurs » à différencier plus radicalement, à forger plus encore les replis identitaires.
En effet permettre à la multitude de circuler, c’est aussi permettre progressivement à chacun de se dé-territorialiser et de dissocier identité et territoire. C’est pourquoi sur le thème de l’identité-territoire on a pu voir les colonisateurs et leurs adversaires fraterniser.
* * * * *
En quoi subissons-nous encore l’ordre disciplinaire colonial ?
Officiellement, il n’existe plus. Mais il reste présent dans les mentalités, dans certains canevas et structures. Qu’est le ministère de l’Outre-mer, sinon un avatar du ministère des Colonies ? La société réunionnaise vit encore à travers le souvenir de ces codes. Elle ne s’est pas débarrassée de toutes leurs traces. Selon les personnes et les organismes, c’est parfois absent , en filigrane , mais parfois aussi totalement et brutalement présent.
Cette « réclusion », ces « péages » d’aujourd’hui, à quoi sont-ils dus ?
Longtemps, l’éloignement de la Réunion a été un fait objectif. Depuis une vingtaine d’année, ce n’est plus le cas : nous ne sommes plus à 10 000 km de Paris, nous en sommes à dix heures. Une nuit. Ce n’est rien ! La France continentale s’est construite sur un fort centralisme alors qu’il fallait des jours entiers de cheval ou de calèche pour joindre Paris à ses provinces. Le principe qui a présidé à la cartographie des départements de France était que la distance du chef lieu au point le plus éloigné du département ne devait pas excéder une journée à cheval…C’est dire combien la réclusion actuelle de la Réunion est voulue. L’éloignement n’est plus un problème physique, c’est un problème de coût : celui du billet d’avion. Résoudre cette difficulté relève uniquement de volonté et de choix politique.
8 L’outremérisation
Aveuglement et complicité locale, dans l’acceptation soumise du stigmate « outre-mer ». Cette appellation, qui fonde l’approche moderne des ex-colonies, ne recouvre aucune réalité, elle est artificielle. Parler des Départements d’Outre Mer, des D.O.M, c’est parler d’une réalité qui n’existe pas. Les D.O.M, c’est une « créature », une chimère, un discours dans lequel l’ancien colonisateur tente, encore une fois, de nous enfermer. Les régions que l’on empile dans cette appellation de D.O.M ne partagent ni la même géographie, ni la même histoire, ni le même présent, ni le même avenir. C’est une catégorie déni, une ultime exclusion, une dernière résurgence du refus de l’ancien colonisateur de partager avec nous une même identité. C’est une perversion de la modernité.
Comment expliquer, dans ce contexte, le fait que les Antilles soient si discrètes sur ce qui peut apparaître comme d’ultimes humiliations, alors même qu’elles se sont montrées si attentives à tout ce qui touche leur dignité, alors même qu’elles ont par la prose et la poésie porté si haut les couleurs de leur humanité ? Plusieurs raisons expliquent ce silence. D’abord leur proximité géographique avec l’ancienne métropole leur a permis d’installer sur le continent d’une diaspora plus importante et plus dynamique que celle issue de la Réunion. D’autre part alors que nos compatriotes se dirigeaient vers le secteur privé, ceux des antilles choisissaient d’investir massivement la fonction publique…et le ministère de l’Outre Mer. Ainsi alors que la Réunion compte plus d’habitants que tous les autre départements dit d’outre mer, il est aisé de constater sue ce sont les élus des îles de l’Atlantique qui orientent, de fait, la politique des gouvernements dans les quatre anciennes colonies. En effet malgré leur déficit démographique les départements d’amérique comptent par rapport à la Réunion, trois fois plus de présidents de conseils généraux, trois fois plus de présidents de régions, trois fois plus de présidents de chambres consulaires…trois fois plus d’institutions susceptibles, rendez-vous après rendez-vous de faire évoluer la politique d’un gouvernement à leur profit. Un réel noyautage des ministères permet au bout du compte une instrumentalisation de la Réunion et de son poids démographique au bénéfice des politiques voulues par les trois autres. Cela a été particulièrement visible à chaque fois qu’il s’est agit du statut de ces départements. A chaque fois c’est la ligne isolationniste des 3 régions d’amérique qui est choisie et à chaque fois les élus de la Réunion ont été contraint de démontrer l’absurdité des proposition, pour arracher en dernière instances des amendements ou des décisions juridiques qui respectent la volonté des Réunionnais.
La règle à laquelle chaque responsable de notre île devrait s’astreindre serait de ne jamais siéger dans des réunions avec les autres départements dits d’outre mers parce qu’ils y sont en minorité de parole et de siège alors qu’ils représentent à eux seuls autant d’habitants que tous les autres départements d’outre mers réunis. Dans ce type d’assemblée, siéger c’est trahir doublement. Il y a une première trahison a accepter de prendre la place d’ex colonisés que l’on nous assigne. Une deuxième trahison est dans l’acceptation de siéger une table où les conditions de la défense de nos intérêts be sont pas réunies.
Le sens moral de certains décideurs est tombé si bas, qu’ils ne savent plus discerner la limite entre le vrai et le faux entre la manipulation et la défense de l’intérêt général. Une grande partie des réunionnais sont devenus, au service des Elites les fossoyeurs de la dignité et de la liberté des habitants de l’île.
La Réunion a été outremérisée. En réalité aujourd’hui, parler des D.O.M ce n’est pas parler seulement d’une catégorie juridique, statutaire ou constitutionnelle mais c’est surtout parler d’une administration parisienne qui a créé son propre objet. L’administration du ministère de l’outre mer fabrique au fur et a mesure l’objet et le sujet qui justifie son existence. Le discours et le projet du ministère s’articule autour de deux caractéristiques fondamentales qui justifient sa mission. D’abord l’homogénéisation : les D.O.M sont tous semblables et ensuite la différenciation : les domiens ont une identité propre radicalement différente de celle d’un français de métropole. Un nouveau ministre ne verra pas la réalité de la Réunion telle qu’elle est mais la Réunion telle qu’elle doit être vue à travers le prisme du discours sur les D.O.M. Avec le temps l’administration centrale fabrique une sorte de français tout a fait à part, dont il faut bien s’occuper, ce qui finit par justifier l’ existence du ministère.
Ainsi après avoir fabriqué de la différence biologique au temps de la colonie, on a fabriqué de la différence institutionnelle tout aussi insurmontable quand ce n’était pas de la différence culturelle. Le support théorique de la séparation ainsi mis en place, le système peut continuer à fonctionner à visage découvert puisque s’éloignant des théories racistes pures, il est devenu présentable. Le loup s’est couvert d’une peau de brebis.
La ségrégation opère en établissant des degrés d’éloignement par rapport à la figure d’un « vrai » français. De ce point de vue nous n’avons pas à nous plaindre puisque les Réunionnais ne manqueront pas de remarquer que beaucoup de fonctionnaires en transit temporaire disent : la Réunion est bien plus intégrée que les départements des antilles… Il est vrai que nous ne savons pas quelle soupe est servie aux antillais par ces mêmes fonctionnaires…
Le concept d’outre mer a été inventé par les élites européennes comme réservoir à fantasmes, pour faire de ces terres largement imaginées, des attractions à sensations où se mêlent plaisir et effroi.
Ni totalement Français, ni totalement autre, cette situation hybride ouvre la porte à toutes les dérives. Le sens moral de certains décideurs est tombé si bas qu’ils ne savent plus discerner la limite entre le vrai et le faux, entre la manipulation et la défense de l’intérêt général. Une partie des Réunionnais est devenue, au service des Élites, les fossoyeurs de la dignité et de la liberté des habitants de l’île.
* * * * *
- La crise que vous évoquez n’est pas la seule crise économique. C’est la question du statut ?
Je veux parler de ce processus de départementalisation qui n’en finit pas depuis soixante ans. Jusqu'à quand faut-il continuer à « départementaliser » ? Tout le monde comprends bien qu’entre le temps de la colonie et le temps du département il fallait une transition, une période spéciale, que l’on ne pouvait le 19 mars 1946, en une nuit devenir un département de plein exercice, qu’il fallait des mises à niveau, des mesures transitoires. Le problème c’est que certains, les élites, ont conçu le projet de nous maintenir, pour toujours, dans cette zone grise entre colonie et département. Cette situation comporte bien des avantages pour ceux qui disposent des moyens d’en profiter. Plus les territoires de la République sont éloignés du statut de droit commun et plus les marges de manœuvre des élites locales ont été amplifiées. Les mesures d’adaptation demandées par conviction par quelques partis politiques locaux ont toujours été soutenues en coulisses par les élites qui y voyaient le moyen de détourner les lois nationales perçues comme trop contraignantes. On s’enrichit plus facilement dans les T.O.M que dans les D.O.M et dans les D.O.M que sur le territoire de la France continentale.
Ainsi des dispositifs qui avaient été conçu comme devant être provisoires ont été à la faveur de la double influence des élites locales et des partis séparatistes, détournés de leurs objectifs premiers et sont devenues des mesures définitives. Les adaptations législatives n’ont plus été envisagées comme des aides temporaires pour nous aider à devenir un département comme les autres mais ont été utilisées, détournées de leurs fins pour construire des identités toujours plus différentes. 60 ans de départementalisation, ça suffit ! Il faut passer à autre chose.
60 ans après une des questions essentielles qui est posée est de savoir si le processus de départementalisation doit et peut avoir un terme.
Comment aujourd’hui, debout et les yeux ouverts, à la fois réunionnais, français et européen pouvons nous faire émerger un projet qui mobilise nos énergies et nos espoirs pour construire la Réunion de demain ?
- Ce blocage statutaire engendrerait, selon vous, une forme de corruption ?
Disons qu’il favorise la perte du sens des valeurs. À La Réunion, nous sommes dans un système de lois particulières et de droit adaptable, qui dérive vers une morale à géométrie variable, un monde de passe-droits, de copinage. Dans ce microcosme, le privilège des « chers amis » prend le pas sur l’intérêt général et le bien commun. Vu de métropole, l’outre-mer génère déjà des fantasmes de vie facile et sans contraintes, de laisser-aller, si on y ajoute un système malsain, cela attire et encourage les mauvais comportements. Bon nombre de citoyens, de bonne foi, se laissent instrumentaliser au service des ambitions affairistes de ces Élites au lieu de ruer dans les brancards et de défendre l’intérêt général.
- Vous semblez vous poser en « Monsieur Propre » : que proposez-vous ?
C’est le système que je mets en cause, pas des personnes. L’ outremérisation, en légitimant un régime spécial, ouvre la porte aux comportements spéciaux. Il nous faut sortir de cette marginalisation statutaire : certains départements d’outre mer la veulent, mais pas les Réunionnais. Elle comporte, pour nous aujourd'hui, plus d’inconvénients que d’avantages. La Réunion doit être reconnue département français de plein droit.
* * * * * * * * * *
Pourquoi accepter plus longtemps cette lecture parisienne de la Réunion qui ne serait qu’un Outre Mer dans une France où cette appartenance géographique assigne à une identité folklorique ? Pourquoi accepter le parisianisme bien pensant qui veut toujours nous identifier comme domien et jamais comme Réunionnais et jamais comme citoyen ?
Comment ne pas voir que trop souvent les élites à Paris et dans les anciennes colonies françaises n’ont eu de cesse de jouer de l’éloignement pour justifier des demandes et des statuts irresponsables ? Comment ne pas voir que beaucoup par intérêt ou par bêtise nous voient, nous regardent, nous pensent, comme domiens et que beaucoup d’entre nous par intérêt ou bêtise jouent à être des domiens. Ce n’est pas le fait de résider outre mer qui nous dicte notre identité. Il n’y a pas de déterminisme géographique là où résident des gens libres et nous n’avons pas à devenir libres, nous sommes naturellement libres. Il faut désormais poser en objectif la construction d’une identité citoyenne qui ne stigmatiserait pas l’ appartenance à la Réunion.
La Réunion est consubstantielle à la Nation, elle n’est pas rajoutée , elle n’est pas à côté, elle est la chair de la République.
9 Les choix de la Plantocratie du Sucre
Dans le contexte d’un accroissement démographique fort sur un espace limité, un choix de développement a été effectué dans les années soixante. Il fallait déterminer comment, avec ces contraintes, développer l’île en permettant l’accès au travail pour le plus grand nombre. Une première solution aurait été d’ouvrir totalement cet espace trop petit sur l’immensité et le vide du territoire national. De mettre fin à la réclusion et de permettre aux Multitudes d’aller et venir sur l’ensemble du pays. C’était le choix d’un développement consubstantiel. À terme, sur le principe des « vases communicants », il y aurait eu une répartition équilibrée du nombre de chômeurs de part et d’autre des océans. La mécanique du déplacement naturel des populations, des zones faiblement développées vers les espaces plus développés jusqu’au point d’équilibre, étant connue, éprouvée. Elle ne se serait pas nécessairement posée en terme de déchirement, si la liberté de circuler avait été effectivement établie. Mais dans la deuxième moitié du XXe siècle, c’est la Plantocratie du Sucre qui domine la scène économique, sociale et politique de l’île. Elle instrumentalise les Élites administratives et politiques, locales et nationales, et ce sont ses choix qui vont s’imposer. Cette Plantocratie va dicter un type de développement conforme à ses intérêts, construit sur le principe de l’in-surmontabilité de l’éloignement. Il s’agira, pour la métropole, de maintenir l’enfermement et d’aider l’entreprise à qui sera confiée la mission de créer l ‘emploi.
Cette "plantocratie", dès la fin du 20 ème siècle, après avoir pendant la période précédente, pesé de tout son poids, contre la départementalisation effective de la Réunion, va s’adapter avec une grande souplesse à la nouvelle donne que constitue la concrétisation de l’égalité sociale.
Elle va se transformer, investir dans l'agroalimentaire, dans l'import substitution et surtout dans la grande distribution en surfant sur l’arrivée du Revenu Minimum d’Insertion. Encore une fois le système pèsera de toute sa force pour que se maintienne l’enfermement qui lui assure une clientèle captive et disposant désormais d’un vrai pouvoir d’achat.
Mais déjà la partie la plus réactive du monde issu du sucre a commencé largement le virage suivant en s’orientant vers la maîtrise foncière et le bâtiment, portée par cette nouvelle vague d’argent public que constitue indirectement les mesures de défiscalisations. Dispositifs qu’ils ont d’ailleurs contribué à concevoir dans les allées des pouvoirs parisiens.
* * * * *
- Qu’entendez-vous par « développement consubstantiel » ?
Je veux dire par là que, puisque notre île est française, La Réunion et la métropole sont de même nature, sous des formes différentes. Elles sont faites de la même substance, de la même « chair ». Elles ne peuvent avoir de développements divergents.
- Vous critiquez le choix qui a été fait de tenter le développement « interne » de La Réunion. Vous auriez souhaité que les Réunionnais puissent partir. Mais sous d’autres latitudes, dans les campagnes métropolitaines, on revendique plutôt de pouvoir « vivre et travailler au pays ». Les Réunionnais ne veulent-ils pas la même chose ?
Depuis quarante ans, on a essayé de développer ce département sur un mode autocentré en pensant aboutir au plein emploi. Cela n’a pas fonctionné, c’était une fausse piste. Dès les années 60, il fallait changer de stratégie et favoriser aussi l’ouverture : nous avons vingt ans de retard ! Permettre à ceux qui le souhaitent de circuler, ce n’est pas compromettre le développement local, c’est lui permettre de mieux réussir : les deux sont compatibles. Si les Réunionnais partent s’enrichir d’expériences et reviennent plus aguerris, plus complets, plus mûrs et moins manipulables, toute La Réunion va y gagner.
10 Un triple contrôle
Le schéma de développement de la Plantocratie du Sucre n’est en réalité qu’un glissement, une vague modernisation du système colonial traditionnel. Comme toujours, la soumission de la population est la condition de la prospérité de l’entreprise. Elle sera assurée par l’État sous la forme d’un triple contrôle : celui de la démographie, celui de la communication et celui de l’ordre public. La maîtrise de la démographie et de son accroissement important, à l’époque, va être encadrée par deux mesures : la limitation des naissances et le déplacement définitif de population vers la métropole. Autant les mesures de maîtrise des naissances présentent des aspects positifs - ne serait ce que du point de vue des femmes - autant les déplacements (enfants de la Creuse, Bumidom*…) illustrent la violence de la mise en place de ce qui fut une véritable « politique de délocalisation ».
La communication des informations, elle, a été placée mise sous contrôle par la maîtrise directe ou indirecte de tous les médias ; la période de l’ORTF en a été le paroxysme. Mais dans la période récente, cette mainmise a été fragilisée par l’émergence inexorable de nouveaux moyens de communication. Chacun peut se remémorer la virulence des tentatives d’interdiction de Free Dom, la systématisation de son dénigrement. Puis les réticences des Élites devant l’incontournable irruption des chaînes de télévision par satellites.
Pour terminer le dispositif général de contrôle il s’agissait enfin de s’assurer du maintien de l’ordre public, mais l’ordre étant le domaine d’excellence de l’Etat il ne faillira pas, ici, à sa tâche.
*Société d'État, le BUMIDOM (Bureau pour le développement des Migrations intéressant les Départements d'Outre-Mer) 1962 à 1981.
* * * * *
- Ne dénoncez-vous pas deux phénomènes contradictoires : la volonté d’« enfermer » les Réunionnais d’une part, et la « politique de délocalisation » de cette population d’autre part ?
Ces deux phénomènes participent de la même logique, car ces déplacements de population ne se sont pas faits librement. À cette époque, ne quitte pas la Réunion qui veut. Dans le cas du Bumidom, la sélection s’opérait sur des critères d’éducation et de formation : c’est un véritable écrêtage de dizaine milliers de personnes qui s’est effectué. En outre, l’émigration vers la métropole était conçue par ceux qui l’organisait et ceux qui la subissait comme étant définitive : l’État ne finançait qu’un biller aller ! Cela a été très cruel et vécu par les familles comme un traumatisme qui reste profondément ancré dans la mémoire collective. Ce souvenir reste aujourd’hui un obstacle psychologique à la mobilité : dans l’esprit de bien des gens, tout départ de l’île est perçu comme brutal et sans retour.
- La mainmise de l’État sur l’information, telle que vous la décrivez, n’est pas spécifique à la Réunion. La métropole l’a connue à la grande époque de l’ORTF.
Certes. Mais ici, cela a duré beaucoup plus longtemps. Si l’information, en métropole, était verrouillée, à La Réunion, elle était cadenassée à double tour. Jusqu’à une époque récente, nous n’avions qu’une seule chaîne - publique - de télévision et de radio, deux quotidiens….En métropole les radios périphériques, la presse écrite qui était puissante et pluraliste permettait de fait une diversité de l’information.
11 Une histoire d’oppression
Les Réunionnais/es sont les victimes innocentes d’un système qui les a enfermé dans l’île pour que prospèrent les Élites. L’ordre public, toujours et partout, est intimement lié au contrôle des déplacements, que ce soit pour lutter contre le terrorisme ou pour contrôler une manifestation.
L’esclavagisme est un paroxysme de contrôle. C’est la loi qui interdit aux esclaves toute circulation en dehors de la plantation. Ainsi, même le propriétaire peut être puni s’il laisse ses esclaves circuler en dehors du périmètre de sa propriété. Aujourd’hui, c’est l’île qui définit le périmètre de la « plantation ». L’Océan infini en marque les limites. Les interdits sont devenus des impossibles.
Toute oppression a toujours besoin de se justifier. Comment les Élites, qui ont joué de l’éloignement pour obtenir les aides de l’État, ont-elle justifié la réclusion des Réunionnais ? Il y a d’abord eu la dévalorisation des Réunionnais/es, déclinée à l’infini. Incapacité radicale du Réunionnais à s’adapter en dehors de l’île-plantation. Inaptitude sociologique, culturelle, psychologique, morale, matérielle…
La liberté de circuler ne serait accessible qu’à partir d’un certain « niveau »… toujours à acquérir par la Multitude ! Mais que les Élites possèderaient naturellement. Les Élites sont d’autant plus persuadées de l’impossible familiarité des Multitudes avec la liberté de circuler qu’elles l’empêchent de fait.
* * * * *
- D’après vous, l’enfermement dont souffrent aujourd'hui encore les Réunionnais résulte donc d’un choix, structuré par des raisons historiques ?
Circuler librement est un droit et c’est aussi un pouvoir politique. Depuis toujours circuler, se déplacer est un enjeu pour les individus qui veulent se déplacer et le pouvoir qui veut contrôler les déplacements. La société réunionnaise est née et a grandi dans l’interdiction de circuler. Une interdiction physique, puis réglementaire. Le contrôle de la circulation a toujours été ici un élément très fort. Si, aujourd’hui encore, on rencontre encore des réticences chez les Réunionnais quand on leur dit qu’ils peuvent circuler, elles viennent de là ! Il y a toujours un décalage entre le moment où l’on mets en place une nouvelle liberté et le moment où les gens s’en emparent réellement.
12 Une économie protectionniste
Le développement dans l’enfermement a été conçu par les Élites issues du monde de la Plantation coloniale, pour leurs intérêts et au détriment des Multitudes. Cependant, l’intervention de fonds publics dans la structure de production à La Réunion a été de plus en plus massive. Par le jeu d’aides directes ou indirectes, la collectivité en est devenue le principal partenaire.
Ce système a échoué dans son volet emploi : la vocation de l’entreprise n’est en effet pas de créer des emplois, mais de rémunérer ses actionnaires. Le capitalisme obéit à ses propres lois. Et la morale, le bien public, n’en font pas partie. Les plans de développement de La Réunion, conçus par et pour les Élites, n’ont donc abouti qu’à faire prospérer l’entreprise. Les chômeurs et les Rmistes constituent l’immense marée des laissée-pour-compte de ce type de développement. La protection de l’entreprise, du marché intérieur, est assurée, encore à ce jour, par l’octroi de mer. Impôt direct, et donc fondamentalement le plus injuste, c’est une véritable taxe sur les plus déshérités.
Le monde de l’entreprise constitue aujourd’hui la catégorie des clients volontaires de l’État. Volontaires, car ayant participé à l’élaboration du système. Et ce n’est pas l’isolement qui a provoqué la création d’un système d’aides : c’est bien le choix du protectionnisme qui a fini par engendrer l’isolement. Ce n’est pas non plus l’éloignement qui a empêché les Multitudes d’accéder au marché du travail : c’est bien l’enfermement, qu’ont choisi les Élites pour se bâtir un refuge.
* * * * *
- Pourquoi l’État, dont la mission est d’assurer le bien public, entre-t-il dans ce jeu ?
C’est la vraie question : quels sont les lobbies, à l’intérieur de l’appareil d’État, qui ont intérêt à ce que cela dure ? Dans les années soixante, le vrai pouvoir à La Réunion était celui issu des milieux d’affaires. Ce sont ces milieux qui donnaient la légitimité au pouvoir politique qui le leur rendait bien, ainsi le système a pu perdurer parce que les uns comme les autres ont eu a y gagner…
- Vous fustigez l’octroi de mer. Mais la Réunion bénéficie d’un autre côté d’une moindre TVA et d’un impôt sur le revenu allégé. Avons-nous intérêt à changer cela ?
Si nous voulons être un département comme les autres, il faut supprimer l’octroi de mer et adopter le même régime fiscal qu’en métropole. La Multitude des Réunionnais va y gagner. Les prix à la consommation seront plus transparents : chaque fois qu’il y a régime spécial, il y a un flou, une possibilité qui s’ouvre pour la triche et l’oppression. La suppression des abattements fiscaux et autres avantages ultramarins est un sujet sensible, car on l’aborde toujours de manière isolée.
Mais c’est tout le système d’exception qu’il faut revoir, dans son ensemble. Avec un calendrier, des échéances et des modalités claires, et en prenant le temps nécessaire et dans le respect de la vie des gens. De toutes façon, il faudra y venir : c’est inéluctable.
13 Survie contre soumission
À La Réunion, l’État et les Élites ont structuré les Multitudes autour de l’assistance et ont instauré un clientélisme d’État. La survie contre la soumission. À la figure traditionnelle du planteur, du patron, s’est désormais substitué l’État. Aux lieux traditionnels de la domination, de l’exploitation et des luttes (la plantation, l’usine…), se sont substitués les non-lieux de l’administration, des formulaires… Pour les chômeurs, les Rmistes, où se faire entendre, par qui et comment ? Les Élites ont fait le choix d’installer définitivement une grande part des Multitudes de La Réunion dans une pauvreté intégrée.
Cette pauvreté intégrée s’est d’abord construite sur la base des solidarités familiales anciennes, sur des formes de sociabilité toujours très vivantes : en particulier les pratiques religieuses collectives, qui rendent encore la vie possible. Elle est fondée ensuite sur l’insertion dans les réseaux de l’économie informelle et dans le système clientéliste de l’action sociale : ils évitent un sentiment trop fort de dévalorisation. Enfin, comme les chômeurs et les Rmistes forment, dans tous les quartiers, un groupe social étendu, voire majoritaire, ils ne sont pas l’objet de stigmatisation ni d’exclusion sociale. On les a installés, clients malgré eux, dans un rapport social à la pauvreté, à la fois durable et reproductible de génération en génération. Ainsi, peu à peu, de marginalisation en hors-jeu, la pauvreté, durable fait perdre jusqu’au souvenir d’autres mondes possibles.
* * * * *
- Pourquoi les multitudes ont été installées dans ce cadre d’une pauvreté « intégrée€»€?
C’est un système qui est conçu pour pouvoir durer. Les gens sont mis en situation précaire mais on leur permet aussi de survivre dans cet état. Beaucoup de gens vivent dans le cadre d’une marginalisation « moyenne » le système leur assure juste ce qu’i faut pour qu’ils ne soient pas poussés à la révolte. Cette « demi-vie » à la fois officielle et parallèle est construite autour de l’aide sociale du travail au noir et du système D. les gens conservent ainsi un pouvoir d’achat minimum qui leur permet de vivre et surtout de faire vivre le système en place.
- Mais tout de même, cette soumission ne peut être éternelle : les élites ne craignent-elles pas de pousser la situation trop loin, au point, un jour, de faire exploser leur système ?
Elles ont un raisonnement de prédateurs : tant qu’on peut en profiter on continue, quand ça ne fonctionnera plus on avisera. Ce raisonnement est en particulier celui des transnationales qui ne craignent pas d’épuiser un pays ou une partie du monde car c’est la planète entière qui leur est offerte. Les hauts fonctionnaires, eux, sont là pour trois ans et préfèrent ne pas prendre en compte des questions qui excèdent le cadre de leur temps d’intervention. D’autres catégories, un certain nombres de politiques et une frange de la population, ne s’en rendent pas compte, mais sont instrumentalisées par ces prédateurs.
- Les pratiques religieuses que vous évoquez ne portent-elles pas en germe la division ? En outre, n’apparaissent-elles pas comme un outil de maintien des populations dans l’acceptation de leur pauvreté et de leur soumission ?
Ici, la pratique religieuse est consensuelle : le regard des Réunionnais sur leur religion n’est pas exclusif et chacun côtoie d’autres pratiques que les siennes. L’environnement religieux, pluriel, est un facteur de cohésion de partage et d’espérance. C’est un des ferments de la vie ensemble.
14 Déstabiliser pour soumettre « La carotte et le bâton »
Les résistances, les révoltes, ont été éteintes, car il a été ajouté au système survie contre soumission un arsenal préventif efficace : outils administratifs, policiers, juridiques... Mais l’originalité et la vraie force du système résident dans une stérilisation continue des classes moyennes par le dispositif des primes. Appliqué aux fonctionnaires, en complément de revenu, il provoque d’abord la culpabilisation d’une grande partie de ses bénéficiaires. Le dispositif, ensuite, les discrédite de leur fonction traditionnelle d’avant-garde de la contestation. Enfin, l’octroi de primes par l’État s’est décidé sur disposition dérogatoire, en dehors de tout accord négocié, par le simple « fait du Prince ». Il génère ainsi la tétanisation politique des classes moyennes : en effet, l’existence de ces primes a pour corollaire leur potentielle suppression, tout aussi arbitraire.
L’État a constamment joué de cette menace pour prévenir toute contestation qui porterait directement au cœur du système. Par ailleurs, ceux qui ne bénéficient pas directement du système de primes peinent à le contester, car il touche presque toutes les familles. Les Élites le présentant aux Multitudes comme une preuve de réussite, chacun espère voir ses enfants y accéder. Les classes moyennes sont ainsi rendues incapables d’assument leur rôle de moteur de la société. Et elles vivent dans le stress et l’insécurité d’une possible déchéance du système. Les fonctionnaires constituent ainsi la catégorie des clients de l’État par effet de système.
* * * * *
- Malgré ce clientélisme, on a vu le secteur public, notamment les enseignants, manifester et se mettre en grève ces dernières années.
C’est bien la première fois ! La défense des TOS a été l’effet déclencheur. Mais au-delà de cela, il faut voir que les fonctionnaires, les enseignants se sont sentis eux même menacés. Ils ont exprimé une véritable inquiétude sur la manière dont le système allait prendre fin. Car il est évident que ce système arrive en bout de course. Tout le monde le pressent. Les justifications qui ont présidé à sa mise en place n’ont plus court.
- En ce cas, comment passer à autre chose ?
Cela ne peut se faire sans vision globale. Les fonctionnaires ont vécu sur la base d’un système dérogatoire et ont organisé leur niveau de vie autour et avec un certain nombre de primes ce qui est logique et c’est ce qui était voulu. Il est impensable de les pénaliser, par une mesure isolée qui, en outre, n’aiderait pas les autres et ne changerait en rien le fond du système. Ce serait de la mauvaise gouvernance, de la gestion à la petite semaine. C’est tout un ensemble qu’il faut réexaminer, dans des délais définis en commun.
- Mais, après tout, si tant de gens se satisfont du système et en profitent peu ou prou, pourquoi le modifier ?
Les gens ne se satisfont pas du système, ils font avec. Que chacun vive ou vivote dans son coin, cela ne fait pas de doute : La Réunion n’est pas en train de mourir de faim. Mais ce système est profondément injuste, pour les plus humbles. On ne peut pas se satisfaire de l’analphabétisme et du chômage...
15 Le clientélisme d’État
Le clientélisme d’État a installé toute la société dans le stress de la précarité. Aux contraintes géographiques de l’éloignement et de l’étroitesse du territoire (« un grain de sable dans l’Océan »), s’ajoutent le surpeuplement et la réclusion. Un tel système n’est viable que s’il est lourdement mis sous perfusion. Comme sous l’Empire Romain, c’est le clientélisme qui permet à l’organisation de fonctionner. L’État est dans le rôle du « patron » antique, soit directement, soit indirectement par l’intermédiaire des collectivités ou des administrations.
Le clientélisme d’État, comme celui des Césars, s’adresse aux démunis. Mais il en diffère dans deux domaines. D’abord, il s’adresse aussi aux classes moyennes et surtout aux Élites. Ensuite, il est radicalement dissemblable dans ses intentions. Le clientélisme d’État installe, fabrique la précarité. Tout avantage est supprimable, de la défiscalisation aux abattements en passant par les aides sociales. Le système du clientélisme d’État a pour but avéré de faire vivre toute l’organisation dans l’incertitude et la crainte de trop déplaire et de s’assurer ainsi de sa docilité.
Mais le temps passe. La toute puissance de la Plantocratie du Sucre, qui avait pu imposer un modèle de développement conforme à son savoir-faire, n’est plus aussi hégémonique. Des changements majeurs se dessinent parce que de plus en plus de Réunionnais ne sont plus tenus par la terre.
* * * * *
- Tous les Réunionnais ne vivent cependant pas dans la précarité ?
Certes, nous ne sommes pas dans une région où règne l’extrême pauvreté. Mais ce stress de la précarité que j’évoque, la menace de voir les « avantages » supprimés à tout moment, est vécu par tous comme une angoisse permanente, c’est une vie en suspension. Cet état d’esprit ne permet pas de se projeter dans l’avenir.
- Les changements que vous annoncez ne se présentent-ils pas, eux aussi, comme une menace ?
Tout changement majeur, en l’occurrence la refonte du système assortie , ne va pas sans efforts d’adaptation. Si on anticipe ces changements, ils s’accompliront dans le consensus, en douceur, dans la sérénité. Mais si on refuse de s’y préparer, de construire le changement le contexte ne sera pas le même et les transformations se feront alors dans la crise et donc avec une grande brutalité . Ce qui n’est souhaitable pour personne
16 L’exception culturelle, sociétale
Humaniste, tolérante, ouverte aux autres et à leurs différences : la Multitude réunionnaise se heurte totalement au projet des élites dirigeantes. Ce projet se structure autour de la pensée unique, de l’homogénéisation, de la standardisation et de la profanation du monde. Il est au service du seul profit.
Les sociétés transnationales monopolistiques participent directement à la déperdition des traditions et de la culture dans notre île. Il en est ainsi de la langue créole, broyée maintenant après avoir été avilie, et dont la question de la survie est d’ores et déjà posée. À la violence physique autrefois infligée aux enfants qui parlaient créole à l’école, succède aujourd’hui l’agression par des modèles qui ne nous ressemblent pas (notamment dans la publicité). Car évidemment, cette mondialisation ne se réduit pas à une simple globalisation des échanges économiques et financiers. C’est aussi une incroyable machine à propager des valeurs au service des élites mondiales. Les machines culturelles, informationnelles, toujours plus élaborées, organisent le conditionnement et l’aliénation des populations à travers le matraquage publicitaire.
À La Réunion, en même temps que survient la désorganisation des schémas traditionnels, les repères, qui avaient forgé les générations précédentes disparaissent. Alors, à défaut de perpétuer le « savoir-vivre ensemble » réunionnais, ici comme partout ailleurs dans le monde ce sont les références et les standards anglo-saxons qui vont s’imposer parce qu’ils sont puissamment véhiculés par la mondialisation actuelle. Ces valeurs ne sont pas - toutes - les nôtres. La Réunion ne peut pas se reconnaître dans le projet d’un monde « clapier ».
* * * * *
Ce que vous dénoncez n’est pas spécifique à La Réunion.
Certes. Mais le modèle de ségrégation et de ghettoïsation que l’on cherche à nous imposer est totalement opposé à notre culture locale. Ailleurs dans beaucoup de pays il ne fait qu’aggraver des tendances déjà existantes. Ici, les risques sont particulièrement explosifs parce que la vision d’un monde ou règne le développement séparé heurte frontalement ce à quoi les Réunionnais croient le plus. Cela heurte ce qu’ils perçoivent comme étant le fruit, l’essence même de leur culture. Du point de vue de certaines valeurs de la mondialisation actuelle, la Réunion, parce qu’elle est une terre métisse, s’oppose au modèle global, c’ est un anti-modèle.
Vous semblez suggérer un « complot » des élites économiques, administratives et politiques contre notre mode de vie.
Cela n’a rien d’un complot, le complot se trame dans l’ombre et le secret. Ceux qui dirigent effectivement le monde aujourd’hui, ne se cachent pas, bien au contraire, ils s’affichent et tous nous pouvons les voir, ils se rencontrent périodiquement, se montrent au G8, à Davos…
Leurs intentions, leurs valeurs ne sont pas cachées, bien au contraire elles sont l’objet de la plus grande publicité : il s’agit pour eux d’organiser le monde dans un objectif de prédation et de profit.
Mais l’argument selon lequel aucune politique nationale indépendante n’est possible dans un monde globalisé n’est-il pas pertinent ?
Face aux problèmes actuels, nos dirigeants, ceux qui nous gouvernent, disent souvent : « On ne peut rien faire ». Le citoyen en arrive à penser que le pouvoir politique, le pouvoir de changer les choses a disparu. Mais le pouvoir n’a pas disparu : il a changé de forme, il s’est déplacé. Nous éprouvons une grande difficulté à « voir » ces nouvelles formes de pouvoir, parce que nous n’avons pas encore appris à les lire, à les reconnaître, à le situer. Le pouvoir ne s‘incarne plus en un personnage, le roi, l’empereur, le président…il ne se matérialise plus en un lieu, Versailles, l’Elysée, la maison Blanche…Le pouvoir aujourd’hui, par le fait conjugué de la mondialisation et du capitalisme s’est dissous. Nous en parlerons plus avant. Il reste que les formes du pouvoir ayant changé, les formes de luttes ne peuvent plus être les mêmes. Ce nouveau pouvoir, qui n’est plus seulement le pouvoirs des élus, des Etats, pèse aussi de toute sa force à la Réunion. Et ce pouvoir-là ne tombera pas au moment d’un « grand soir ».
Face à un rouleau compresseur aussi puissant, comment La Réunion espère-t-elle résister ?
Comment résister à l’injustice et au mal? Cette question est posée à chacun et à toutes les générations depuis la nuit des temps. Au siècle dernier elle s’est posée face à la montée du nazisme, face aux dérives du monde communiste…Les réponses et les responsabilités sont à la fois individuelles et collectives. La Réunion doit d’abord prendre encore plus conscience de son exception et de sa valeur de contre-modèle. Les valeurs qui nous animent sont non seulement essentielles à notre survie mais elles aussi ont un sens universel. Nous avons le devoir de faire connaître au plus grand nombre qu’il existe une alternative face à la proposition du développement séparé. Vivre ensemble c’est possible, et travailler à cet espoir là, est plus noble que travailler à construire un monde « clapier ». La Réunion est une preuve d’un autre mode de vie possible, ensembles.
Ce chemin, qui est celui de la Réunion, est plus exigeant que celui que l’on veut nous imposer, mais c’est un chemin humaniste et généreux et a terme il est porteur d’un message de paix. La juxtaposition, telle qu’elle est projetée par la mondialisation actuelle porte en germe l’ignorance, la peur et donc le conflit perpétuel. Le communautarisme à l’anglaise et sa culture de la différence consentie dans l’ignorance des autres a montré ses limites dans le temps.
Mais il faut observer que ce qui se passe à La Réunion ne relève pas de l’inné, c’est un acquis. Comme tous les acquis il induit un apprentissage, impose une éducation. Les générations précédentes ont réussi à nous transmettre les valeurs qui nous permettent de vivre dans une certaine harmonie. À nous maintenant d’être inventifs pour trouver les moyens à mettre en œuvre pour que nos enfants intériorisent à leur tour ces valeurs. Nous devons le faire dans un contexte qui est très défavorable, mais rien ne fût facile pour nos ancêtres…
17 De la République
La mondialisation est perçue en occident au travers de trois phénomènes : celui des délocalisation, celui de la désindustrialisation et celui de l’uniformisation socio-culturelle sur le mode anglo-saxon de la séparation des hommes . De tous les travers de la globalisation notre île doit plus qu’ailleurs craindre la standardisation.
Les valeurs transmises par la globalisation actuelle véhiculent trop souvent un mode de société à développement séparé, cloisonné, compartimenté. L’exclusion y règne en maître et son aboutissement final a été le système de l’apartheid, dans un pays, l’Afrique du Sud, qui nous est si proche par la géographie et par le cœur. Dans notre pays, les lois de la République, la laïcité, ont contribué fortement à la construction d’une société plurielle, respectueuse des différences et des opinions, et néanmoins attentive à l’unité réunionnaise. Ce qui fonde et fédère notre vie en commun, c’est le pari qu’une exception culturelle est possible. Cette exception culturelle réunionnaise ne prétend pas à la perfection, mais elle constitue le vivant témoignage d’un chemin possible pour la Terre. Il y a un modèle Réunionnais, alternative plus humaine à la mondialisation actuelle, une mondialisation qui serait alors plus curieuse, plus fraternelle et plus tolérante. Authentifiée comme un enjeu de civilisation, appartenant de facto au patrimoine de l’humanité, elle fait émerger un modèle original, alternative plus humaine à la mondialisation actuelle. Une mondialisation qui serait alors plus curieuse, plus fraternelle et plus tolérante. Voilà pourquoi la transmission, entre les générations, de ce savoir vivre « ensemble mélangés » dépasse le contexte réunionnais. Et voilà pourquoi nous n’avons pas le droit d’échouer. Vivre ensemble ou séparé, c’est la question qui va alimenter le conflit actuel entre les élites dirigeantes et les Multitudes. Il va se développer en s’amplifiant à tous les niveaux de la société, de chaque être humain à toute l’humanité.
* * * * *
« Vivre ensemble ou séparé », est-ce vraiment l’enjeu essentiel de la mondialisation actuelle?
Oui, car le projet de prédation des élites dirigeantes actuelles, celles qui portent les valeurs de la globalisation, est structuré autour d’un apartheid économique, un compartimentage riches / pauvres. C’est éminemment malsain, générateur de conflits et, à terme, voué à l’échec car autodestructeur.
L’exception culturelle, le modèle réunionnais sont-ils exportables ?
Les valeurs qui portent le projet réunionnais sont des valeurs universelles. Nous ne sommes pas meilleurs que les autres, mais notre histoire, les idéaux de la République, nous ont permis, dans un contexte particulier, de dépasser un seuil d’intolérance.
Le modèle anglo-saxon aurait sans doute, au contraire, exacerbé tous les motifs de conflits en germe dans nos différences. Mais, si cette exception culturelle et ce modèle réunionnais ne sont pas exportables tels quels, ils décrivent un chemin possible pour le reste du monde. J’en suis convaincu.
Nul ne sait si les hommes et les femmes réussiront un jour à s’organiser pour vivre ensemble avec et par-delà leurs différences mais il ne serait pas raisonnable de renoncer à cette espérance.
18 Tyrannie et aveuglement.
Aujourd’hui, apparemment (?), la crise que connaît l’île est produite par une double tension, engendrée d’un côté par les incapacités et l’arbitraire de la métropole et de l’autre par la carence et l’aveuglement des pouvoirs locaux. Incapacité de la métropole quand, par exemple, refusant d’assimiler toutes les conséquences de la départementalisation et de la révolution des transports, elle étale son impuissance devant l’indispensable prise en compte de la liberté de circuler et de son corollaire, la continuité territoriale. Arbitraire et tyrannie encore, quand, empêtrée dans les derniers haillons du colonialisme, la métropole livre La Réunion et son isolement à la puissance des multinationales et des monopoles. Et quand elle interdit à la Multitude des Réunionnais(es) d’entrer, à sa manière, « dan l’ rond » de la mondialisation.
Mais carence, aussi, des autorités locales qui n’anticipent pas sur les conséquences positives et les opportunités de la globalisation. Pour des raisons idéologiques surannées, elles refusent aujourd’hui encore de palier les manquements de l’État en matière de transports. Livrant par-là même la population de l’île à ses geôliers et à la paupérisation.
L’ancien colonisateur fonctionne encore sur des logiques d’exclusion. Les Réunionnais, dans la pure tradition coloniale, sont encore exclus des espaces européens non seulement en termes de droits et de valeurs, mais aussi en termes physiques.
* * * * *
L’origine de la crise que connaît La Réunion, n’est-elle donc pas due au chömage ?
Le chômage n’en est qu’une manifestation, c’est une conséquence du choix de développement qui a été fait. Cette crise n’est pas seulement économique. La société réunionnaise, comme beaucoup d’autres, est confrontée à de nombreuses difficultés nouvelles. Nous arrivons au bout d’une procédure, celle de la départementalisation, nous devons maintenant passer à autre chose : cela ne se fera pas sans frictions.
Pour les Réunionnais, quelles peuvent être « les conséquences positives et les opportunités de la globalisation » ?
La Réunion a toujours payé au prix fort son éloignement, réel ou voulu. La mondialisation c’est d’abord un pied de nez à ceux qui ont fait le choix de nous maintenir enfermés et isolés. La globalisation et la révolution des transports nous permettent d’être près de tout, en terme de communications physiques comme intellectuelles. Jamais aucune génération de Réunionnais n’a pu entrevoir ce rêve fou ! Les jeunes, aujourd’hui, ont l’opportunité de se déplacer partout en Europe et dans le monde. La mondialisation, c’est aussi un libre-service gratuit d’idées et de valeurs. C’est un « plus », surtout pour la Réunion qui est toujours restée en marge du monde et qui peut maintenant être dedans.
Est-ce cela, « entrer, à sa manière, dans l’rond »?
À sa manière, cela veut dire entrer dans la mondialisation sans « s ‘américaniser ». On peut être totalement dans la globalisation et totalement réunionnais. C’est un pari exigeant, mais il n’y en a pas d’autres. D’autant que La Réunion a été engagée bien avant tout le monde dans la mondialisation : la Compagnie des Indes c’était déjà une entreprise « mondiale » dont les navires croisaient d’Europe en Asie ! Puisque la globalisation est là, il s’agit d’en profiter : la refuser serait absurde et rétrograde.. À nous de dompter ses inconvénients, de l’apprivoiser sans perdre notre âme.
19 La question spirituelle
C’est sur la base de la responsabilité, individuelle et collective, que la Multitude fera aboutir son projet d’une Réunion résolument tournée vers le respect des valeurs et des droits fondamentaux.
À côté de la question politique qui est celle du juste et de l’injuste, à côté de la question morale du bien et du mal, la question du sens, la question spirituelle a toujours structuré la pensée Réunionnaise. Elle sous-tend depuis toujours l’union des Multitudes de l’île.
Les questions d’intention et de philosophie sont au cœur de son pari d’un « vivre ensemble mélangés » sur une île métisse, d’une possible exception culturelle.
Pour la Multitude des Réunionnais, le facteur de la diversité est décisif à tous points de vue : environnemental, culturel, économique, politique. Et transmettre à ses enfants une île mosaïque et diversifiée est un devoir. L’attention portée aux autres et le respect de la diversité sont inséparables de la connaissance. Cette île ne peut donc continuer à se construire qu’avec des hommes et des femmes libres et responsables.
Du point de vue du rapport entre diversité, connaissance et liberté, le pari réunionnais est radicalement incompatible avec le projet des Élites Dirigeantes. Par ailleurs, ces dernières sont dans un rapport de paternalisme et d’infantilisation avec la population de La Réunion. La Multitude, elle, aspire à la dignité, au respect et à l’accès aux droits fondamentaux de liberté, d’égalité et de fraternité.
* * * * *
- De quelle connaissance parlez-vous ?
Il s’agit de la connaissance de l’environnement de l’autre, afin de ne pas le caractériser, précisément, par son environnement. Cette connaissance est indispensable pour supprimer la peur de l’autre.
-Dans une île qui compte 120 000 illettrés, l’accès à la connaissance, et donc à la liberté, n’est-il pas compromis ?
La connaissance dont je parle n’est pas seulement livresque. Elle s’acquiert par l’éducation et le vécu. L’espérance de vivre ensemble n’a rien à voir avec le fait de savoir lire et écrire l’humanité en a fait à plusieurs reprises la déchirante expérience. Mieux vaut une population riche de tolérance et de valeurs que de livres. Maintenant si l’on veut faire grandir l’humanité, l’instruction est posée comme incontournable.
-Une certaine partie de la population ne se complait-elle pas dans l’infantilisme que vous évoquez ?
Bien sûr, à force de paternalisme, on finit par déresponsabiliser les gens. Le système en est responsable, qui a pesé de tout son poids sur la population. Et la vie a pu casser certaines personnes. Mais je ne crois absolument pas que les gens aspirent à vivre en parasites. Pas plus ici qu’ailleurs, et pas plus aujourd’hui qu’autrefois.
I) De la soumission
B) Les mutations dans l’île
20 Les mutations du pouvoir
L’île s’apprête à connaître une crise qui mettra en conflit la Multitude des Réunionnaises et des Réunionnais et l’Élite Dirigeante. Cette dernière est devenue un comité de comptables au service d’une nouvelle tyrannie : la pensée unique. Bientôt, diverses catégories de populations vont réagir. Les chômeurs, Rmistes et travailleurs précaires, excédés. Les étudiants, naturellement portés à remettre le monde en question. Les femmes, habituées, dans notre société matriarcale, à empoigner leur destin.
Depuis les origines, la terre et les habitants de cette île sont tenus en main, directement ou par interposition, par une même oligarchie qui s’est dévoyée en se mettant au service du profit et d’un jacobinisme arrogant.
Mais quelque chose a changé. Et le combat que La Réunion mène, depuis toujours, pour sa survie, ne sera plus jamais le même. En effet, le pouvoir traditionnel est l’objet d’un profond changement qui bouleverse les repères classiques des luttes.
Aujourd’hui, ce pouvoir a changé de dimension. C’est l’effet d’une double rupture : une rupture spatiale, qui a provoqué sa dispersion, et une rupture administrative, qui a dilué son identité. Dans les siècles précédents, le pouvoir était réparti et localisé entre des intérêts réunionnais et métropolitains. Désormais, il n’est plus localisé dans l’île ou en métropole, mais il est à la fois à La Réunion et en France et en Europe et dans la zone monde, tant au plan politique ou réglementaire qu’au plan économique, du fait des stratégies transnationales de l’entreprise.
* * * * *
- Vous voyez donc plutôt les changements à venir se profiler sous forme de crise et de conflit.
Si on ne fait rien, comme cela est apparemment le cas, la situation va devenir de plus en plus conflictuelle.
- Si ce pouvoir est en pleine mutation, comment l’identifier pour engager la lutte ?
C’est bien la question. Le pouvoir n’est plus identifiable. Il s’est désincarné. Autrefois, le pouvoir se trouvait, géographiquement, soit dans l’île, soit en métropole, selon les époques et les régimes. Aujourd’hui, ce pouvoir est « délocalisé » dans la zone monde. Non seulement il n’est plus possible de le situer géographiquement, mais même les responsabilités ont été diluées. Des décisions sont prises désormais sans l’intervention d’aucune représentation démocratique. C’est une réalité nouvelle que nous avons encore du mal à appréhender.
21 Le Pouvoir change de nature
« Nous devons toutefois exclure […] ’idée que l’ordre naît spontanément, comme si cet ordre était un harmonieux concert […] et l’idée que l’ordre est dicté par une puissance unique, quelque chose comme une théorie de la conspiration de la mondialisation. » In « Empire », Antonio NEGRI, (philosophe italien, vulgarisateur de l’idée d’une organisation tripolaire du monde).
Pour la première fois dans l’Histoire de l’île, le pouvoir n’a plus de lieu, plus de centre. Il est totalement déterritorialisé, dilué, désincarné. Il est devenu insaisissable. Son identité est devenue multiple, complexe, au point qu’il n’a plus de visage, plus d’identité.
Si l’État, à La Réunion et en France, n’est plus aussi puissant à se faire obéir, cela ne veut pas dire que le pouvoir est moins fort. Cela veut dire que d’autres se sont emparés de ce qui était traditionnellement du ressort souverain de l’État. Les luttes de demain auront donc d’autres cibles. Ainsi, le pouvoir n’est plus, comme par le passé, l’apanage d’un seul groupe connu, reconnu : les aristocrates et la royauté, les élus et le gouvernement… Il y a eu transfert de souveraineté.
Le pouvoir est désormais partagé entre trois réseaux interdépendants, complémentaires et solidaires. La nouvelle organisation, qui s’est mise en place depuis plusieurs années, ne dit pas son nom. Elle se présente comme inéluctable. Comme si elle ne découlait d'aucun projet. La pensée unique veut nous enseigner que ce nouveau pouvoir s'est auto-organisé, par le simple jeu d’équilibres « naturels » : ce serait la fin de l’Histoire.
* * * * *
- La version « officielle » d’un glissement naturel du pouvoir est donc, selon vous, une supercherie ?
Il n’y a aucune loi naturelle dans tout cela ! Il s’agit d’un projet fabriqué, au service du modèle de société et des valeurs de l’ultralibéralisme. Nous ne sommes pas dans le domaine de la fatalité, mais bien dans celui de l’intention. Le système en place s’ auto reproduit. Par exemple, on veut nous faire croire que la suppression d’un certain nombre de services publics est inéluctable. C’est faux ! C’est la version qui nous est présentée par la partie de la société qui y a intérêt.
- Les luttes de demain auront d’autres cibles, dites-vous. Cela suppose aussi qu’elles auront d’autres formes ?
Cette nouvelle forme de pouvoir ne pourra se combattre qu’avec de nouvelles formes de contestation. Elles restent en grande partie à inventer. Mais on en voit déjà certaines se dessiner, qui prennent la forme de la fuite : les gens ne voteront plus, ne travailleront plus dans les formes légales, ne s’informeront pas comme le pouvoir voudrait qu’ils le fassent, etc.
22 Un pouvoir, trois réseaux
le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. Déclaration de 1789 art .
Le premier des trois réseaux de pouvoir est composé de décideurs locaux et nationaux. Il s’agit pour l’essentiel d’élus, de représentants de chambres consulaires, de responsables syndicaux… Du petit nombre de ceux qui, en charge de représenter les Réunionnais, le font sur le mode de la soumission à la pensée unique et à la technocratie en place. Sur le mode du pacte ancestral défini par le « serment de fidélité » originel. Sur le mode de la carrière des honneurs ou de la trahison.
Dans le deuxième réseau se trouvent les dirigeants d’entreprises, principalement ceux des transnationales, en situation de monopole ou de quasi-monopole à La Réunion. C’est le réseau apatride des affaires financières, qui a pour seule étoile le profit et pour seul « prochain » le client solvable.
Le troisième réseau est composé de la caste « tournante » des hauts fonctionnaires, qui exercent les fonctions de contrôle et de réglementation, principalement dans l’île mais aussi en métropole et au niveau européen. Ils considèrent la défense des intérêts des peuples comme une donnée contournable. Incrustés dans l’appareil d’État ces fonctionnaires au nom d’une souveraineté usurpée régentent à leur guise des pans entiers de l’activité de l’île, mais aussi de l’État et de l’Europe.
Le devenir de La Réunion dépend désormais des décisions prises par ces trois réseaux d’influence, en contact permanent. Leur fonctionnement est autocentré sur quelques principes : le profit, la carrière, les intérêts personnels, l’opacité décisionnelle, la coupure d’avec le « reste du monde ». C'est-à-dire de tous et de chacun.
- Le premier réseau que vous dénoncez est cependant composé de représentants du peuple. S’ils ont été choisis, désignés, c’est peut-être, après tout, que leur façon d’agir et les options qu’ils prennent conviennent à ce peuple. En ce cas, que leur reprocher ?
Certains sont, en fait, incapables de continuer à défendre ceux qui les ont mandatés. Lorsqu’ils servent les intérêts des réseaux et non ceux des gens qui les ont élus, c’est choquant.
- Et pourtant, le peuple, le « reste du monde », semble ne pas broncher. Pourquoi ?
Par son histoire, La Réunion est structurellement dans la soumission. Elle a été conçue comme cela et on en sent les répercussions encore aujourd’hui. Par ailleurs, on ne sait plus par quel bout prendre le système. Autrefois, les contestataires auraient milité dans un parti, dans un syndicat. Actuellement, ils sont dans l’esquive, dans le repli sur d’autres centres d’intérêt. La frange dynamique de la société, la plus encline à faire bouger les choses, est de plus en plus à l’étroit dans les champs traditionnels de contestation et les idéologies en « isme ». Je ne crois pas qu’on ramènera les gens vers les urnes. Ni vers les syndicats. Il va falloir inventer autre chose. La mobilisation existe, mais elle est très ponctuelle dans le temps et focalisée sur des sujets précis. Elle est donc volatile et peu organisable. Il n’y a plus de combat global concerté. Cela est complètement déstabilisant pour ceux qui sont inscrits dans des schémas traditionnels, comme les partis ou les syndicats, car cela relève d’une autre logique. Pour eux, c’est une langue étrangère.
23 L’immobilisme social
« Si, en principe, le pacte colonial n'est plus dans la loi, il est dans les esprits et les habitudes ; on peut même ajouter : dans les nécessités. »
Maurice MONROUX (préciser qui il est)
Les trois réseaux qui détiennent, ensemble, les vrais pouvoirs de décision ne fonctionnent pas sur le mode du « complot » mais sur une forme coordonnée, instinctive et non moins rationnelle de la défense et de la promotion de leurs intérêts croisés. Leurs connivences n’en sont que plus redoutables et dévastatrices, vidant progressivement et insidieusement la démocratie de sa nature et de son sens. Ces élites dirigeantes, construites sur les ruines de la société coloniale, mènent une politique d’immobilisme social qui fait prospérer leur carrière ou leur fortune, en même temps qu’elle fabrique des masses considérables de chômeurs-consommateurs.
Elles se refuseront toujours à libérer le développement de cette région du carcan où elles l’ont placé et dont elles tirent profit, dans une forme modernisée, renouvelée, d’exploitation post-coloniale.
Cette oligarchie incarne une forme nouvelle, diffuse et insidieuse de domination. Elle considère qu’elle sait mieux que le peuple ce qui convient au peuple. Elle a toujours existé mais, dans la période récente, elle a vécu une double mutation : elle est encore plus intimement liée au monde et ses moyens de domination, notamment par la communication, se sont considérablement améliorés.
* * * * *
- Mais de nos jours, les Multitudes aussi, du moins dans les pays développés, disposent de ces outils de communication ?
Oui. Les Multitudes commencent à utiliser les armes du pouvoir pour les retourner contre le système ; ce sont les jacqueries modernes. Mais ces outils n’ont pas la même force de frappe que la publicité, par exemple. L’information et la contre-information ne luttent pas, dans le temps, à armes égales. C’est vrai, nous disposons aujourd'hui d’informations qui n’existaient pas il y a vingt ans. Mais il faut souvent aller les chercher à la source. Et le bain culturel ambiant n’y incite pas : il pousse à la facilité.
- Nous disposons quand même d’outils de mise en réseau jamais vus auparavant. Marx aurait rêvé d’avoir l’Internet, quand il a écrit : « Travailleurs de tous les pays, unissez-vous !».
L’union des travailleurs, c’est le combat du XXe siècle. Aujourd’hui, les gens ont tiré les leçons de l’application sur le terrain des grandes idéologies. Et ils n’acceptent plus désormais de se faire manipuler . Ils sont plus lucides, plus informés, moins dupes des intérêts cachés. C’est l’anti-troupeau. Les masses se sont individualisées et chacun y suit son propre raisonnement y poursuit ses propres désirs. On ne peut plus considérer l’humanité comme une foule « dirigeable »
I) De la soumission
C)Les Mutations globales
24 Une Élite Mondialisée
Ces élites dirigeantes, dont nous avons esquissé le fonctionnement, ne constituent que des relais. Elles sont les avatars locaux d’une élite internationale, qui a étendu son pouvoir sur le monde entier et dont le seul objectif est de dominer et d’exploiter la Terre par la technique et le savoir.
Cette ambition, dérisoire et absurde, qui a trouvé depuis longtemps ses relais à La Réunion, s’est maintenant retournée contre l’Homme. Et, tous, nous voyons bien que c’est désormais la planète et l’espèce humaine tout entières qui sont menacées.
Les élites mondiales s’attaquent, sur la terre entière, à tous les systèmes de solidarité encore existants et aux biens naturels communs.
Elles dévalorisent la vie des hommes et des femmes, d’ici et d’ailleurs, en les précarisant, en déréglementant et en dégradant le cadre de leur activité et de leur environnement, en désacralisant leurs espaces culturels.
Cette minorité de prédateurs construit, au détriment des peuples et de la Terre, un univers homogène, uniformisé, qui standardise l’activité, la pensée, l’expression et la consommation. Elle prépare un monde où tout sera marchandise, où l’on fera commerce du corps, des idées, du bonheur, de la consolation, du chagrin…
Demain, l’être humain, enfin soumis, ne sera plus qu’un objet interchangeable consommant d’autres objets interchangeables, dans un monde devenu cannibale.
* * * * *
- Ne noircissez-vous pas le tableau ?
C’est ce qui se passera si personne ne réagit. Mais je suis convaincu que les gens vont réagir. Il reste que plus tôt ils seront alertés, plus tôt on empêchera le système de nous entraîner trop loin, trop longtemps. Mais il est vrai aussi que l’oppression a toujours un temps d’avance. Cette avance tend à être de plus en plus brève, et sa durée de vie est de plus en plus réduite. Mais sitôt qu’un système est tombé, ils est remplacé par un autre, avec un nouveau mode de fonctionnement plus subtil, moins lisible et la Multitude met un nouveau temps de décalage pour décoder et réagir. En outre, le combat n’est pas linéaire : les peuples ont des baisses de vigilance dont le système profite. Bref, il nous faudra toujours lutter pour faire reculer les oppressions.
25 Économie, souveraineté, légitimité
Désormais, tout le monde le sait, tout le monde le voit : l’économie est devenue globale et nous vivons à l’heure de la mondialisation des échanges. Inutile, donc, de continuer à décrire ce qui est devenu visible.
En revanche, il est maintenant nécessaire de dire ce qui est moins décrit, parce que moins visible. À savoir que cette économie mondiale est nécessairement accompagnée et encadrée par des formes politiques et juridiques. Il faut commencer à dire qu’un pouvoir global, au niveau mondial, se met progressivement en place pour organiser et garantir les échanges. La mondialisation économique à besoin d’un pouvoir global qui garantisse les échanges et la propriété.
Cette nouvelle forme de souveraineté politique globale, qui se construit sous nos yeux, renvoie mécaniquement à ceux sur qui s’exerce son commandement. Elle pose donc la question de sa légitimité.
Ce pouvoir mondial s’exerce sur la population de la Terre entière. Mais cette population ne forme pas un peuple, comme dans le cadre de l’État nation. Elle n’a pas de langue, d’Histoire, de culture commune. Le sentiment d’un destin commun n’est donc pas suffisamment fort pour que l’on puisse parler d’un peuple mondial. Cette population mondiale n’est jamais consultée et c’est pourtant bien sur elle que s’exercent le pouvoir et l’économie globale. Le pouvoir qui s’installe actuellement et prétend au gouvernement du monde n’est pas démocratique. En cela, il porte en lui, fait naître inexorablement, des éléments de contestation et de résistance.
* * * * *
- Le sentiment d’un destin commun semble pourtant se manifester, lors d’événement à forte résonance émotionnelle, comme le tsunami de décembre 2004…
La communication sur le fait que nous partageons un même environnement va en s’amplifiant. Et le sentiment de vivre physiquement sur une même planète commence en effet à être partagé. Il l’est, en tout cas, beaucoup plus que le sentiment de vivre dans une même économie mondiale organisée. La population mondiale n’a pas encore pris conscience que la globalisation de l’économie est accompagnée d’une organisation et d’un groupe d’intérêts qui s’organisent, à mesure de leurs besoins.
- La contestation et la résistance pourront-elles s’exprimer à l’échelle mondiale, elles aussi ?
Pour l’instant, leur expression la plus visible est le terrorisme. On voit par ailleurs des manifestations en marge du G8, comme à Gênes ; mais ce type d’opposition frontale est appelé à disparaître en tous cas elles ne sont utiles que comme indicateurs. Ces manifestations ne portent pas, en elles mêmes le changement, révèlent au niveau global une contestation naissante. Je crois que les gens vont plutôt prendre le pouvoir au niveau des micros-décisions, en gérant les problèmes au plus près du lieu où ils se posent. Je ne crois pas à la duplication, à l’échelle mondiale, des systèmes nationaux de représentation, comme peut l’être la députation par exemple. Il va falloir imaginer des outils nouveaux, et même toute une boîte à outils. Ce seront peut-être de nouvelles formes consultations de sondages, ou de référendums… Cela reste à imaginer. Ce qui est sûr, c’est que le monde est gouverné actuellement, par l’argent, sur un mode non démocratique. Cela ne pourra pas durer.
26 Le nouvel ordre du monde
Le nouveau pouvoir, contrairement à ce qui s’était passé dans les siècles précédents, n’est plus seulement le fait des États nations. La nouvelle souveraineté s’érige sur les cendres encore fumantes de la souveraineté étatique. En ce qui concerne les nations d’Europe le traité de Maastricht en 1992, le pacte de stabilité de 1997 ont retiré aux gouvernements les leviers majeurs de l’action publique tandis que la « concurrence libre et non faussée » réduisait les marges de la politique fiscale des états. Le pouvoir sur le monde s’articule désormais autour des décisions prises, en commun, par trois ensembles d’influences interdépendants qui recouvrent très largement, mais à une autre échelle, ceux définis pour le cas de La Réunion.
Il s’agit, d’abord, des quelques très grandes puissances dont les États-Unis sont devenus le fondé de pouvoir.
Il y a ensuite l’ensemble composé des plus importantes firmes transnationales, qui agissent maintenant hors du contrôle des États nations.
Enfin, le troisième ensemble est composé des institutions supranationales, qui désormais échappent à toute expertise des États.
Ces trois grands réseaux de pouvoirs gèrent conjointement la marche du monde. Ce nouvel ordre veut abolir toutes les frontières : étatiques, culturelles, économiques, privées… Seul le profit les anime. Il se nourrit de la sève de la terre et des hommes.
* * * * *
- Y-t-il un moyen de reprendre le contrôle sur ces toutes puissantes firmes transnationales ?
Aujourd’hui, elles ne sont contraintes par rien : elles ont quartier libre et sont au-dessus des lois, comme l’ont été les filatures au XIXe siècle. Ce n’est pas à l’échelle des États que l’on pourra changer cela : la question des paradis fiscaux, par exemple, ne peut être résolue par un ou deux États. La reconquête du contrôle des flux financiers qui a échappé aux démocraties va être longue et difficile. Elle ne peut passer que par des groupements d’États. Mais comme les élites qui composent ces États sont à l’intérieur du système, il ne pourra changer que par sa base.
- L’abolition des frontières n’a-t-elle pas aussi du bon : vous souhaitez bien abolir celles qui enferment la Réunion ?
L’abolition des frontières étatiques, culturelles, économiques n’est pas totalement négative. L’abolition des frontières privées, si ! Or, tout ce qui relève de la vie privée est en train de devenir marchand et source de profit pour les élites du nouvel ordre mondial.
27 Multitudes
« …le concept de multitude, par opposition à celui, plus familier, de « peuple » est un outil décisif pour toute réflexion sur la sphère publique contemporaine… La multitude désigne une pluralité qui persiste sans converger vers un Un, sans s’évaporer sur un mode centripète ». Paolo VIRNO (philosophe italien, ancien militant d’extrême gauche), Grammaire de la multitude.
Si l’on observe l’existence d’une économie mondiale, on doit dans le même mouvement admettre l’existence d’une souveraineté mondiale. Si l’on considère comme établie l’existence de ce commandement unique, on doit bien admettre que, comme tous pouvoir, il s’exerce nécessairement sur des gens, des hommes et des femmes. Et on doit donc conclure à l’existence d’une population mondiale sur laquelle s’exerce ce pouvoir planétaire, organisateur du marché mondial unique.
On doit donc, à notre époque, analyser les faits et les événements dans le cadre d’une population, d’un pouvoir et d’une économie à l’échelle du monde. Autant il est devenu inutile de contester la mondialisation, processus irréversible, autant il faut être convaincu que d’autres formes de globalisation, plus justes et plus démocratiques, sont concevables. Dès lors, il faut définir les formes utiles de luttes pour sortir des impasses actuelles. Les partis politiques actuels sont incapables de faire face à la puissance des transformations en cours. C’est donc à la population qu’il revient d’agir.
Paolo Virno donne à cette population mondiale le nom de Multitude. Il n’existe pas de peuple mondial qui aspirerait à l’unité. Il y a trop de diversité dans les situations économiques sociales et politiques.
- Rêvons un peu : quelles pourraient être ces autres formes de globalisation ?
Des formes plus porteuses de sens. Qui s’attaqueraient, par exemple, à la faim dans le monde, aux causes de mortalité en Afrique… Qui dégageraient des sommes pour l’éducation dans tous les pays en taxant, au niveau mondial, les échanges boursiers et monétaires. Cela finira par se faire, mais ça prendra du temps. Combien ? Je ne sais pas. Un siècle ? Plus ?
-Ce que vous préconisez ressemble à la « taxe Tobbin ». Êtes-vous proche d’ATTAC, des altermondialistes ?
Vouloir améliorer le monde n’est pas l’apanage des altermondialistes. Je ne les approuve pas toujours car beaucoup d’entre eux veulent changer le monde sans prendre le pouvoir : comment faire avancer le système sans être dedans ? Pour moi, cela n’a pas de sens au niveau local. Si j’adhère à l’idée que prendre le pouvoir par en haut ne sert à rien, je suis par contre convaincu que c’est en le prenant par en bas et en le faisant remonter, par effet de masse, que les choses changeront.
Quant aux représentants ATTAC, ils ont eu le mérite de mettre en débat des idées nouvelles mais ils sont aujourd’hui dans une phase de reconstruction. Quelque chose surgira bientôt dans le sillage de ce type de pensée, en attendant changeons ce qui peut l’être chacun au niveau ou il se trouve ou au niveau auquel il peut accéder.
28 Les valeurs de la Multitude
Les Élites Mondialisées sont dans un rapport d’oppression et d’exploitation avec la majorité des hommes et des femmes de cette île et de cette planète : ceux qui composent la Multitude.
Cette Multitude considère que les questions liées à la paix sur la Terre, à la démocratie, à la liberté, à la justice sociale et au développement soutenable doivent être abordées de manière radicalement différente.
Pourquoi des hommes, des femmes et des enfants, sur d’autres continents, sont-ils mis au travail comme des esclaves alors qu’en Europe les travailleurs sont privés d’emplois ?
La Multitude aspire à la dignité, à l’épanouissement personnel et à la préservation du patrimoine environnemental et culturel. C’est la question spirituelle qui structure sa pensée. La question des Valeurs, du Sens et de l’Éthique alimente son projet pour l’humanité.
La Multitude des humains aspire au développement d’un monde plus équitable. En attendant qu’il soit plus fraternel. C’est la même aspiration qui animait, en Europe, l’armée des opprimés au XIXe siècle quand, ployant sous le fardeau de la misère, ils luttaient quand même contre les cruelles dérives du capitalisme naissant.
C’est le même désir qui animait Éva et Anchaing, à l’heure où personne n’osait s’imaginer un monde sans esclavage.
29 Objectifs du Millénaire pour le Développement
L’Organisation des Nations Unies a défini les « Objectifs du Millénaire ». Il s’agit de réduire de moitié l'extrême pauvreté et la faim. De réaliser l'éducation primaire universelle et l'égalité des sexes. De réduire de deux tiers la mortalité des enfants de moins de cinq ans, et de trois quarts la mortalité maternelle. D’inverser la tendance en matière de propagation du VIH/sida et du paludisme. De réaliser un développement durable. D’établir un partenariat mondial pour le développement et d’alléger la dette.
La mise en œuvre d’une politique équitable qui respecterait ces objectifs est pour la Multitude une priorité.
Or, les moyens de cette politique existent. Ils sont connus. Une sortie générale de la misère, de l’ignorance et de la maladie est aujourd’hui possible. La médecine, l’éducation sont des outils efficaces pour que se réalise l’utopie d’un monde débarrassé de la faim et des maladies qui dévorent des continents entiers.
Mais il manque la volonté politique internationale de mobiliser ces moyens et d’organiser -dans un cadre mondial- la solidarité des places boursières, des marchés et des transactions financières. Ce qui rend, pour l’instant, impossible cette recherche et cette lutte pour un monde plus fraternel c’est l’absence de démocratie à l’échelle du monde et sa mise en coupe réglée par ceux-là même qui ont entrepris de le détruire.
* * * * *
- Que préconisez-vous face à ce constat ?
À l’évidence, aujourd'hui, au niveau mondial, la population ne donne pas d’impulsion assez forte. Alors pourquoi voulez-vous que les choses bougent au sommet ? Progressivement, la contestation va monter en charge. Mais cela prendra beaucoup de temps. Alors, pour l’instant, je crois qu’il n’y a pas d’autre moyen d’action que de travailler chacun à son niveau de responsabilité, pour faire évoluer la partie du système que l’on maîtrise.
30 Désirs et Multitude
Le désir, l’envie, sont des sentiments que l’on éprouve naturellement. Il reste que les hommes des autres siècles n’éprouvaient pas les mêmes aspirations que ceux d’aujourd’hui.
Ainsi en est-il, par exemple, des canons de la beauté féminine. Les tableaux des siècles précédents mettent en avant des types de beauté opposés à ceux mis en avant aujourd’hui. À n’en pas douter, nos attirances sont formatées par le bain culturel de notre époque. Nous avons, en partie, les mêmes désirs que les autres et ce sont les autres qui nous dictent une partie de nos désirs.
En achetant des vêtements de marque, c’est aussi le désir des autres que j’achète. C’est le désir des autres que je réalise et qui va me permettre de capter leur attention. Il n’est pas étonnant de voir que les grandes marques dirigent leur publicité sur les publics jeunes. Ce sont justement les plus mimétiques, les plus modelables.
Seule l’éducation permettra à la diversité d’exister, d’être respectée, d’être aimée. Notre objectif est donc clairement de travailler à l’individualisation du désir, à l’autonomie des envies. Il s’agit, encore plus crucialement à La Réunion, de travailler à la diversité de ce monde. Plus nos désirs seront différents plus nous serons singuliers et plus nous serons libres.
C’est cette liberté des désirs qui terrorise le « monde des marchands ». Car alors que la Multitude se concrétise, leur rêves d’une société standardisée et manipulable s’amenuise. Plus la masse, homogène dans ses désirs, se désagrège pour se constituer en une multitude d’individus singuliers et autonomes, et plus la démocratie et la liberté avancent.
- Dans la vie quotidienne des Réunionnais et des Réunionnaises, comment cela peut-il se traduire ?
Je crois que les consommateurs réunionnais vont revenir à un mode de consommation plus proche des producteurs. Autrefois, nous n’allions qu’à la boutique du coin. Puis nous nous somme mis à n’aller qu’à la grande surface. Je crois que nous allons de nouveau fréquenter la boutique du coin. Afin de mieux identifier les origines, de favoriser la production de proximité. Les multinationales n’arriveront jamais à faire du sur-mesure ! Alors tout ce qui peut être produit localement va reprendre l’avantage. Tout ce qui est « monté » redescendra. Cela sera vrai, à mon avis, pour la plupart des produits. À l’exception de quelques rares biens de consommation comme les voitures…
31 La violence des Élites
Dans le passé, pour faire accepter aux Multitudes leur organisation de la société, les Élites ont utilisé la violence physique et l’enfermement.
Au Moyen Âge, violence du seigneur sur les serfs attachés à son fief. À l’époque moderne, violence des patrons sur les mineurs des corons. Pendant la période coloniale, violence du planteur sur les esclaves rattachés à l’habitation et au camp.
Les Élites s’imposaient par la contrainte et la force physique : celle des militaires, des milices, de la police, des enseignants, des médecins, des patrons, des juges. On réprimait les révoltes, capturait les déviants ou enfermait les vies. Toute l’existence était constituée d’une succession d’encadrements imposés de l’extérieur : l’école, l’université, l’atelier, l’usine, le bureau, l’asile, l’hôpital, la prison…
C’est toujours la violence, aujourd’hui, qui permet aux Élites de construire leur société, leur pouvoir sur le monde, au service de leur seul profit. Mais cette violence a changé de nature. Elle est plus complexe, plus efficace. Elle ne s’exerce plus par la force physique, mais par la puissance du conditionnement : celui de la communication et de l’information, qui formatent insidieusement les cerveaux et apprennent à « penser ».
L’objectif des Élites est toujours de s’assurer de l’obéissance des Multitudes.
Toute avancée de la démocratie universelle signifie un recul de leurs privilèges. les Elites depuis toujours ont un discours qui discrédite les multitudes. Ainsi à chaque élection les partis défaits ne manquent pas de souligner l’incompétence des électeurs.
II) Un nouveau monde
Nouveaux contextes
32 Les nouveaux modes de contrôle
Les Élites, au fil du temps et des sociétés, ont décliné diverses formes de violence. Aujourd’hui elles n’utilisent pas le même type de violence que par le passé. La contestation de la société actuelle, qu’elles veulent nous imposer, passe donc par l’invention de nouveaux moyens de lutte.
Les antiques procédés de contestation, lutte armée, terrorisme…, ne retrouvent un peu de validité auprès des populations que lorsque les Élites Mondiales s’aventurent à nouveau sur le terrain de l’antique violence physique. L’actualité nous le montre tous les jours.
Le parallélisme entre la montée en charge des opérations de police en Orient et la montée des attentats terroristes est évident. Le même parallélisme pourrait être relevé dans le conflit de maintien de l’ordre que mène la Russie en Tchétchénie.
La Réunion, elle, est passée totalement sous le contrôle de la nouvelle société mondiale : les Réunionnais/es sont intégralement plongés dans le bain culturel de l’information et de la communication. Et pourtant, on trouve y encore beaucoup d’archaïsmes, de permanences de l’ordre ancien : sur la libre circulation des hommes, sur l’infériorisation des Multitudes, etc.
* * * * *
- Selon vous, à quoi est due cette cohabitation de la nouvelle société mondiale et des archaïsmes ?
C’est le résultat, encore une fois, d’une départementalisation inachevée.
- Quelles peuvent être les conséquences de cette confrontation entre deux mondes ?
Je pense qu’elle va précipiter la nécessité de faire des choix pour La Réunion, car ces deux mondes sont en contradiction. Les valeurs de la société mondialisée mettent en évidence les archaïsmes les plus choquants dans lesquels on a voulu maintenir les Réunionnais.
* * * * * * * * * *
33 Un nouvel ordre global
Nous vivons une époque nouvelle, les vieux schémas ne fonctionnent plus. Pendant toute la fin du XX° siècle le monde était divisé en deux camps opposés. Les Etats Unis et l’URSS assuraient alors la direction des affaires du monde et s’opposaient militairement, à distance, par l’intermédiaire des multiples conflits locaux qui ont enflammé tous les continents.
Cette période est aussi marquée par les tentatives de pays du Tiers Monde, issus de la décolonisation, de s’extraire de la tutelle des Deux Grands. La chute du Mur de Berlin marque la fin de la guerre froide qui a été en fait la troisième guerre mondiale.
L’effondrement du bloc communiste qui s’en suit a permis le triomphe de la pensée libérale articulée sur la démocratie et la libre entreprise. Aujourd’hui un nouvel ordre du monde s’impose il est global et se veut définitif.
Ce nouvel ordre global n’est plus confronté visiblement qu’à des déviances localisées, ce que l’on appelle les « pays voyous », qui sont donc traitées par des mesures ordinaires de maintient de l’ordre, des opérations de simple police….
Le système global peut détruire toute opposition de pays ou groupe de pays, tout antagonisme visible, par la communication sur le long terme, par l’économie sur le moyen terme ou par les armes immédiatement
34 Alon voir l’invisib’
Cet ordre mondial et ce nouveau pouvoir global n’ont pas pris les formes traditionnelles de pouvoir, que nous connaissons, et qui sont celles qui gouvernent les Etats Nations.
Nous sommes un peu dans la situation de celui qui trop près d’une toile ne perçoit que des tâches de couleurs, et qui prenant un peu de recul, découvrirait un paysage. Le pouvoir mondial diffère fondamentalement des formes de pouvoirs traditionnelles parce qu’il est collégial.
C’est un pouvoir en réseau, qui veut être invisible et sans nom. Or, en général le pouvoir traditionnel, auquel nous sommes habitués, se montre, se pare d’insignes, affiche des « signes extérieurs », marque le territoire, s’installe dans des « lieux de pouvoirs »…La nouvelle forme de souveraineté n'est pas visible, a priori, il faut apprendre à la lire, la chercher, la débusquer.
Les grilles de lecture du passé ne nous permettent pas d’analyser avec exactitude les nouveaux mécanismes du pouvoir, elles ne permettent que d’en « voir » certains acteurs, à Davos par exemple.
La contestation, à l’image du pouvoir et de l’économie va devenir globale. En effet la venue d’un pouvoir au niveau planétaire fera apparaître nécessairement une contestation du système qui elle aussi prendra une dimension planétaire. De cette crise naîtra une forme de pouvoir plus moderne adaptée à la gestion des singularités humaines qui composent la Multitude mondiale. Car il n’est pas contestable que le commandement global du monde n’a aucune légitimité
35 Guerre et déclin des libertés individuelles
Bien qu’il tire son profit de la paix, le nouvel ordre mondial baigne dans le sang de combats permanents, ou les opérations de police succèdent aux mesures de maintien de l’ordre. Après deux guerres mondiales et une guerre froide, le monde est engagé dans un conflit civil planétaire. L’Irak, le 11 septembre, sont des épisodes d’une crise qui ne dit pas son nom. Et son résultat premier est le déclin des libertés individuelles. On ne peut plus à proprement parler de guerre. Pas en tous cas dans le sens traditionnel, avec des pays qui se battent, peuple contre peuple, pour sauvegarder leurs frontières. Le quatrième conflit mondial, c’est-à-dire à retentissement planétaire et touchant chaque homme et chaque femme dans sa vie, est un conflit à l’intérieur des frontières de la Terre.
La question du radicalisme religieux est, de ce point de vue, ponctuelle. Elle ne fait que cristalliser le malheur. Une fois cette question résolue, la révolte des démunis aura tôt fait de se trouver d’autres drapeaux. Nous allons vivre durablement dans le cadre d’une guerre civile ; c’est donc la question des libertés et de la démocratie qui est posée à l’échelle du monde. Dans les guerres civiles et dans les mesures antiterroristes, le contrôle généralisé et permanent des individus devient la règle. Ainsi, toute déviance, bientôt toute différence, deviendra potentiellement terroriste. Ce qui justifiera sa répression par l’État-Policier.
* * * * *
- En quoi la mondialisation est-elle dédiée à la paix ?
Le système ne veut pas d’une guerre mondiale qui attenterait au commerce. Il a besoin d’un monde en paix. Mais de petits conflits locaux sont intéressants : au moins pour vendre des armes !
- Pourquoi dites-vous que le quatrième conflit mondial, conflit civil contre le terrorisme, est durable ?
Parce il y aura toujours des gens, marginalisés par la globalisation, pour se précipiter sur le premier mode de contestation possible. Tant qu’à mourir, ils voudront le faire de la façon la plus tonitruante possible, avec de la mise en scène. L’action terroriste durera autant que dureront le malheur et la marginalisation. En outre, le terrorisme arrange bien le système globalisateur : l’insécurité généralisée, la guerre civile, justifient toutes les mesures de contrôle. Et celles-ci servent toujours l’ordre en place. Donc, le terrorisme sert bien des intérêts. Qu’un Ben Laden, milliardaire du pétrole, soit aussi le porte parole des plus démunis, cela laisse songeur, non ?
* * * * * * * * * *
36 La quatrième guerre mondiale : une guerre civile
Dans les sociétés humaines, l’allergie à la toute puissance définitive est universelle.
Comme la résistance au système ne peut plus se montrer sous peine de destruction, elle a pris des formes invisibles.
Le terrorisme est secrété par le commandement global, c’est l’enfant naturel de la pensée unique.
La chute du World Trade Center le 11 septembre 2001 est le révélateur de l’entrée du Monde dans la quatrième guerre mondiale.
Contrairement aux trois premières cette guerre là, est une guerre civile. Il n’y a pas de Front, pas de ligne de démarcation, d’armée adverse en ordre de bataille…
Cette guerre se déroule ici et ailleurs contre un ennemi fantomatique, un adversaire qui se niche au cœur même du système, nulle part et partout.
Cet ennemi insaisissable, asymétrique, qui fonctionne sur le mode des virus, laisse la toute-puissance mondiale complètement désarmée.
Comme dans toute guerre civile on assistera peu a peu à une augmentation des contrôles et à la restriction des libertés individuelles. C’est « l’état d’urgence » permanent.
Dans son aboutissement final, le marché secrète la fin des libertés individuelle et donc sa propre fin.
La Réunion est concernée, comment, jusqu'à quel point, que peut-elle faire, pour elle-même et pour les autres… ?
Ce sont là des questions qui exigent des réponses.
37 La fin des contestations violentes
Contrairement à ce qui se passait antérieurement, l’organisation de la société est désormais totalement acceptée. Les Élites ont réussi à obtenir de la Multitude travail, obéissance, discipline… sur le mode de l’adhésion à un système présenté comme voulu par la Multitude.
Les enfermements disparaissent. L’enseignement, la formation se font de plus en plus à domicile. Le télétravail remplace le bureau. Les soins se pratiquent en milieu ouvert. Le bracelet remplace la prison… On nous présente un monde ouvert et parfait. Cette nouvelle organisation de la société n’est pas susceptible des mêmes types de révolte qu’auparavant, car elle est prétendument exercée par le peuple et pour le peuple.
Quiconque se révolte dans un tel système se révolterait donc contre le peuple. La démocratie, même ainsi pervertie, pose toute rébellion armée comme illégitime. L’échec, dans un passé récent, de toutes les tentatives de contestation violente le démontre : le Weather Underground aux États-Unis, les Brigades Rouges en Italie, la Bande à Baader en Allemagne ont échoué dans leurs tentatives d’entraîner les peuples avec eux. La violence est le domaine d’excellence des Élites. Et c’est toujours sur ce terrain qu’elles cherchent, par une stratégie de pression et de tension, à emmener les revendications de la Multitude. Plus que jamais toute contestations violente porte en elle sa propre fin et son échec annoncé.
* * * * *
A compléter par la question :
- Et pourtant, vous analysez le terrorisme comme un nouveau mode de contestation qui, d’après vous, n’est pas près de cesser. Cela semble contradictoire. (cf. chapitre 26)
38 La tentation de la soustraction
Confrontés à la dématérialisation du Pouvoir et à leur impression d’impuissance, beaucoup de gens se demandent comment lutter, car c’est bien la disparition de fait de l’oppresseur qui définit la nouveauté du contexte actuel. A qui s’en prendre ?
Beaucoup font le choix de s’en aller, le choix de l’esquive, le choix de la soustraction comme forme de résistance praticable et efficace.
La désertion atteint les structures politiques bien sûr, mais aussi toutes les organisations de pouvoir, syndicats, fédérations sportives…les gens quittent les institutions, ne veulent plus être représentés…
Mais contrairement à ce qui se passe pour Moïse, la terre promise n’est pas ailleurs, elle est déjà là.
Les stratégies de fuite, d’évitement, de refus de la réalité ne font que retarder le moment où les yeux ouverts il faudra regarder en face l’état dans lequel nous aurons mis la planète.
C’est la question de l’écologie qui identifie la tentation de la soustraction comme une fausse piste de résistance.
La stratégie de la soustraction ne peut s’envisager que si le temps ne compte pas, que s’il est comme suspendu.
Contrairement à la question du terrorisme auquel chacun peut espérer échapper, personne de vivant actuellement et aucun de nos enfants n’échappera à la question que pose l’écologie.
39 D’autres mondes sont possibles
Les grandes puissances engagées, pour le compte de leurs entreprises, dans des luttes économiques ont joué aux gendarmes du monde mais pas celui de gouvernements responsables du sort des hommes et de l’humanité.
D’autres mondes sont possibles, oui, bien sûr, mais cette possibilité pose des exigences fortes. Bien sur que l’on peut et que l’on doit préserver et améliorer ce monde ne serait- ce que pour nos enfants mais cet objectif oblige à l’action. Contrairement à ce qui se dit parfois si améliorer le monde dans lequel on vit passe par une transformation des choses au niveau international, cela contraint à l’action au niveau local et individuel.
Cette exigence de l’action est très forte parce qu’elle nous oblige à sortir du discours et a entrer dans le concret. Il ne s’agit donc plus d’avoir des attitudes morales (bien, mal), ni d’avoir des postures politiques (juste, injuste), mais de poser la question du sens : que dois-je faire ? Pour s’engager dans l’action il faut bien identifier les problèmes et cela exige une analyse juste de la situation. Or ces problématiques interviennent dans un contexte ou les partis politiques traditionnels, bercés de leurs tranquilles certitudes, sont dans un état de carence conceptuelle, il n’y a pas beaucoup à attendre d’eux pour encore un certain temps. La réalité qui nous entoure devient sans goût, le monde devient de plus en plus fade , il perd de son sens et de sa saveur. Comment, Réunionnais, citoyen du monde, continuer a être immobile au milieu de l’océan de ceux qui sont maintenus en dehors du système ?
L’Espoir viendra de l’improbable, de l’inattendu qui émerge aujourd’hui dans les plis et replis des réseaux.
40 Les nouvelles formes du travail et de contestation
A La Réunion, aux siècles derniers, ce sont les images du travail : l’esclave, l’engagé, les planteurs, les dockers… qui incarnaient les figures de l’opprimé.
Aujourd’hui, notre monde Réunionnais plus encore que le monde Européen traverse une crise une mutation de la représentation du travail. Aux images traditionnelles, il faut ajouter les nouvelles images du travail immatériel : caisse, secrétariat…employés de bureau, auxquels il faut adjoindre l’immense marée des travailleurs précaires et l’océan des « sans » : sans-travail, sans-diplômes, sans-formation…. . Ces milliers de gens constituent le cœur du cœur de la Multitude.
Qu’est ce que la société est en droit de demander à un Rmiste et à l’inverse qu’est ce qu’un Rmiste est en droit d’exiger de la société
Plus qu’ailleurs la question est posée de ce que doit être le travail dans nos sociétés-
Comment anticiper sur ce type de société, comment dès maintenant transformer ce que l’on appelle l’allocation chômage, l’inactivité indemnisée…en contribution rémunérée à la construction de la société.
Finalement qu’est ce qui relie l’exceptionnel élan de solidarité de La Réunion envers les victimes du Tsunami et la forte mobilisation au cours des grèves de 2004, si ce n’est la contestation claire des Multitudes Réunionnaises face à une certaine construction économique et sociale exclusive du monde.
Cette contestation dans sa forme est elle aussi nouvelle. Elle est d’abord démocratique dans son organisation, les syndicats et les partis n’ont joué qu’un rôle de transmission des volontés de la base. L’émergence d’une importante composante féminine et l’intervention d’une forte dimension tertiaire, intellectuelle et festive donnent aux mouvements de 2004 toutes les caractéristiques des luttes sociales du XXI° siècle.
Les espaces démocratiques longtemps organisés par les syndicats, les partis, le système de la représentation, s’ouvrent désormais à la multitude.
- Quel rapport entre la réaction au tsunami et les grèves de 2004 ?
L’un et les autres révèlent une prise de conscience : celle de notre interdépendance. Après le tsunami, pour la première fois on a vu des gens réagir globalement à un événement qui n’avait touché qu’une région limitée de la terre. Lors des grèves, les fonctionnaires se sont mis à jouer un rôle contestataire : c’était impensable il y a vingt ans. Mais aujourd’hui, même cette catégorie protégée, dépendante des primes, se dit que les choses doivent bouger, et que l’époque où elle se taisait est révolue.
- Quel rôle les femmes et le tertiaire jouent-ils dans le changement des formes de contestation ?
Dans les années 1920, l’ouvrier, abruti de travail et inculte, attendait une sorte de guidance syndicale. Aujourd’hui, une femme éduquée, qui travaille trente-cinq heures, ne veut pas de cela. Les luttes syndicales sont devenues désuètes. Les formes de contestation et d’organisation sont en pleine mutation. De nouveaux modes de résistance, de partenariat, restent à trouver.
41 La caissière et la vendeuse de la grande surface
La nature du travail a changé. Tout le monde peut constater que l’on fait de moins en moins appel à la force physique et de plus en plus à l’intelligence des employés.
Mais, ce qui est passé sous silence, c’est que ce travail est rémunéré de la même façon, alors que les qualités qui sont réclamée, aux vendeuses par exemple, excèdent largement le cadre du temps du travail payé. Comment bien vendre, bien agencer les produits en rayons sans être au courant, sans être « dans l’air du temps » ?
Cette capacité à vendre, à parler le langage du client s’acquiert en vivant dans le monde donc aussi dans le temps des loisirs.
Ainsi pour la vendeuse de vêtements, sa performance, sa « force de vente » dépendra beaucoup de sa capacité à être en phase avec ses clients, et cette capacité elle ne peut l’acquérir que dans la lecture des magazines, le visionnage d’ émissions de télévision à la mode, les discussions avec son entourage…
De cette confusion grandissante entre temps de travail, de formation et temps de loisirs, on pourrait dire pour simplifier à l’extrême qu’une vendeuse, une responsable de rayon, un représentant travaillent tout le temps…surtout quand ils ne travaillent pas.
C’est donc leur vie elle même qui est devenue une source de profit. Leur travail c’est leur vie et réciproquement. Tout est entièrement mêlées et c’est leur personnalité même qui est devenue leur outil de travail.
Déjà aujourd’hui, dans les métiers de services, les compétences demandées, sont acquises par les employés dans leurs temps de loisirs…le vendeur de jeux vidéos, vend bien parce qu’il connaît bien ce qu’il vend mais cette connaissance est acquise dans son temps de loisirs. Ce sont des métiers précurseurs de ce que sera demain.
Avec le temps, demain, un jour, l’essentiel du travail sera fait en « vivant ».
42 Le travail devient féminin
Si on peut dire que le phénomène de la précarisation affecte surtout la population féminine, on peut dire aussi, à l’inverse, que le Travail se fait de plus en plus féminin avec la précarisation grandissante des emplois. En effet à ces questions liées à la fragilisation des emplois s’ajoute que de plus en plus on fait appel à la sensibilité, à l’affectivité des employés. Les travailleurs « de force » sont de moins ne moins nécessaires et donc de moins en moins demandés. C’est l’attention aux autres, au monde, qui devient la forme de qualification la plus courue. Ainsi les secteurs de métiers qui seront de plus en plus demandeurs de main d’œuvre seront ceux qu’il ne sera pas possible de mécaniser, ceux où sera exigé une grande attention aux autres : éducation, médiation…Cette capacité à faire attention aux autres est souvent considéré dans nos sociétés comme une valeur féminine.
Comment faire évoluer les comportements, l’éducation pour que des valeurs qui apparaissent comme féminines aujourd’hui soient enfin considérées demain comme des valeurs « humaines » ?
Comment s’assurer que ces valeurs n’engendrent pas l’exploitation ?
Les catégories de profession qui pour l’ essentiel sont composées de femmes, métiers de la vente, secrétariat, infirmerie, accueil …sont aussi les plus mal défendues en terme de droits, ce sont souvent les professions les moins organisées et donc les plus mal protégées, les plus mal défendues.
Il se trouve que ces emplois concentrent les difficultés les plus grandes : station debout ou assise prolongée, précarité importante, tension forte due au contact prolongé avec la clientèle, disponibilité totale quand il s’agit des enfants, des malades…
43 Production et reproduction
Depuis toujours, ce qui caractérise le travail de femmes c’est d’abord la confusion.
Confusion qui s’est instituée d’une part entre le temps consacré à vivre et le temps du travail. Ce mélange empêche de voir que dans la réalité la plupart des femmes accomplissent une deuxième journée de travail au domicile. Cette confusion est bien connue, elle convient bien à une société qui fonctionne sur encore sur un mode masculin.
Ensuite il y a une différenciation abusive qui est venue se greffer à la confusion première. Il faut ici parler de la distinction anormale qui est faite entre le temps que la femme consacre au travail productif et le temps qui sera nécessaire à mettre au monde des enfants.
En refusant de distinguer la reproduction du « loisir » on marginalise la maternité dans un cadre strictement personnel. Mais en réalité le temps de la reproduction doit être identifié comme un temps de travail de la femme parce qu’il est de plus en plus un temps consacré à répondre à une demande de la société, il s’agissait de faire des soldats et maintenant il s’agit de payer le système de retraites…
Le sens de civilisation va dans une prise en compte effective des trois temps réels de la vie des femmes.
Temps de travail productif, temps de travail à domicile et travail reproductif .
44 La question irrésolue des femmes
Si le fil conducteur de la réflexion est la sauvegarde de la diversité des milieux, des cultures, si cette sauvegarde est liée au respect qui leur est dû, à la compréhension de leur fonctionnement alors nous devons poser la question de la place des femmes.
La première différence à la quelle nous sommes confrontés c’est celle qui est liée au sexe. Or de tous temps dans toutes les civilisations la place de la femme a été plus ou moins marginalisée. Vouloir sauvegarder la diversité du monde, c’est permettre à chacun d’exprimer tout son potentiel, c’est vouloir l’égalité des droits pour chaque citoyen quelque soit sa religion, son origine, son sexe.…
La question de la place des femmes est la question centrale à laquelle nos sociétés doivent faire face. Il ne faut attendre aucune avancée significative des problèmes auxquels nous sommes confrontés qu’ils soient d’ordre écologique ou économique si la question de la place de la femme n’est pas réglée en amont. En effet comment imaginer notre espèce capable d’un quelconque sursaut pour régler des questions externes si elle est incapable de mettre de l’ordre dans son ordonnancement interne. Il ne s’agit pas d’affirmer que les femmes seraient plus disposées, plus capable que les hommes, il s’agit de dire que la race humaine est dans un double discours quand elle prône des valeurs d’égalité en externe et des valeurs de ségrégation en interne.
La question de la place de la femme dans l’organisation de l’espèce est un révélateur de sa capacité à faire face aux défis auxquels le monde moderne est confronté.
En France, il a fallu attendre 1944 pour voir le suffrage universel inclure les femmes. Cette seule date suffit à faire comprendre combien la lutte pour la défense de la cause des femmes est encore un chantier. Comparativement à ce qui s’est passé dans les années soixante-dix, la combativité des femmes, le mouvement féministe semble s’essouffler alors que les menaces sur ses conquêtes sont plus fortes et que ses avancées sont menacées. La remise en cause du droit à l’avortement, de l’école laïque, l’accroissement de la division sexuelle du travail…sont les symptômes d’un recul de la société sur la question des femmes, de la défense de leur cause particulière. Que dire aujourd’hui de ces mouvements considérés comme progressistes qui justifient les discriminations faites aux femmes par le respect dû au « fait » culturel et/ou religieux. Cette dérive, identifie bien la question de la défense des intérêts de la femme comme étant une lutte à part entière qui ne saurait se résoudre ou se dissoudre dans les autres questions de société. Il y a des parallèles à établir entre le combat des femmes pour la défense de leurs droits et la lutte des peuples colonisés pour leurs libertés. Ce sont deux situations où l’on a cru, faussement, que la loi suffirait à établir le droit. Le caractère historique et singulier de cette lutte des femmes pour qu’une place leur soit faite interdit toute forme de délégation de cette défense aux institutions. Les commissions, les délégations à divers niveau institutionnels n’ont pas rempli et ne rempliront pas l’espace de la lutte. Ni la barbarie ni le Pouvoir ne défendront jamais spontanément la cause des femmes. La défense de la cause féminine c’est la défense de le démocratie et de la civilisation, la défense de la moitié du ciel.
45 La cause des femmes
Les femmes et en particulier les jeunes femmes d’aujourd’hui ont toutes intériorisé leur égalité en droit. Elles n’accepteraient sûrement pas que cette conquête soit menacée. Elles ne se reconnaissent pas dans les mouvements féministes qui apparaissent trop souvent marginalisé par leur agressivité. Beaucoup de ces femmes d’aujourd’hui pensent qu’elles sont désormais libres de choisir leur mode de vie. Mais si l’égalité existe en droit, les exigences modernes du travail salarié obligent à l’asymétrie dans l’organisation du travail dans la sphère privée.
La société actuelle formule une double exigence.
Il y a celle qui émane de l’Entreprise et du travail salarié avec des demandes de plus en plus fortes en terme de temps et de disponibilité et il y a d’autre part les exigences du travail domestique et de l’éducation des enfants qui réclament la même disponibilité.
Force est de constater qu’il n’est pas humainement possible de satisfaire à ces deux exigences, à la fois, dans l’organisation actuelle de la société.
La volonté et le courage individuel des femmes n’y peut rien changer. L’inertie globale du système, la force des routines vont pousser insidieusement chaque couple à reproduire la division hiérarchique au détriment des femmes. Il est aujourd’hui, plus difficile qu’hier de lutter contre l’oppression des femmes car cette oppression ne relève plus de la violence ou de la loi mais des usages et de la bonne conscience.
46 Reconnaissance et revalorisation
Il existe un vrai fossé entre la perception que peuvent avoir les femmes en particulier les plus jeunes, de leur libre arbitre dans l’organisation de leur vie et la réalité d’une société qui organise dans le non dit le travail et la vie domestique sur les schémas du passé. La société actuelle présente une façade lisse en terme d’égalité entre masculin et féminin, mais en réalité elle n’a pas encore beaucoup changé dans ses profondeurs. Certes des parcours publics de femmes à titre individuel sont possibles mais ils restent exceptionnels car ils supposent que dans leur propre sphère privée elles aient obtenu, non pas l’égalité du partage domestique des tâches, mais leur prise en charge totale par un conjoint. Dans les faits la « double journée » est assumée par les femmes ce qui les rend moins compétitive sur le marché du travail par rapport à ceux qui n’ont que le seul travail salarié à accomplir. Les femmes devant l’Entreprise sont en position de faiblesse du fait de leur moindre disponibilité face à l’employeur. Ayant combattu pour l’égalité des droits et les ayant obtenus les femmes se retrouvent prises au piège d’une discrimination structurelle, sur le même mode que celle qui condamne les ex-colonisés, les beurs … à une inégalité de fait devant la société. La lutte pour la cause des femmes reste à faire tant qu’il n’y aura pas de reconnaissance et une revalorisation suffisante du travail domestique en tant que tel et tant que son articulation avec le travail dans l’Entreprise ne sera pas revu.
47 La question de l’écologie
Il n’y a, vraisemblablement, qu’une seule façon sérieuse de poser la question de l’écologie, c’est de poser la question de la dégradation et de la survie de l’espèce humaine. La défense et la promotion de la petite écologie, uniquement environnementaliste, telle qu’elle est trop souvent pratiquée, dessert la cause de l’Ecologie. Le développement durable qui prône la transmission du patrimoine aux générations futures, pose aussi une question sans réponse : est-ce que les génération futures existeront ? En effet il ne s’agit plus des conditions de vie ou de survie des générations à venir, parce que cette question se pose déjà à notre génération. La dégradation des conditions de la vie biologique humaine, la survie de l’espèce ne sont pas encore à l’ordre du jour de toute l’humanité alors que cette question se pose déjà à une grande partie des hommes et des femmes de cette terre, et cela sur tout les continents. Les documentaires télévisés foisonnent de ces exemples où les dégradations chimiques de l’environnement affectent désormais la vie des hommes et leur reproduction. Il ne s’agit plus de la défense romantique, naïve ou nostalgique de la Nature mais bien de survie physique de notre espèce.
Le caractère central et massif du problème écologique excède toute responsabilité purement individuelle et en même temps nous concerne tous.
La question écologique est une question politique et donc la question devient : quelle politique, quelle démocratie, avec quels acteurs ?
48 Écologie et démocratie
Tout le monde voit bien que la question écologique qui est planétaire ne peut être résolue à l’échelon des états et qu’il faut une réaction et des mesures proportionnées à l’ampleur des enjeux. Il n’y a qu’une souveraineté mondiale qui puisse mettre en place des décisions, des contrôles, des sanctions à l’encontre des crimes contre l’environnement qui sont devenus des crimes contre l’humanité. Le commandement mondial actuel qui est visible dans les réunions du G8 ou à Davos, protège les pollueurs. L’exécutif des Etats Unis révèle bien les liens qui unissent les grandes trans-nationales aux dirigeants des principaux Etats du monde. L’ultra-libéralisme sauvage n’exerce plus ses méfaits sur le prolétariat mais sur toute la population au travers des dégradations qu’il cause et de la « fin du monde » qu’il porte en lui. Notre époque ne doit plus tant craindre « l’hiver » nucléaire que la fournaise que concocte le capitalisme sauvage. D’autre part ce gouvernement mondial, ne dispose pas de légitimité démocratique. Or résoudre la question écologique et donc la question de la survie de l’humanité c’est résoudre aussi la question de la démocratie au niveau mondial. Les groupes de pression comme Green Peace qui ont une approche frontale de sensibilisation des opinions mondiales sur la défense de la nature posent par leurs méthodes la question de la démocratie, du terrorisme…La défense de l‘écologie, de l’espèce humaine, est elle compatible avec la démocratie, ou faut il revenir aux « vieilles lunes » du totalitarisme qui ont hanté le XX° siècle ?
49 Identité et appartenance
Les civilisations de la terre qui sont déjà largement en contact n’ont d’autres solutions que de se mélanger ou de se détruire.
L’identité, la recherche identitaire est une impasse, car l’identité est un enfermement de soi même, une clôture une barrière, une ligne de démarcation qui fait que les autres sont des étrangers, qui les rends étrangers.
C’est sur la piste de « l’appartenance à… » que les solutions d’un vivre ensemble sont à trouver.
L’appartenance est une manière de se penser et de penser les autres beaucoup plus ouverte que l’identité.
Cette même identité par la révolution des transports et des communications va devenir métisse.
C’est cette transition qui est capitale dans l’histoire contemporaine.
50 L’art au cœur de notre devenir
Nous vivons dans une époque qui tend à ne valoriser que l’individualisme, l’égoïsme, la parcellisation des relations sociales voire leur disparition comme peut la vivre Daniel, 26, dans La possibilité d’une île, roman où le personnage principal n’a plus de rencontre que par le truchement des machines.
L’art relationnel est au cœur de notre démarche. Son principe est de construire des relations dans les situations où la rencontre est incertaine entre des gens dont la relation est improbable.
Comment, dans des conditions de circulation ou d’espaces anonymes, créer du lien alors qu’aucune histoire ne prédétermine une rencontre possible et alors même que les espaces publics tendent à devenir des espaces privés?
Désormais il faut voir le lien social comme une forme d’art, la création de liens comme une œuvre.
L’art non plus seulement comme un « objet » que l’on pose mais comme une invitation à communiquer.
Définitivement, le spectacle n’est plus seulement enfermé entre les murs du théâtre ou de la scène, il est dans la relation entre spectateurs. Non pas pour les faire participer plus activement au spectacle, mais pour qu’ils soient le spectacle, non plus sur scène mais dans la ville, dans la vie.
L’art, c’est les autres dans leur différence, dans ce que cette différence a d’éblouissant ou de terrifiant.
L’art relationnel est au cœur des problématiques de notre île en ce sens qu’il est la substance même de l’utopie de la construction de la Réunion.
En replaçant l’art au cœur du politique, de la vie ensemble, on ne fait que le remettre à sa place.
II) Un nouveau monde
Nouvelle démocratie
51 Multitude et participation
La démarche de la Multitude se situe aux antipodes de l’approche marxiste. En permettant à tous, d’intervenir, elle rompt avec l'héritage, qui avait érigé le prolétariat en tant que classe comme seul interlocuteur valable. La Multitude des Réunionnais sera de moins en moins réductible à des partis, elle aura de moins en moins d’unité, et plus jamais de message unique, dans des formes toujours différentes.
L’hétérogénéité deviendra la norme. On verra, sur le modèle des mouvements sociaux que La Réunion a connu ces dernières années, émerger des situations qui cristallisent des protestations dites « inorganisées » sous la forme de coordinations, de collectifs, de convergences plus ou moins spontanés hors du champ traditionnel de l’influence politique ou syndicale. Qui dira un jour le rôle de la communication par le net, par sms, par gsm, par blog… dans les mobilisations et les organisations des manifestations de ces dernières années à La Réunion ? La Multitude est changeante, et elle est partout et c’est donc d’elle que viendra le renouveau. La fin progressive de la notion de peuple, l’affaiblissement de la souveraineté des Etats, l’avènement de l’Europe, permet le surgissement des singularités Réunionnaises et de la multitude. Ce surgissement va obliger les responsables actuels à repenser totalement la relation citoyen-institution. C’est la fin des situations de pouvoir traditionnel de ceux dont on disait « a li même i hache, i coupe, i tranche ».
52 Démocratiser la Démocratie
Dans une démocratie, la relation entre gouvernés et gouvernants est une relation toujours en crise, en déséquilibre. Le pouvoir n’a de légitimité que s’il travaille constamment à conforter la vie démocratique. Cela ne peut plus se résumer à organiser ponctuellement des consultations électorales.
Les Élites ont fait croire à nos concitoyens qu’il suffisait de s’inscrire dans le camp opposé au totalitarisme pour être une démocratie. Certes, la fin de la guerre froide et la chute du Mur de Berlin ont marqué la victoire des démocraties sur les totalitarismes. Mais en aucun cas cette victoire n’a indiqué que c’était la fin, à l’intérieur de la démocratie, de la question du pouvoir et de la souveraineté.
De même que toute vie a quitté les rues et les maisons d’un village fantôme, les structures de la démocraties, parlement, élections…restent mais la vie les a déserté. Peu à peu, la vie publique s’est ainsi endormie, éloignant de plus en plus le peuple du contrôle et de la régulation de nos sociétés. Cet assoupissement a laissé libre cours au marché : il n’a plus rencontré le contrepouvoir naturel que constitue la démocratie.
En ce début de XXIe siècle, il faut donc réapprendre ce qu’est la démocratie : un processus, un chemin, une construction continuelle.
Naturellement, les aspirations de nos concitoyens ne sont plus les mêmes que celles des siècles précédents. De nouveaux outils démocratiques sont devenus nécessaires pour permettre à la souveraineté populaire de réorganiser la société. Et pas uniquement sur des bases marchandes.
Constater que la démocratie, est le moins mauvais des systèmes, ne saurait constituer un frein, dans la volonté qu’il faut avoir de l’améliorer, en retournant aux sources de la légitimité du pouvoir. Ce chemin est difficile, parce qu’il faut naviguer, entre ce que les Elites considèrent comme un tabou, et ce que les gens « ordinaires » voient comme une utopie.
* * * * *
- La mondialisation telle que veulent nous l’imposer les multinationales n’est-elle pas une nouvelle forme de totalitarisme ?
Malgré toutes les critiques possibles, la démocratie est plus avancée aujourd’hui que dans les années 30. Le monde a payé cher pour savoir où pouvaient mener des utopies comme le nazisme ou le communisme. Les dangers actuels sont d’une autre nature. Et ils n’ont pas le même niveau de brutalité.
- Croyez-vous que la démocratie ne puisse jamais être un acquis ?
Il y aura toujours des conquêtes à faire, des « niches » gardées par des pouvoirs totalitaires. On a coutume de qualifier la démocratie de « pire des systèmes à l’exclusion de tous les autres ». C’est vrai. La démocratie est toujours amendable, améliorable et insuffisante.
- Quels sont les nouveaux outils démocratiques que vous évoquez ?
On en voit des exemples à Pôrto Alegre. Les expériences de démocratie et développement participatifs à suivre se situent aujourd’hui en Amérique du Sud et en Afrique. Mis à part sa personnalité très contestable, même Chavez, au Venezuela, impulse des choses très intéressantes. Certes, tout n’est pas « réplicable », mais ces expériences représentent des sources d’inspiration. Hélas, elles ne viennent pas de l’Europe, qui s’assoupit…
53 La démocratie comme levier
« Tout gouvernement a besoin d’effrayer sa population et une façon de le faire est d’envelopper son fonctionnement de mystère. C’est la manière traditionnelle de couvrir et de protéger le pouvoir, : on le rend mystérieux et secret, au-dessus de la personne ordinaire. Sinon pourquoi les gens l’accepteraient-ils ?» Noam CHOMSKY. Comprendre le pouvoir.
Les Elites ont le pouvoir de changer le Monde mais en ont aucun intérêt et la Multitude qui veut le changement n’en a pas le pouvoir. Les outils actuels de notre démocratie, permettent de s’atteler à son indispensable approfondissement au service d’une nouvelle gouvernance. Substituer à la logique du transfert du pouvoir (démocratie représentative) qui opprime et qui écrase, une logique de responsabilité (démocratie participative) qui libère, c’est toute la question de la participation comme substitut aux carences d’une démocratie représentative devenue poussive et essoufflée qui est posée. Le renouveau de la participation des citoyens au sein d’une démocratie réveillée, en démystifiant le pouvoir, nous donnera le cadre et les instruments suffisants à l’émergence et à l’organisation des résistances et des réseaux de la Multitude, face à l’oppression des Elites dirigeantes et de leurs valets.
54 D’Athènes à aujourd’hui
À travers l’histoire, chaque forme de société a trouvé la forme de démocratie spécifique qui lui convenait. Inventée pour les citoyens de la cité agraire d’Athènes, la démocratie a ensuite été adaptée au prolétariat européen du XIXe siècle. Elle doit continuer à évoluer pour répondre aux besoins du citoyen internaute d’aujourd’hui.
Mais comment organiser, pour notre monde actuel, une démocratie renouvelée, où les élus seraient effectivement les représentants du peuple ? Tous les régimes sont confrontés à la question de savoir comment donner au peuple une représentation fidèle.
Le communisme et le libéralisme, réunis dans la même défiance du peuple, l’ont tenu éloigné du pouvoir. Ils ont détourné à leur profit la souveraineté. Et ils vont finalement connaître le même échec.
La monarchie avait désigné l’aristocratie comme seule apte à gouverner. Après la Révolution Française, ce sont les riches, par le suffrage censitaire, qui sont identifiés comme seuls capables de diriger. Marx, lui, distingue le prolétariat comme seule classe digne de conduire les affaires. Aujourd’hui c’est l’Énarchie qui a capté le pouvoir et qui gouverne sur le mode de la pensée unique.
Chaque époque, avec ses propres contraintes, a été confrontée à cette nécessaire adaptation des pratiques démocratiques.
* * * * *
- L’Énarchie n’est-elle pas déjà obsolète ? Des voix se sont élevées pour la suppression de l’Éna.
Au-delà de l’Énarchie stricto sensu, c’est toute la caste des hauts fonctionnaires, issus ou non de l’Éna, qui est en cause. Cette caste s’autoreproduit. Et sa culture est totalement coupée de la culture populaire. Aujourd’hui, la haute administration fonctionne en vase clos et son pouvoir est devenu pour l’essentiel un pouvoir de nuisance. Un frein plutôt qu’un force motrice. C’est le pouvoir de dire non et de faire des erreurs… avec arrogance ! Puis de se dédire avec la même arrogance. Hélas, comme celui des partis, le système n’évoluera que quand la société aura évolué. Tant que la France n’aura pas majoritairement changé, ces gens-là continueront à prospérer.
55 Des urnes à la rue
Les résultats des dernières consultations ne font que confirmer le décalage entre le peuple et ses représentants.
Cette carence se creuse un peu plus à chaque scrutin. Après avoir mis en évidence, dans un premier temps, la méfiance des électeurs face aux hommes politiques, elle révèle maintenant la distance entre la population, les militants et les partis.
La démocratie représentative, qui a fait les beaux jours du XXe siècle, s’est progressivement dégradée pour se réduire aujourd’hui à une quasi-fiction. Désormais, l’expression populaire est mise en quarantaine.
La démocratie telle que nous la vivons est devenue formelle. L’ultra libéralisme définit et protège les espaces de démocratie qui lui sont utiles, les élections, la représentation… dans le même temps il interdit et empêche tant que faire se peut l’émergence d’autres plates formes démocratiques, participation, délibération...actuellement plus que de démocratie formelle à proprement parler il faut plutôt définir notre système comme relevant d’une démocratie partielle, sous tutelle.
Dans cette bulle, tout paraît fonctionner à la perfection. Nous avons des partis, des élections, un parlement, un gouvernement, des juges, des tribunaux, des droits, des libertés…
Le peuple peut renverser un gouvernement qui ne l’a pas compris ou n’a pas tenu ses promesses. Mais, en réalité, il ne fait que le remplacer par un autre. Qui fera d’autres promesses. Et qui, à son tour, ne les tiendra pas. On permet de changer le gouvernement, mais pas de transformer l’exercice du pouvoir.
Comment gouverner par défaut ? Comment gérer, quand les vainqueurs des élections ne sont plus ceux que le peuple a choisis, mais ceux qu’il n’a pas éliminés ?
Dès lors que les urnes ne donnent plus la légitimité, celle-ci retourne à la rue.
* * * * *
- Êtes-vous en train de nous chanter le refrain du « tous pourris » ?
Non. Mais on nous a fabriqué une classe politique issue d’un même moule : l’ENA. Ils ne font que s’échanger les postes. En outre, il faut cesser de faire croire aux électeurs que les gouvernements peuvent modifier les choses : ils n’ont plus de marge de manœuvre. Ni économique, ni même sociale. Tout le monde s’est fait manger par le système. À l’échelle de l’État, plus rien ne peut bouger.
- Et à l’échelle de l’Europe ?
Là, il existe encore une vraie marge de manœuvre. L’Europe peut encore s’opposer au pouvoir des multinationales. Mais encore faut-il qu’un des membres de l’Union commence à montrer la bonne voie. Et que les autres suivent.
- Ce que vous dites à de quoi démobiliser les électeurs.
Mais s’abstenir d’aller voter, c’est renoncer, où souhaiter la dictature. Voter a un sens, même voter blanc. Il est regrettable que la loi refuse encore aujourd’hui de prendre en compte cette forme basique de protestation démocratique que constitue le vote blanc.
Le refus de cette prise en compte est destiné à cacher le fait que désormais les responsables sont, la plupart du temps élus par une minorité de citoyens.
Cette réalité est d’autant plus cachée que la classe politique actuelle fait de la représentation, des élections, l’alpha et l’oméga de la démocratie.
Prendre en compte les blancs et les nuls ce serait révéler l’illégitimité du système actuel.
56 La question du populisme
L’appel constant aux ressources citoyennes ne doit pas se confondre avec ce que l’on appelle le populisme. La mystique du peuple n’a pas plus de sens ou de validité que la mystique des élites. D’autre part le populisme est toujours incarné par un homme providentiel, c’est dire que c’est une démarche qui se situe à l’opposé de la démocratie participative.
Certes les Elites ont trahi, certes elles ont usurpé des pouvoirs qui étaient par essence ceux de la multitude, mais il ne s’agit pas pour nous de déifier les multitudes. Les peuples ne sont pas naturellement bons et la démocratie porte en elle des dérives absolues. C’est bien le suffrage universel qui emmena Hitler au pouvoir et combien de fois ce dernier siècle a vu des peuples se dresser contre d’autres et les exterminer. Oui la démocratie et la consultation des citoyens peut porter en elle des menaces, oui les populations ne sont ni pures, ni désintéressés, ni infaillibles. En aucune manière l’existence des risques réels qui sont liés à la participation, ne peut justifier que l’on bâillonne les gens jusqu'à décider de tout pour eux. Il nous faut dire oui à plus de démocratie et en même temps oui à plus de vigilance et plus de responsabilité. La critique justifiée des Elites et des organisations qui sont actuellement chargées de représenter les citoyens , ne saurait se résumer à la haine ou la peur, elle se veut porteuse d’une mission qui est de re-dynamiser la démocratie. C’est la recherche de meilleurs équilibres qui permettra aux multitudes de trouver les moyens d’organiser un nouveau monde qui ne mette pas en péril nos vies actuelles et celles de nos descendants. A chaque fois que l’on tente par les règles du jeu politique de mettre en place de subtils mécanismes de dépossession, le peuple, en dernier ressort, gronde proteste ou exulte dans la rue.
57 La mécanique des partis
Le désenchantement universel qui touche la démocratie représentative, les partis et l’État peut-il être résolu par la création d’un nouveau parti ? Un parti qui serait droit et qui représenterait véritablement les intérêts des populations. Un parti qui tiendrait ses promesses.
Il n’en est rien. Car c’est le système des partis et de la représentation qui produit, structurellement, ce que les gens appellent la trahison. Il est donc vain de croire que l’on pourra changer les choses en utilisant le système des partis.
Pour la plupart des élus, contrairement à ce qui devrait être, la reconnaissance de la population est moins importante que celle de leur parti.
En effet, s’il est possible de se faire élire -par son seul mérite- dans une petite commune ou un canton, les mandats les plus prestigieux ne sont pas accessibles en dehors du cadre d’un parti. Pour se faire élire, il faut se faire connaître. À de très rares exceptions près, être connu d’un très grand nombre d’électeurs demande des dizaines d’années. Mais l’ « étiquette » d’un parti assure une reconnaissance immédiate.
Au bout du compte, pour quelqu’un qui souhaite s’investir dans la politique, l’adoubement d’un parti va primer. Et plus un élu a de responsabilités, donc le pouvoir de changer les choses, plus il est dépendant du parti qui l’a promu.
Peu à peu les élus issus des mêmes procédures de désignation finissent par se ressembler sur le plan social et économique bien sûr mais aussi sur le plan de leur comportement et de leurs valeurs.
Rejeté à la marge, oubliés des partis, privés d’élus capables de faire entendre leurs voix la population se détourne de plus en plus de la construction de la maison commune.
Le système des partis et du gouvernement représentatif est en crise indépendamment du camp au pouvoir en partie parce qu’avec le temps toutes les structures qui permettaient la participation n’ayant pas été renouvelées ont produit un système où les bureaucratie des partis tendent à ne plus représenter qu’eux même, que les appareils des partis. Les questions politiques sont ravalées au second plan et les représentants du peuples sont devenus des bureaucrates.
C’est l’absence d’espaces politiques en dehors de la bureaucratie des partis qui est à l’origine de l’indifférence des citoyens
* * * * *
- Vous remettez en cause le système des partis. Mais pourtant, vous-même, vous avez rallié un parti ?
Si on veut changer les choses, on doit être à l’intérieur. Malheureusement, aujourd’hui, la plupart des partis défendent… le parti !
- Si le parti n’est qu’un outil, pourquoi l’UMP plutôt qu’un autre ? D’autant que vos idées ressemblent souvent à des idées de gauche…
Mon histoire personnelle me conduit plutôt vers l’UMP. Et je me situe plutôt à droite, car, pour moi, la gauche a failli sur la question de l’autorité : dans la famille, à l’école, dans l’État… Attention, je ne parle pas d’une autorité tyrannique ! En outre, dans les années 1970, seule la droite était pour l’appartenance de La Réunion à la France. Je me réclame d’une droite républicaine, qui construit pour les gens. Et j’essaie de rester lucide. Mais un parti ne résume pas une personne. On se résume au combat que l’on mène.
58 La trahison des élus
Le déconvenue des gouvernements successifs de la France depuis plusieurs années n’est pas une expérience uniquement française. Ces échecs à droite comme à gauche, ne font que vérifier et répéter des désillusions à l’échelle européenne et mondiale.
C’est le mot de trahison ( mentèr !) qui revient sur toutes les lèvres et c’est lui qui est le plus souvent utilisé jusqu'à devenir universel lorsqu’il s’agit de qualifier des expériences de gouvernement pourtant aussi diverses que variées. Ces échecs par leur répétition ne peuvent relever d’une simple affaire de trahison et il faut chercher au delà de la faute et de la critique d’un leader ou d’un parti. Le problème est situé au cœur même de la démocratie représentative. La représentation exclut au lieu d’inclure.
En choisissant de désigner quelqu’un pour parler à notre place, pour nous représenter, nous nous excluons nous même du débat. Le droit de vote qui est l’expression d’une volonté politique est en même temps un acte de renonciation de cette volonté puisque le peuple la délègue à un candidat.
Voter c’est renoncer.
C’est ainsi que se crée mécaniquement une catégorie distincte de gens, les élus, qui, regroupés en partis, parlent leur propre langue, ont leur propre logique.
Il ne s’agit pas de contester la démocratie mais de plaider pour un autre type de démocratie, pour une réinvention.
Cette réinvention peut se faire par la loi, mais dores et déjà nous pouvons la construire en réalité.
Il faut maintenant passer du pouvoir d’asservir au pouvoir d’émanciper et reconnaître au peuple la légitimité de son pouvoir et sa capacité à l’exercer.
La démocratie est le moins mauvais des régimes, certes, mais cela ne nous dispense pas de vouloir l’améliorer et tout au moins de l’explorer jusqu’au bout. Un système démocratique qui ne se critique pas, qui n’évolue pas, se paralyse et entre peu à peu dans une phase de transformation rétrograde qui aboutit à sa négation.
La démocratie est une notion à faire vivre, elle ne peut être considérée comme acquise, définie une fois pour toute et à jamais intouchable.
59 Société civile
Depuis quelques années, on tente de régénérer la démocratie en faisant appel à ce que l’on appelle la société civile.
Quelle est la pertinence de cet outils dans la recherche de nouvelles pratiques démocratiques ?
L’utilisation qui est faite actuellement de la notion de société civile est détournée de son sens originel. Lorsque aujourd’hui les pouvoirs publics, les partis, évoquent la « société civile » il s’agit une nouvelle fois pour eux, d’une tentative répétée à plusieurs reprises dans l’Histoire de détournement de souveraineté. En effet, c’est toujours le pouvoir en place qui finalement désigne les « happy few » chargés d’incarner les valeurs fantasmée d’une société civile parée de toutes les vertus et qui permet à la classe politique de se donner un vernis de renouveau démocratique.
En réalité la société civile n’est qu’une courroie de transmission derrière laquelle se dissimulent les classes dirigeantes, le prolongement naturel de volonté d’hégémonie. C’est la société des Elites et elle est incapable de rendre compte de la réalité du monde du travail de la précarité, de la pauvreté, elle n’existe que pour cautionner et renforcer la doctrine selon laquelle la liberté de produire et de détruire, de s’approprier les richesses de la terre n’a pas de limites et que cette liberté de nuire est et doit demeurer absolue. La société civile est l’aboutissement d’une manipulation orchestrée par le pouvoir, pour habiller d’un vernis démocratique les décisions prises par lui seul, ce n’est qu’un simulacre révoltant de représentation de la multitude. Il s’agit de la même procédure totalitaire que celle qui a désigné l’aristocratie puis le prolétariat pour décider en lieu et place de la multitude
60 Approfondissement de la démocratie et Guerre mondiale
Travailler à l’approfondissement des pratiques démocratiques c’est poser deux niveaux de réflexion : le contexte, l’échelle.
Le contexte est celui de la Quatrième Guerre mondiale. Certes, elle n’a pas la même forme que la guerre froide, ou que les deux premières guerres mondiales : c’est une guerre civile.
Les effets de cette guerre civile mondiale sont visibles dans les actes terroristes, dont le 11 septembre 2001 est le paroxysme. Et dans la démultiplication des opérations de maintien de l’ordre, dont la guerre d’Irak constitue l’événement le plus voyant.
Or, dans toute guerre civile, l’ennemi est nulle part et partout. Ce qui implique la montée en puissance des pouvoirs de police, la restriction des libertés individuelles et donc une démocratie amoindrie. Travailler à la démocratie c’est donc travailler à la paix.
Le deuxième niveau de réflexion pose la question de l’échelle, de la verticalité. La rationalité administrative pousse à toujours concentrer les décisions vers le haut du système et vers un petit nombre de personnes « compétentes » : intercommunalité, Europe, Monde… Notre objectif, au contraire, doit être de réimplanter la démocratie dans tous les lieux de pouvoir, jusqu’au niveau des microdécisions. Il s’agit de faire confiance au bons sens et à l’expertise citoyenne.
* * * * *
- Cette « guerre civile » va dans le sens de l’intérêt des Élites. Elles vont donc tout faire pour l’entretenir…C’est sans fin ?
Comme cela sert leurs intérêts, cela se perpétuera. Et on a vu qu’il y aurait toujours des gens prêts à mourir spectaculairement. Mais plus ces réactions seront isolées, moins la surveillance préventive de la société pourra se justifier. Plus elles seront, au contraire, organisées et représentées, plus on ira vers une société inquisitoriale. Tout cela se passe au niveau mondial. Les choses ne changeront que lorsqu’un nombre suffisant de chefs d’États influents seront prêts à les faire changer.
61 Revivifier la démocratie verticalement
La démocratie est un régime en équilibre en mouvement, jamais achevée, elle doit être interminablement remise en cause dans ses formes et dans son contenu.
La démocratie dans son usage basique et rudimentaire actuel se résume à autoriser une moitié de la population à dicter ses orientations à une autre moitié de la population. Comme les scrutins sont de plus en plus indécis, c’est en fait la partie des électeurs la plus incertaine, la moins sûre de ses choix, qui focalise l’attention des partis et oriente les programmes et les campagnes politiques.
La représentation dans une démocratie peut être perçue comme une bonne chose parce qu’elle relie les citoyens au gouvernement, elle les associe les connecte directement au pouvoir.
Mais c’est aussi une façon d’éloigner le peuple, de le séparer des décisions, de le dissocier, de le déconnecter du pouvoir puisqu’une fois élu, le représentant a tendance à n’en « faire qu’à sa tête ».
Chaque époque a dû trouver les réponses adaptées au contexte économique et social dans lequel le pays évoluait. Aussi, la démocratie parfaite doit être posée en terme de direction et pas en terme d’objectif.
Il ne s’agit pas bien sûr d’opposer représentation et participation, mais de bien voir qu’il faut un rééquilibrage entre ces deux approches. Notre époque, pas plus que les autres, n’est confrontée à un objectif de perfection, elle est simplement face à un problème d’adaptation, de recadrage, de réorientation de nos pratiques démocratiques. Cette modernisation de la démocratie, nous devons l’envisager comme une démarche à ré-enraciner dans le local, le quartier. C’est en revivifiant la démocratie à la base, en redonnant au citoyen une place centrale, que pourra se construire une démocratie plus vivante et plus globale.
En effet il nous faut faire revivre la démocratie aux deux extrêmes, à la fois à l’échelle de la micro-décision et à la fois à l’échelle globale, celle du pays, de l’Europe et du monde.
- « Les élus n’en font qu’à leur tête », pourquoi ?
Non, car c’est le système qui veut cela. Un député ne dispose d’aucun moyen pour consulter son électorat. Alors, pour ne pas être confronté à la réalité du peuple, la tentation de la déconnexion est grande. Depuis 1789, le peuple est considéré comme dangereux. Le système s’arrange donc pour le tenir éloigné. Dans leur majorité, je suis convaincu que les élus sont des gens qui y ont cru. Et qui parfois y croient encore. Mais ils font ce qu’ils peuvent, et pour beaucoup du mieux qu’ils peuvent…
- Que signifie « faire revivre la démocratie aux deux extrêmes » ?
Les initiatives vont d’abord foisonner au niveau local. Puis à l’échelon des États Nations. Puis à l’échelle des grandes régions de la planète. Et enfin le monde changera…
62…et horizontalement
Dans le contexte de la mondialisation économique, il est évident que se pose le problème de la mondialisation du pouvoir et de sa représentation.
On ne peut aborder cette question de l’en-haut si au préalable on n’a pas réussi à mettre en œuvre des solutions pour l’en-bas. Il nous faut pour cela, à la base, réinventer un réseau d’implication des citoyens autre que celui des élections. Et il doit être le plus démocratique, le plus participatif possible.
Promouvoir les pratiques démocratiques, c’est donc faire fonctionner le principe de subsidiarité et donc travailler à la décentralisation. Faire avancer la démocratie, c’est l’installer dans tous les lieux de pouvoir. Enfin, se pose le problème de l’élargissement. Après avoir durant tout le XX° siècle étendu le champ de la démocratie à certaines catégories de la société, les pauvres (suppression du suffrage censitaire), les jeunes (droit de vote à 18 ans), les femmes (droit de vote en 1945)…il nous faut sans doute maintenant travailler à l’extension du domaine de la démocratie en l’étendant à toutes les catégories de la population, horizontalement.
Comment rendre compte aujourd’hui de la diversité qui constitue le peuple, comment représenter les innombrables différences de culture, de couleur, de genre, de sexualité, de façon de vivre et de travailler… le peuple est devenu multiple, myriade et mosaïque.
Le peuple en l’espace de quelques années est devenu Multitude.
- La décentralisation n’est pas faite ?
Elle reste totalement à faire, même s’il y a eu des avancées. L’État continue de se mêler de choses qui ne le regardent pas. Ou sur lesquelles il n’a plus d’emprise. Ou pour lesquelles il n’a plus d’argent. Du coup, il n’est souvent plus qu’un pouvoir de nuisance ! Toutes les collectivités locales :communes, départements, régions sont confrontées à cela. L’État doit se recentrer sur ses pouvoirs régaliens : l’Éducation, la Santé, la Justice, la Police, l’Armée…
- Mais la décentralisation ne favorise-t-elle pas trop souvent le clientélisme ?
Ici, à la Réunion, c’est l’État qui fait du clientélisme. Les élus locaux ne sont pas plus suspects que l’État. Il suffit de mettre en place un certain nombre de règles et de moyens de contrôle. Les gens ne sont plus les mêmes qu’en 1950 : on n’achète plus leur bulletin de vote avec des passe-droits.
- Quels sont tous ces lieux de pouvoir où vous souhaitez installer la démocratie ?
Partout où existe une relation de pouvoir, la démocratie doit progresser. Ce qui ne veut pas dire abattre toute autorité. Mais l’autorité et la décision devraient être inséparables de la consultation et de l’écoute.
- Et à quelles catégories de la société faut-il élargir le champ de la démocratie ?
Dans tous les lieux d’enfermement, il faut trouver les moyens d’entendre les gens, de les consulter. Je pense, par exemple, dans certaines situations et sous certaines conditions, aux enfants, dans les collèges et les lycées. Aux prisonniers : être privé de liberté, ce n’est pas être privé de parole. Aux malades dans les hôpitaux. Aux personnes âgées dans les maisons de retraite… Il ne s’agit pas d’abolir l’autorité, mais de faire qu’elle soit éclairée. Prendre un avis ne signifie pas systématiquement le suivre. Et même si on obtient des opinions aberrantes, c’est révélateur d’un problème à traiter. Quant aux immigrés, il me paraît impensable de se passer de leur consultation. Et comment entendre toutes les voix inaudibles : celles des personnes en situation irrégulière, des électeurs non inscrits ? Il reste à trouver les modalités adéquates. Mais en refusant le communautarisme et les quotas. Il s’agit de permettre à chacun de donner son avis, pas de différencier les gens par des représentations catégorielles.
63 Principe de subsidiarité
À un moment où les électeurs, en plein désarroi, n’acceptent plus que sans débat une caste de décideurs les engagent dans des projets qu’ils jugent néfastes, le niveau de décision doit être ramenée au niveau pertinent.
La subsidiarité est un des principes fondateurs sur lequel s’est construite la démarche de développement durable telle qu’elle a été définie lors de la Conférence de Rio en 1992. Ce principe a été introduit dans le droit communautaire par le traité de Maastricht.
Il s’agit de traiter les problèmes au plus près de l'endroit où ils se posent, de rapprocher la prise de décision au plus près des acteurs qui en subiront les conséquences directes. Ce principe est le garant de la mobilisation des acteurs locaux dans la stratégie de développement durable. Le rôle des collectivités locales les plus proches des citoyens est primordial dans la mise en œuvre de ce principe. C’est en déclinant les possibilités ouvertes par l’instauration du principe de la subsidiarité qu’une partie importante des problèmes qui se posent à La Réunion en tant que partie du tout Français et Européen, trouveront leur résolution. Le « fil rouge » de la subsidiarité conduira à la re-localisation des décisions sur les biens naturels, les services liés aux libertés fondamentales. Cette re-localisation doit être mise en œuvre par une régionalisation des capitaux, une prise de contrôle majoritaire, par les collectivités locales, de sociétés qui auraient la charge de gérer les biens et les services essentiels, ce qui permettra d’assurer le ré-enracinement des décisions sur les secteurs primordiaux. Ce principe peut être décliné au niveau des micro-décisions.
Il s’agit de permettre enfin au peuple gouverné de gouverner à son tour.
64 L’autodétermination
La loi telle qu’elle est, est pleine de fissures de replis, d’interstices, de failles qu’il nous faut approfondir, encourager, fertiliser.
La nouvelle démocratie est en germe dans la vie de tous les jours.
Elle a ses racines dans la pratique quotidienne des gens, des familles et c’est dans cette pratique horizontale de la prise de décision que doivent se construire les bases du renouveau démocratique.
C’est sur le double principe de la subsidiarité et de l’autodétermination que nous devons avancer.
Ramener le niveau de décisions « vers le bas » au niveau le plus pertinent et permettre aux gens concernés par les mesures à prendre de s’autodéterminer en concertation avec l’instance supérieure qui reste garante de l’intérêt général, voilà le chemin à parcourir.
Les micros-décisions qui concernent la vie de tous les jours doivent être prises par les populations concernées. C’est donc bien à l’échelon communal qu’il est possible de reconstruire une démocratie vivante, citoyenne, en prise avec la réalité des enfants, de l’école, de l’urbanisme, des problèmes sociaux…en prise avec la vie.
Une démocratie régénérée, c’est ce qui permettra aux citoyen de se réapproprier les espaces de vie en commun. La démocratie représentative étant reléguée au niveau où elle devient nécessaire.
C’est sans doute en démocratisant radicalement la démocratie que l’on pourra redonner du sens à l’action publique.
Prenant sa source dans la rue, le quartier, la commune, le citoyen surveillant, vigilant peut instaurer des contre-pouvoirs pour peser sur les élus, contrôler le respect de leurs engagements et poser les limites de leur pouvoirs au quotidien.
65 Quel est l’échelon pertinent ?
La participation est l’une des clé qui permet de contribuer aux débats de société. C’est l’échelon communal qui apparaît comme le plus évident parce que c’est le premier niveau qui soit doté d’une représentation légitimée par le suffrage universel. Mais cet échelon communal, en particulier à la Réunion est « dépassé » par le haut et le bas. A l’échelle infra communale, parce que les habitants s’identifient d’abord à leur quartier. Mais même le quartier, bien souvent, ne correspond pas à l’espace le plus pertinent et au sentiment d’appartenance, d’identification le plus fort. Les gens se reconnaîtront plus dans leur îlot d’habitation, leur rue, leur bloc… autant de sous quartiers à l’échelle desquels les expériences de démocratie participatives peuvent se révéler plus intense, plus utile et plus pertinentes. A l’échelle supra communale , les étages des communautés de communes, d’agglomération, départementaux, Régionaux… sont bien souvent les niveaux appropriés. Demander aux habitants de s’engager dans des processus de participation c’est leur demander de bien maîtriser ces différents niveaux de compétence et de savoir que leur intervention a un poids qui est a moduler en fonction du degrés de proximité de la décision. Un citoyen qui se mobilise localement est un meilleur citoyen pour la démocratie nationale et l’apprentissage de la participation au niveau local irrigue de façon bénéfique tout le corps de la société, toutes les formes de relations sociales.
66 Le pouvoir horizontalement
Désormais les responsables des collectivités, des administrations, devront peu à peu apprendre à co-construire l’ensemble des décisions, avec les habitants et cela pour chaque événement. Aucun des domaines de la vie ne sera épargné par cette nécessité, de la gestion des menus de la cantine du quartier à l’établissement d’une politique culturelle à l’échelle d’un territoire, en passant par les problèmes liés au bruit ou à l’élaboration d’un budget : c’est l’ensemble des domaines de la vie qui devront être embrassés de manière différente, partagée, collégiale. Il ne s’agit pas de « ramener » les gens aux urnes par cette nouvelle approche ou de les « réconcilier » avec les politiques. Il s’agit maintenant de prendre en compte, d’envisager globalement tout le panel de la citoyenneté en incluant, aussi les « non » : non-inscrits, non-votant, non-exprimés, non-majoritaires…Les élections après avoir été, en particulier à La Réunion, le temps fort de la relation entre les institutions et la Multitude n’en seront plus qu’un des épisodes. Il ne sera bientôt plus question de la victoire d’un camp contre l’autre, de la dictature d’une majorité contre la minorité. La mise en pratique systématique du principe de subsidiarité et d’évaluation permettra aux élus et aux responsables d’avoir une approche différente des responsabilités qui s’exerceront non plus verticalement, de haut en bas, mais horizontalement, en réseau. Toujours penser le changement, l’utopie, ne jamais y renoncer, mais à des niveaux d’actions pertinents.
67 Représentation contre démocratie
Nous vivons dans le cadre d’une « démocratie restreinte ». Restreinte à la représentation. Il ne s’agit donc pas, pour nous, de redonner un peu de jeunesse à la démocratie représentative en lui donnant un peu de sang neuf avec la démocratie participative. La démocratie représentative c’est la main droite du libéralisme en économie, et tempérer la représentation par la participation c’est s’assurer aussi que le système économique ne dérive pas vers l’ultra-libéralisme et ses travers. De même que le capitalisme sauvage exerce sa domination sur les travailleurs, de même le système de démocratie représentative cherche, en dehors des élections, a constamment écraser les citoyens et l’expression de la volonté générale. Cette expression est bâillonnée, écrasée, brimée, asservie, quelquefois humiliée. Or c’est de la démocratie participative, des réunions, des forums, des concertations, d’une définition construite de l’intérêt général que doit procéder la représentation. Mais le combat de la participation contre la représentation est inégal, c’est le combat de la multitude inorganisée contre les élites organisées.
Inexorablement la force de la légitimité, la puissance constituante, qui est le propre de la multitude gagne du terrain. À mesure que s’élève le niveau d’éducation et de conscience, s’effondre un peu plus l’arbitraire de la représentation , de cette aristocratie de porte-parole professionnels que sont devenus les élus. Il faut plaider pour une démocratie différenciée, selon le niveau décisionnel requis. Il est aussi absurde de convoquer le Peuple de France pour établir les repas d’une cantine de quartier qu’il est absurde de demander à chacun de se prononcer sur chaque décision de l’ONU.
68 Réforme et démocratie
Une vraie réforme ne peut déboucher que sur la démocratie participative en tant que forme de gouvernement, et réciproquement, l’objectif d’une vraie démocratie ne peut qu’être la transformation de la société. Une vrai réforme est essentiellement démocratique et la démocratie c’est nécessairement la réforme. Réforme et démocratie sont les deux faces d’une même pièce, ils se déterminent mutuellement dans le cadre d’un processus vivant et continu. Le fait que la réforme n’ait pas débouché sur la démocratie est l’argument principal des conservateurs pour justifier leur refus du mouvement et de la démocratie. Le XX° siècle et ses errements ne marque pas le début de la fin pour les forces de l’espoir, mais la fin des faux espoirs. Ainsi a-t-il été mis un terme à la phase primitive, infantile, du soi-disant socialisme réel avec la démembrement de l’URSS. Les échecs systématiques des autres systèmes ne constituent en rien des vérifications, ne sont pas des certificats de bonne conduite de l’ultra-libéralisme. La chute du mur de Berlin prononce la condamnation définitive de fausse issues pour le genre humain et annonce dans le même temps la naissance de l’exploration d’autre voies. De même que la guerre en Irak a commencé quand Washington annonça qu’elle était terminée, la fin de l’Histoire annoncée par les sociologues néo-libéraux est en réalité son commencement. La solidarité des Multitudes face à la barbarie détruit les frontières. Toutes les frontières. Dans tous les sens. De toutes les façons.
La démocratie et transformation sociale
Par le passé c’est le socialisme, le communisme qui ont fourni les outils du progrès social. La démocratie était passée sous silence parce qu’elle était considérée comme naturellement engendrée par ces deux idéologies.
On sait ce qu’il en est advenu. La démocratie, qui allait « de soi », qui devait découler du socialisme réel fut foulée aux pieds.
Les idéologies issues du marxisme et les espérances qu’elles avaient portées ont été brutalement dévaluées au moment de l’effondrement du bloc soviétique. Face aux espoirs déçus, à la dévalorisation des anciennes références et à la débandade qui s’en suivit, une partie de la gauche s’est retrouvée sous l’étendard improvisé de l’ anticapitalisme.
Avec la fin précipitée des modèles marxistes et faute de pouvoir disposer immédiatement d’une argumentation conceptuelle de remplacement, c’est l’anticapitalisme qui est utilisé comme idéologie de secours et on veut lui faire jouer le rôle de moteur de la transformation sociale.
Mais se dire anticapitaliste c’est se définir par rapport au seul capitalisme or on sait bien maintenant que l’oppression peut prendre beaucoup d’autres visages.
En réalité la plupart de ceux qui se disent anticapitalistes sont actuellement incapables de dessiner les contours de la société de rechange pour laquelle ils se battent et c’est par défaut que pour militer ils se réfugient à l’abri de la bannière de l’anticapitalisme.
Pour transformer le monde dans lequel nous vivons, il ne faut pas se positionner seulement en critique de ce qui existe mais par rapport monde que l’on veut construire. Enfin placer la demande d’un nouveau monde sous la bannière de l'anticapitalisme, c’est encore une fois empêcher l’émergence de la revendication de démocratie.
En effet, comme avant, encore une fois, on essaye de faire apparaître la démocratie comme un produit qui va naturellement dériver des luttes sociales.
Or nous savons, par expérience, que ni le communisme, ni le socialisme, ni le capitalisme ni même l’anti-capitalisme ne produisent naturellement la démocratie et que tour à tour ils ont porté les dictatures les plus sanglantes.
Les combats anticapitalistes en subordonnant, comme par le passé, la lutte pour la démocratie ne font que la nier et empêcher son avènement.
Aujourd’hui il est décevant de voir que ceux qui continuent à nier la démocratie comme moteur de la transformation, ce sont les mêmes qui ont jusqu’au bout soutenu les expériences de socialisme « réel ».
Le combat pour la démocratie n’est soluble dans rien et rien ne peut s’y substituer.
Faire de la démocratie la clé de la construction du monde de demain c’est rétablir nécessairement la prééminence du politique sur l’économie.
Permettre aux gens de faire des choix, par eux mêmes, pour eux mêmes, c’est faire entrer enfin la politique dans chaque instant de la vie, et c’est possible, ici et maintenant.
Il ne s’agit plus seulement de l’appropriation des moyens de production mais de la ré-appropriation totale de la chose publique.
Il faut en finir avec les vieilles lunes et arrêter de s’imaginer que le capitalisme produira les conditions objectives de son propre renversement…qu’il finira inéluctablement par disparaître après un stade suprême et un grand soir à la suite duquel viendront comme par magie les conditions et la forme de l’émancipation et donc de la démocratie.
La démocratie ne découle pas automatiquement du renversement d’une oppression.
Au contraire, c’est la démocratie qui bouscule et renverse les oppresseurs qu’ils soient capitalistes, ou anti capitalistes…
Se placer du point de vue de la démocratie c’est réfléchir en dehors des systèmes et c’est permettre la transformation sociale sans retomber dans les errements du passé.
Notre société doit enfin reconnaître le caractère irréductible du fait démocratique et en faire le cœur de la réforme. Il est vrai que la démocratie a toujours fait peur… à ceux qui sont dans une démarche de domination. C’est pour cela qu’elle doit être désormais envisagée comme le moteur même de la transformation sociale.
69 Extension du domaine de la démocratie
Avec le temps une décision ne sera perçue comme pertinente par le citoyen que si elle apparaît comme co-construite. Ainsi lorsqu’une décision est prise, si on veut qu‘elle soit perçue comme légitime il faudra désormais cumuler deux légitimités. Celle traditionnelle de l’instance qui prend cette décision et la légitimité que lui aura donné son mode de construction. C’est la participation des citoyens à l’élaboration d’une décision qui va finir de lui donner sa légitimité pleine et entière.
Il ne s’agit donc plus, pour changer les choses, de changer d’élus ou de gouvernement, mais de changer le mode d’exercice du pouvoir. Comment redonner de la légitimité a l’action publique, au-delà de celle issue du système de l’élection qui n’est qu’une des pièces du château de la Démocratie.
Changer le mode d’exercice du pouvoir localement, dans une commune par exemple, c’est concevoir un mode de gouvernance qui dissocie l’exécutif du législatif. Ce qui veut dire concrètement que les conseillers municipaux, à l’image des députés, devraient être élus non plus par un scrutin de liste mais uni-nominalement ce qui leur assureraient une plus grande indépendance vis-à-vis de l’exécutif qu’est le maire.
Changer le mode d’exercice du pouvoir, c’est aussi créer les conditions réglementaires pour que les citoyens aient accès à des espaces de discussions et de délibération à chaque fois qu’il y a un bien commun à gérer.
Il y a une nouvelle boîte à outils démocratique à mettre en place, destinée à permettre la systématisation de l’échange entre élus, techniciens et citoyens.
Désormais, la compréhension des enjeux, l’adhésion des citoyens à l’action publique dépend principalement de leur participation aux choix qui sont faits et marginalement de la délégation qu’ils ont pu donner au moment d’une élection.
Les élus qui sont les représentants du peuple doivent comme auparavant s’assurer du bien fondé de leurs actions, mais ils devront aussi dorénavant se consacrer au mode de construction de l’action publique et, en particulier, ils devront s’assurer de la participation effective des gens à cette construction.
Nous entrons dans une phase d’extension du domaine de la démocratie et c’est cette extension qui fondera la légitimité de l’action publique. Les élus se re-légitimeront en devenant les organisateurs, les garants de l’action publique négociée.
70 Gestion participative
Nous vivons un temps où l’autocratie est la règle et la consultation, la démocratie l’exception.
Comment une organisation centralisée comme l’administration française peut-elle se réformer suffisamment jusqu’à devenir un instrument démocratique efficace au service de la démocratie ? Le caractère non démocratique de l’organisation administrative actuelle s’est construite aux siècles précédents sur le mode de la conformité à l’organisation générale de la société qui était copiée sur le modèle autocratique.
Aujourd’hui, quelle forme de démocratie appliquer à l’intérieur d’une organisation pyramidale telle que peuvent l’être les administrations de notre pays ?
La co-gestion, lorsqu’elle a pu trouver un commencement de réalisation, n’a fait qu’associer les super structures syndicales et patronales aux décisions. Or ce dont il s’agit, pour nous, c’est d’installer la participation à tous les échelons de l’administration.
La réduction des rigidité hiérarchiques est possible par la mise en place d’un enchaînement de procédures qui aboutissent finalement à construire une société toujours plus démocratique.
À terme, la mise en œuvre des nouvelles formes de démocratie va se faire dans tout le champ des organes de décision des administrations à l’entreprise, en passant par les organisations associatives, syndicales…
71 Bombarder les quartiers généraux
Comment à la fois faire le constat que les gens ont changé, que leur désir de démocratie n’est pas contournable, que leur capacité à appréhender, à comprendre, à analyser le monde dans lequel ils vivent est radicalement différente de celle qu’elle a pu être il y a quelques dizaines d’années, comment faire ce constat sans voir et prendre en considération que cette analyse s’applique aussi aux fonctionnaires des structures qui ont la charge d’administrer ces nouveaux citoyens ? Alors bien sûr, les administrations à tous les niveaux doivent profondément se transformer de l’intérieur et se démocratiser pour pouvoir mieux prendre en compte la demande des administrés. La mise en place d’une véritable démocratie participative ne peut se réaliser pleinement par l’intermédiaire de structures autocratiques. Ce qui veut dire que l’objectif de la participation des citoyens est incompatible avec la permanence de structures, communales, régionales, départementales, étatiques dont le fonctionnent ne serait pas lui même participatif. Il doit y avoir adéquation entre les valeurs du projet de démocratie participative et les valeurs internes des outils administratifs concernés sous peine de tomber dans les effets d’annonces et les affichages. L’un des enjeux majeurs de la démocratie participative réside donc dans la capacité des élus et des responsables à se remettre en cause, à faire évoluer les structures de gestions qui sont en charge des affaires et qui on la responsabilité de l’intérêt général et du bien commun. Concrètement il faut mettre en place les outils permettant d’associer de plus en plus étroitement les fonctionnaires aux processus décisionnels à l’intérieur même de l’administration où ils évoluent. C’est la condition nécessaire de leur responsabilisation et de leur implication dans le processus externe de participation.
72 La démocratie dans l’entreprise
« … si une révolution consiste à changer profondément ce qui est, notamment en ce qui concerne la dignité et la condition ouvrières… je ne suis pas gêné dans ce sens-là d'être un révolutionnaire… De GAULLE 07.06.1968
En 1969 le Président de la République à provoqué un référendum sur la question de la Participation. C’est le « non » qui l’emporte en regroupant la gauche qui souhaite en finir avec l’époque gaulliste et une partie de la droite conservatrice, tétanisée par l’audace des propositions contenue dans la réforme. De Gaulle qui est un personnage atypique dans le paysage politique français et qui est pétri de méfiance à l’égard des partis, n’a jamais caché qu’il souhaitait, dans l’entreprise, voir les ouvriers participer aux responsabilités, aux bénéfices et au capital. Tout ce qui nous paraît naturel et normal aujourd’hui dans le monde du travail a souvent été considéré comme « révolutionnaire ». Le droit du travail est construit autour de conquêtes qui on souvent été marquées inutilement par le conflit et l’affrontement.
Aujourd’hui, l’Entreprise faisant appel de plus en plus à des salariés « intelligents » a inventé la précarité pour rendre difficiles les mobilisations et retarder la participation des ouvriers et des employés à la marche de leur outil de travail.
Ce ne sont là que des manœuvres de retardement. L’Entreprise ne peut rester en dehors de la marche du temps et la démocratie participative qui envahit peu à peu la sphère publique ne pourra rester longtemps aux portes du monde du travail.
73 La contre-expertise des collectivités
Décentralisation, principe de subsidiarité, évaluation, démocratie participative sont des approches possible de la résolution de la crise politique que traversent les structures de l’Etat. En France et donc en particulier à la Réunion, ces approches doivent se compléter par l’encerclement progressif des insuffisances des services de l’Etat. Les collectivités locales, regroupées, peuvent disposer d’une vraie capacité, suffisante pour s’entourer des compétences juridiques nécessaires à la défense des droits des Réunionnais. Alors que traditionnellement c’est l’Etat qui contrôle les collectivités territoriales, il existe désormais la possibilité pour les collectivités locales de France d’évaluer, de contrôler juridiquement et de contester, s’il y a lieu, les performances des services de l’Etat. La stratégie de la tension qui est exercée par l’Etat de façon très lourde dans les régions et en particulier à la Réunion, peut être retournée contre lui puisque les juridictions administratives de la nation sont indépendantes et qu’elles peuvent être saisies par tous, du simple citoyen à la collectivité locale qui s’estime lésée. La contre-expertise systématique des actes de l’Etat, par une coalition de collectivités locales, par un collectif citoyen, peut dessiner un paysage et un rapport de force rééquilibré, en tous cas plus favorable aux intérêts et à l’épanouissement des gens. Ici comme en métropole, ces combats vont permettre aux populations de s’installer progressivement dans une décentralisation effective. C’est dans les plis de la loi, les lectures à contre-jour, que résident la liberté et le développement. Le maillon faible des chaînes de l’État se situe au niveau où les collectivités et la multitude de la Réunion sont les plus fortes.
Il n’y a rien à attendre venant de « l’en haut ». C’est au niveau local que naîtront les mouvements qui, un jour, s’épanouiront au niveau national et international.
III) La libération
A) Les outils du local
74 Décentralisation, identité, diversité
La construction de l'Etat en France s'est accompagnée d’une volonté politique de créer une communauté d’hommes et de femmes égaux. Il a donc fallu au moment de la Révolution Française gommer les particularismes locaux qui avaient souvent été les instruments de l’oppression au service de l’Ancien Régime. Ces particularismes régionaux étaient la source de profondes inégalités entre français et tout cela était en totale opposition avec les idéaux égalitaires des révolutionnaires.
Comment comprendre la montée du local, la revendication identitaire, la demande de décentralisation à une époque de mondialisation de la culture et des flux d'échanges. On pourrait considérer comme paradoxale la montée en puissance des territoires, des commune, des localités, des quartiers.
Il est vrai que ces phénomènes locaux surgissent à un moment où il est devenu possible, concrètement, de vivre d’exister sans connections, sans attaches, sans racines avec un quelconque territoire. C’est devenu possible parce qu’ aujourd’hui, on peut se déplacer facilement et recueillir l’information de partout
Dans les milieux urbains en particulier, la vie en société, le besoin d’être relié à d’autres gens peut se réaliser au-delà de l’endroit où l’on se trouve.
Le plus souvent les gens se rencontrent se fréquentent, vivent ensemble au travers de ce qu’ils font et plus du tout au travers de l’endroit où ils sont.
Pour trouver sa place il est important d’être intégré à des réseaux, que ce soit des réseaux de travail, de loisirs… L’endroit, le sol, la terre qui étaient les lieux de la vie sociale, ne sont plus utiles.
À la fois les gens ont cru qu’ils pouvaient vivre totalement déconnectés du local et à la fois on les a persuadés que localement on n’avait plus besoin d’eux.
Beaucoup de maux de notre société ont pour origine cette double faute. Faute des citoyens bien sûr qui ont cru pouvoir vivre en « suspension » et faute du système qui en a profité pour chasser hors du local ces mêmes citoyens.
Il est devenu urgent de mettre fin à ces dérives en ré-ancrant les gens dans leur aire de vie et en leur donnant la possibilité de maîtriser leur destin.
Dans le cas de la Réunion, un des enjeux majeurs des prochaines années sera de permettre à tous de se réapproprier leur île, en leur rendant le pouvoir de l’aménager et de la protéger. C’est un enjeu majeur à l’échelle individuelle mais aussi au niveau collectif. L’attachement à notre île est le seul support sur lequel nous pouvons nous appuyer pour continuer à construire à protéger et à sauvegarder la diversité réunionnaise. Les Réunionnais sont très attachés à leur île et en même temps, d’une certaine façon, les racines de tous les Réunionnais sont hors de la Réunion.
Dans un contexte global où l’identité des gens va de plus en plus se construire à partir de ce qu’ils font et de moins en moins de l’endroit où ils sont, il y a une plus grande obligation à redonner du sens au pouvoir du citoyen d’agir sur son environnement.
75 Les assemblées participatives
Il existe actuellement des obligations légales en matière de participation des citoyens à un certains nombre d’instances d’information et de débats en particulier lorsque de grands projets sont programmés.
Ces instances ont été rendues pérennes et obligatoires dans le cadre des relations entre les consommateurs et les services publics payants : eau assainissement, restauration scolaire…
Ces instances permettent la transparence du fonctionnement administratif, garantissent l’accès à l’information. Elles doivent être densifiées dans leurs aspects représentatifs et décisionnels et généralisées.
Il est désormais nécessaire d’installer de véritables outils de concertation entre les usagers et l’administration sur l’ensemble des services offerts au public.
Ainsi les installations sportives, les espaces culturels… devront à terme être gérés en partenariat avec leurs utilisateurs dans le cadre d’organismes de concertation.
Par ailleurs, la loi a permis la création de conseils de quartiers. Il est regrettable que le législateur ait négligé de leur affecter des fonctions réglementaires et ait permis de les contourner sans difficulté.
Avec le temps, ces conseils seront de plus en plus représentatifs du quartier seront amenés à fonctionner sur un mode budgétaire autonome sur la base de ce que l’on appelle les « droits de tirage ».
À côté des conseils de quartiers et des commissions consultatives des services locaux, il est devenu indispensable de constituer des commissions thématiques comme le conseil des sages, des jeunes, des handicapés… qui, sur des sujets plus particuliers, sont à même de donner une sensibilité, un avis autorisé.
76 Les fonds participatifs
Les aspects financiers ne peuvent être dissociés de la démarche participative sous peine de la vider de tout sens. Il existe actuellement deux approches complémentaires, fonctionnelles, qui permettent de mieux associer les contribuables aux dépenses et recettes qui sont réalisées par la collectivité.
D’abord, les conseils de quartiers peuvent accéder à des fonds ou enveloppes financières qui leurs sont allouées en début d’exercice budgétaire par la collectivité. Ces droits de tirages qui visent en général de petits investissements sont réalisés suivant des modalités précises de façon à ce que la gestion des finances publiques restent encadrées.
Ensuite le budget participatif qui doit devenir un outil de gestion au service de tous.
Il permet à chaque citoyen qui le désire de participer à l’élaboration du budget de la collectivité concernée. Le budget participatif est un outil démocratique parce qu’il questionne directement le partage du pouvoir.
Dans le budget participatif, ce ne sont pas seulement les techniciens ou les dirigeants qui tranchent, c’est la population elle-même qui, au travers de différents mécanismes, de consultations et de décisions, participe à la définition du montant des recettes et des engagements financiers, décide des investissements et des priorités.
Les majorités d’assemblées cessent progressivement d'être les seuls propriétaires des intérêts collectifs, car elles vont déléguer à l'ensemble de la population le droit d’exister dans le processus d'élaboration des décisions qui touchent à sa vie sur le plan politique et économique. À terme, la population va entrer dans un rapport de cogestion avec les élus et l’administration. Le budget participatif repose sur une mise en valeur du savoir populaire. L'expérience de Porto Alegre démontre qu'il est possible pour de simples citoyens de contribuer, avec les experts, à l'exercice de prise de décision à partir de leur connaissance intime de la réalité de leur quartier.
Il s’agit pour les élus d’entrer dans une procédure d'autolimitation de leur pouvoir et une posture intellectuelle de confiance dans les ressources citoyennes. Il s’agit, par la mise en place de ces mesures, de mettre un terme à ce qui a pu apparaître souvent dans les anciennes pratiques du pouvoir comme relevant de l'unilatéralisme despotique.
77 Sondages et jurys citoyens
L’irruption des sondages dans la vie publique est un phénomène relativement récent. La démocratie existait déjà bien avant leur entrée sur le devant de la scène. Ce ne sont pas des instrument essentiels au développement de la démocratie même s’ils peuvent être des outils utiles et pratiques dans l’exercice de la démocratie de proximité et de la participation.
À grande échelle, ils sont trop souvent utilisés pour formater l’opinion publique et ils participent ainsi à cette entreprise générale de contrôle de la société.
En effet, les sondages sont sensés nous dire ce que nous pensons mais en réalité ils nous disent aussi ce qu’il faut penser pour ne pas se désolidariser du groupe majoritaire.
Cependant il faut bien constater que la technique du sondage est désormais au point et qu’incontestablement les sondages sont à un moment précis un moyen objectif de connaître l’état de l’opinion.
Dès lors pourquoi se priver de ce mode de connaissance pour s’approcher de ce que pensent les gens, avant de finaliser les décisions qui les concernent.
À partir du moment où l’outil sondage sera utilisé en dehors du contrôle de la sphère marchande, alors il se révèlera être un outil précieux au service de la démocratie.
À n’en pas douter, les prochaines années verront s’installer une Haute Autorité indépendante, chargée de mettre en œuvre des sondages issus d’une commande publique, avec un encadrement et des obligations.
De même qu’il est admis par tous que soient mises en œuvre les Enquêtes Publiques pour certains projets, de même on verra bientôt se mettre en place des procédures de Sondages Publics.
Le principe des jurys citoyens s’inspire de ce qui se pratique dans le système judiciaire. On considère qu’un groupe de citoyens tirés au sort est susceptible, après des discussions argumentées et une information la plus complète possible de constituer un rapport citoyen et de dire leur opinion, ce qu’il convient de faire ou de décider pour défendre l’intérêt général dans l’affaire dont ils ont été saisis.
En fait ces jurés se retrouvent un instant et sur un sujet précis dans la position des élus qui après une présentation des services administratifs doivent prendre une décision.
La partie argumentaire distingue radicalement la procédure dite des jurys citoyens des sondages, questionnaires et autres qui eux ne font que recueillir une opinion « brute ».
78 Responsabilité individuelle et collective
Nouri pas lo vèr pou pike out kèr !
Par la consommation individuelle, nous sommes souvent contraints de relayer les politiques des multinationales, néfastes pour le devenir de La Réunion et contraires à nos propres engagements pour la planète. L’achat de biens de consommation, notoirement fabriqués par des sociétés connues pour exploiter les populations de régions entières du globe, est un acte politique. Mais si la consommation est le plus souvent un outil d’oppression au service des Élites, elle peut tout aussi bien se retourner et devenir une arme entre les mains des Multitudes.
Par leur mode de gestion, tous les groupes humains, toutes les institutions, toutes les collectivités territoriales de l’île, s’inscrivent, par chacun de leurs actes, sans échappatoire possible, dans le combat de la Multitude pour les véritables intérêts de l’île. Pour une collectivité réunionnaise, la décision d’affermer des services liés à des biens naturels à de grandes firmes transnationales est un acte politique contraire aux intérêts de la Multitude. Chaque fois qu’une collectivité passe des contrats avec des firmes multinationales, elle se met en faute au regard des intérêts de La Réunion. La loi, telle qu’elle existe, permet aux collectivités de gérer les biens et les services essentiels à partir du point de vue de la Multitude. Par exemple en utilisant totalement le cadre et les moyens de l’économie mixte.
* * * * *
- On dit souvent que le boycott d’une marque pour des raisons éthiques ne fonctionne pas, du moins en France.
C’est une affaire d’éducation. Notre génération n’a pas été éduquée à la consommation. Elle n’éduque donc pas ses enfants. C’est dommage, car le boycott peut être une arme entre les mains des consommateurs. J’ai toujours en mémoire quelqu’un, qui se reconnaîtra dans ces propos, qui dans les années 70 refusait de manger des oranges venant du pays de l’apartheid, il faisait cela dans l’indifférence et l’incompréhension…combien a-t-il fallu de micros décisions de ce genre pour faire tomber ce régime, et quelle est celle qui finalement, par « effet papillon », à déclenché la tempête finale ? Je me plais à croire que c’est lui, le boycotteur d’oranges qui finalement est à l’origine de la nouvelle Afrique du Sud…
- Les collectivités peuvent-elles tout gérer par l’économie mixte ?
L’économie mixte présente les avantages d’un fonctionnement sur le mode privé tout en étant effectivement dirigée par la puissance publique. On évite deux écueils, celui d’une trop grande fonctionnarisation des outils et celui de voir l’entreprise se focaliser sur le profit en oubliant l’intérêt général et le service dû au public.
Les collectivités peuvent et doivent progressivement ramener dans le service public ce qui a pu leur échapper en particulier quand ce sont des multinationales qui se sont emparées des marchés de service.
Il suffit de le vouloir. C’est une question de politique, au sens noble du terme.
79 Un parc national sans les Réunionnais ?
Renoncer à la diversité c’est, en particulier à la Réunion, renoncer à la survie pour soi-même et pour les autres. Transmettre à nos enfants un monde diversifié, c’est donc transmettre des possibilités de vie supplémentaires.
A la Réunion, l’acceptation de la diversité dans la nature comme gage de survie, répond à l’acceptation de la diversité des hommes et de leurs cultures.
Du point de vue de la sauvegarde des espaces naturels de la Réunion, il faut bien admettre que des mesures de protection doivent être prises.
Mais le respect de la diversité ne se décrète pas. Quand il s’agit de la diversité des hommes ou de la diversité des milieux, vouloir les protéger est un projet qui est inséparables de la connaissance, de l’instruction.
Le pari de la diversité, c’est aussi le pari de faire connaître, faire aimer, faire partager, faire respecter la différence. Cela est vrai pour les hommes et leurs cultures, cela est vrai aussi pour notre environnement.
Si on ne fait pas connaître les milieux fragiles de la Réunion, si on ne fait pas partager la nécessité de les protéger, si on ne les fait pas respecter ces espaces finiront par être dégradés, malgré toutes les interdictions et l’on s’épuisera à vouloir les maintenir en l’état.
Ainsi le pari de la diversité est intimement lié à l’exercice d’une démocratie vivante. En effet si la diversité produit de la richesse, la diversité exige pour durer, la participation de citoyens responsables.
Il ne s’agit pas de protéger pour protéger, il s’agit de dire pourquoi on veut le faire, quel est le sens de cette protection et au-delà de faire en sorte que les gens se l’approprient.
Cette nécessaire prise en compte d’un partenariat entre l’administration, les élus et la population, dans l’élaboration des décisions à prendre pour protéger les espaces sensibles de la Réunion, intervient dans le contexte d’une crise de la représentation.
Les citoyens votent moins et simultanément ils demandent plus. Ils ne participent pas aux élections, mais ils ne veulent plus être des usagers passifs, ils sont même de plus en plus réactifs, plus consommateurs et plus désireux de faire entendre leur voix.
Les élus sont contestés dans leurs fonctions de représentation. Ils sont contraints pour prendre en compte les évolutions de la citoyenneté de chercher de nouvelles pistes de légitimité en faisant, par exemple, des appels de plus en plus fréquents à la société « civile » .
On fait de plus en plus appel à la responsabilité des fonctionnaires, mais ils sont déstabilisés par les mutations de leurs métiers au sein d’une administration françaises qui fonctionne encore sur un mode despotique.
Cette triple crise a une conséquence immédiate : aucun homme politique, aucun responsable administratif, aucune commission, aucune assemblée, ne peut se prévaloir d’une quelconque légitimité qui l’autoriserait à sanctuariser la quasi totalité de la Réunion.
Encore une fois on peut constater que c’est depuis paris que l’on aménage notre territoire sans consulter les Réunionnais, sans tenter de leur faire partager une décision d’une telle importance.
Il est devenu banal de dire que la Réunion étouffe sous l’empilement de nouvelles contraintes réglementaires, que chaque administration de passage fait peser sur elle, sans vision d’ensemble, sans plan d’aménagement général.
Chaque fonctionnaire en partance « gèle » sans concertation des pans entiers du territoire si bien que l’homme n’aura bientôt plus sa place sur cette île.
Bien évidemment le résultat de ces foucades est à l’opposé de celui qui est recherché et la diversité des territoires que l’on devrait protéger est actuellement en grand danger de disparition.
Dans le cas de Mafate, on voit bien les dégâts irrémédiables qui ont été commis, et la situation inextricable qui a été construite parce que des services autonomes se sont arrogé le droit d’aménager ce territoire sans concertation, sans jamais consulter les Réunionnais.
Comment faire pour que sur la question vitale de la protection de la diversité, comment faire pour que le citoyen redevienne la source de la souveraineté et ne soit plus considéré comme un simple administré, « inculte et contournable » ?
Comment après le temps du citoyen qui vote, comment faire venir le temps du citoyen partenaire, à qui on demande d’intervenir sur le destin de son île ?
Comment est-il possible pour les assemblées électives et pour l’administration de l’Etat d’exercer différemment le pouvoir, les responsabilités dans cette affaire précise ?
Comment trouver de nouveaux dispositifs, des outils originaux, un ensemble de moyens, un processus de coopération entre la population et les institutions pour faire émerger, ensemble, un projet de protection des terres intérieures ?
Il aurait fallu faire le pari qu’une participation citoyenne accrue produira une gestion plus efficace des espaces sensibles de l’île.
Il aurait fallu avoir, sur des sujets de cette importance, la volonté de retourner aux sources de la légitimité du pouvoir et restituer au peuple souverain ses droits fondamentaux.
La consultation des Réunionnais est un instrument de lutte contre la tendance moderne à tout décaler vers le haut et à dessaisir les citoyens de la maîtrise de leur destin.
Les assemblées élues, les administrations, doivent parfois cesser de considérer qu’elles sont les seules propriétaires des intérêts de la Réunion, en rendant à l'ensemble de la population le droit d’exister, dans une décision qui va concerner une si grande partie du territoire, pour un temps aussi long.
A terme, l’objectif est de pouvoir faire entrer la population dans un rapport de cogestion avec les élus et l’administration en particulier sur ce sujet qui touche au cœur même de la Réunion et de sa culture.
Il est possible pour de simples citoyens de contribuer, avec les experts, aux prises de décisions, à partir de leur connaissance intime de la réalité de leur île.
Les décisions d’aménagement qui doivent être prises ne peuvent l’être sans l’accord formel des Réunionnais et des Réunionnaises.
III) La libération
C) Le mal a de l’avance
80 Production de marge
Il existe toujours un différentiel entre l’instant où un système d’organisation de la société se met en place et le moment où se découvrent ses failles. Ce sont dans ces fissures que se glisse l’oppression. Quand vient le temps où les abus se révèlent au grand jour les correctifs sont apportés par la loi. Ainsi en a t’il été de la réglementation concernant les conditions travail. Elles se sont humanisées sous la pression sociale. Mais il faut observer qu’il y a toujours de nouvelles marges qui se dégagent pour l’oppression parce qu’elle est le fait d’individus ou de petits groupes réactifs et dynamiques et qu’ainsi elle dispose toujours d’un « coup d’avance » sur le système de correction. Les ajustements sont apportés par la loi qui elle est le fait de la majorité de la société et donc lourde a mettre en oeuvre. La marge où se niche l’oppression s’amenuise, se transforme ou se creuse en fonction du temps qui aura été nécessaire à la société pour en prendre toute la mesure et apporter les réglementations nécessaires. Mais le temps de gestation utile à la prise de conscience et à la mise en œuvre de nouvelles lois est mis à profit par les tenants de l’oppression pour inventer déjà les nouvelles formes d’exploitation. Il existe donc structurellement un décalage entre la production de « niches » d’oppression et leur comblement. Les métamorphoses des modes d’oppression d’exploitation précèdent les métamorphose des organisations de résistance. La vitalité de la société, sa diversité, son intelligence va permettre de réduire les inégalités en acculant les Elites à une production accélérée de « niches » plus en plus provisoires et précaires, par une stratégie de tension législative et réglementaire permanente ce qui aboutit à réduire les temps et les marges d’abus.
81 Naissance du capitalisme mondial
« …nous avons un processus de mondialisation analogue a ceux qui ont constitué hier au XX° siècle les économies nationales. Malheureusement, nous n’avons pas d’Etat mondial responsable envers les peuples de tous les pays pour superviser le progrès de la mondialisation comme les Etats Unis et d’autres grands Etats ont guidés ceux de la « nationalisation ». Notre système c’est une gestion mondiale sans gouvernement mondial. » J. Stigliz La grande désillusion.
Nous assistons au niveau mondial la naissance, les premiers balbutiements et donc les errements du capitalisme global. Nos ancêtres au début du XIX° siècle ont vécu une période semblable, celle du capitalisme naissant au niveau des nations. Ce sont les luttes des ouvriers et pour finir la révolte de la société toute entière qui ont contraint le capitalisme et qui l’ont apprivoisé jusqu’à le rendre fréquentable. Notre génération et sans doute les suivantes seront confrontées à cette nécessaire domestication du capitalisme global qui en est encore a son stade primitif avec son cortège d’abus, d’excès de maltraitance et d’injustices .
Viendra le jour, par exemple, où les revendications de taxation des flux financiers, de taxation des changes sur les monnaies…qui semblent à la fois nécessaires, justes, équitables et en même temps inaccessibles apparaîtront comme naturelles et incontournables même à ceux à qui elles seront imposées car ils n’en contesteront plus leur existence mais leur montant.
82 Le capitalisme a toujours perdu
En réalité, le capitalisme a toujours perdu et ce sont les prolétaires qui ont gagné, bien sûr pas comme il l’avait pensé ou espéré, sous la forme flamboyante du grand soir et du partage des bien de production, mais sous la forme de son dépouillement progressif.
Les parlements élus au suffrage universel ont peu à peu fixé les normes, les limites imposé des entraves aux pouvoirs sans fins de ceux qui détenaient la propriété agricole, industrielle, financière ou foncière.
Les lois sur les conditions du travail, de l’embauche au licenciement, sur les accidents du travail et la maladie, sur les droits des locataires et des métayers, sur l’imposition ont marqué à chaque fois de nouvelles frontières. A chaque fois ceux qui étaient l’objet de ses contraintes avaient prévenus que la machine économique ne supporterait pas ces nouvelles limites et cependant à chaque fois ils ont survécu et se sont adaptés. La victoire du prolétariat est telle, que l’on voit le capitalisme contraint a s’extraire du cadre strict des Etats Nations pour aller se réfugier à l’échelle du monde. Le cadre des contraintes des lois et des règlements sont devenus trop strict à l’échelon local et le capitalisme dans sa forme brut doit désormais fuir, chercher refuge dans ce qui est encore une jungle inexpugnable : le marché mondial. Mais le destin des jungle c’est de devenir savanes… Aujourd’hui nous vivons au niveau mondial la naissance, les premiers balbutiements, et donc le moment des plus grands errements, du capitalisme global que rien ne contraint. Nos ancêtres au début du XIX° siècle ont vécu une période semblable, celle du capitalisme naissant au niveau des Etats Nations. Ce sont les luttes des ouvriers et pour finir la révolte de la société toute entière qui ont contraint le capitalisme, l’ont acculé dans ses derniers retranchements et qui l’ont apprivoisé jusqu’à le rendre fréquentable.
Il y aura un jour, un gouvernement mondial démocratique, et ce jour la le capitalisme dans sa forme barbare aura disparu.
83 Le marché et la démocratie
Le marché et la démocratie se nourrissent également de la liberté individuelle et l’un se nourrit de l’autre.
C’est la démocratie qui, mieux que tous les autres régimes, peut garantir la mise en place de règles pour le droit de propriété, la production et le commerce. La démocratie renforce donc le marché, mais le marché à son tour renforce la démocratie en permettant à chacun de gagner librement sa vie.
Mais le marché est toujours plus fort que la démocratie. Et, traditionnellement, ce sont les États qui veillent au rétablissement constant de l’équilibre. Plus un gouvernement sera démocratique, plus la veille sera assurée. Le problème, c’est que ce pouvoir de régulation échappe de plus en plus aux États Nations, puisque l’espace du marché est lui-même devenu planétaire. Cette « compétence » de régulation marché/démocratie est de plus en plus transférée à l’échelon mondial. Or, nous savons qu’à cet échelon-là, il n’y a pas encore de démocratie.
Tendanciellement, le marché va gagner du terrain sur la démocratie. Ce qui veut dire concrètement que ce qui est gratuit aujourd’hui encore va peu à peu devenir payant. Et de plus en plus cher.
Pour employer une image, on pourrait dire que le capitalisme, à l’échelle du monde, est actuellement sans frein. Comme il a pu l’être à l’échelle des États Nations au début du XIXe siècle.
Seule la Multitude peut empêcher le marché de l’emporter sur la démocratie et l'extension du fait démocratique ne peut se réaliser qu’aux dépens de l'hégémonie ultra libérale.
Ainsi c’est bien la démocratisation de la société qui va mettre un frein au capitalisme sauvage et non comme on l’a cru longtemps que la démocratie allait émerger « naturellement » de la crise ultime et des contradictions du capitalisme.
* * * * *
- J’avais cru comprendre que le marché constituait une menace pour nos libertés. Vous le présentez maintenant comme un allié de la démocratie ?
Certaines facettes du marché vont dans le sens de la liberté d’entreprendre, de choisir un métier, etc. Et le marché a besoin que chacun soit libre d’être dynamique, de faire des choix. En même temps, il aimerait bien que nous ayons tous des goûts identiques, afin de vendre la même chose à tout le monde. Le marché est comme un animal sauvage, il ne faut jamais lui laisser libre cours.
-Quels sont les « produits » gratuits que ce mauvais chien pourrait bientôt nous faire payer ?
Ce qui appartient au patrimoine naturel. C’est déjà le cas de l’eau, notamment, qui est aujourd’hui dans la sphère marchande. Demain, ce seront pourquoi pas l’accès aux plages, les promenades en forêts, au volcan… Aux États-Unis, on dépose des brevets à tout va : y compris sur les plantes ! Si on ne fait pas attention, tout peut devenir marchand.
-Comment s’y opposer ?
Le seul rempart serait des représentants de la Multitude susceptibles de maîtriser le marché. Plus les électeurs seront informés, plus ils exigeront des candidats de s’engager là-dessus. Je pense notamment à la politique de l’eau. Mais les élections ne font pas tout. Je crois beaucoup au pouvoir de résistance des associations, des regroupements, des collectifs. Je crois au citoyen acteur public.
* * * * * * * * * *
84 Eloïs et Morlocks
Les Eloïs, étaient venus à n’être que des futilités simplement jolies : ils possédaient encore la terre par tolérance et parce que les Morlocks, étaient arrivés à trouver intolérable la surface de la terrel. Les Morlocks subvenaient à leurs besoins habituels mais manifestement, l’ordre ancien était déjà en partie inversé.
H.G. Wells La machine à remonter le temps.
Si on considère que la société dans laquelle nous vivons est la meilleure des société possibles, alors il n’y a pas de raison d’en faire une critique globale, il suffit de se réconcilier, de vivre avec l’existant et de jouir de ses bons côtés en renonçant à toute utopie dans un gai renoncement. Dès lors, la société, la réalité se doivent d’être légères, superficielles, sans profondeurs, l’histoire des hommes et des relations sociales se réduisent à des récits développent les difficultés de communication entre les groupes sociaux. Les conflits sont réduits à des malentendus et ainsi vidés de leur substance. Une vie au juste milieu, entre des obstacles d’autant plus prévisibles qu’on les aura fabriqués sur mesure pour mieux les éviter et en triompher. Cette société doit vivre dans une sorte de présent perpétuel, ni le passé ni l’avenir ne méritent d’attention particulière. C’est la société anesthésiée des Eloïs dans laquelle personne ne se pose plus de questions sur rien, une société docile et bétaillère.
Après la dictature du prolétariat, les dictats de l’insouciance de la légèreté, du superficiel, du look, de la griffe, des spéculations, de la fringale de marchandises…
Ce choix de vie n’est pas le notre.
85 Expertise et contre-expertise
A un moment où la représentation est mise en cause, les politiciens justifient de plus en plus leur politique en s’abritant derrière des raisonnements présentés comme scientifiques, donc inattaquables. C’est la science et à la technique qui légitiment les élus en lieu et place du peuple.
Ainsi la crise de la représentation politique est accompagnée par une contestation de plus en plus forte du pouvoir des savants et de la science.
Chacun d’entre nous aujourd’hui se sent concerné directement par les défis que doit relever l’humanité. Que ce soit en terme de protection de la planète, en terme de santé publique…chacun se sent concerné et chacun s’interroge et chacun voudrait bien intervenir.
Comment imaginer une société moderne, avec une administration démocratique, des entreprises structurées autour de la participation et par ailleurs l’opacité sur la recherche scientifique et sur les questions éthiques fondamentales?
La transparence et la contre expertise indépendante sont donc inséparables en matière scientifique ou technique.
La science, comme l’économie, n’ont pas de limites .
Les limites doivent être posées par les citoyens, de l’extérieur, elle ne peuvent être posée que par la loi c’est à dire pour finir par la société démocratique.
Rien ne peut, rien ne doit échapper au contrôle de la démocratie, et partout le citoyen est chez lui. Tous les avis peuvent et doivent être entendus, ce qui ne veut pas dire que tous les avis se valent.
86 Un spectre hante le monde
Alors que dans le monde résonne la fureur et le fracas des guerres et que la démocratie à l’échelle globale est dans un devenir menacé, alors que la peur, l’ignorance et l’insécurité tentent de s’emparer du monde et de le dévorer, c’est le fait de la diversité qui, içi, plus qu’ailleurs rend la démocratie incontournable.
Le désir de démocratie est plus grand car il veut dire désir de paix qui est plus fort à cause de la diversité.
L’originalité de la Réunion, de Saint Paul, c’est qu’au delà de la revendication citoyenne, individuelle de démocratie, il existe une nécessité structurelle, vitale, due à l’existence d’une société dont les facettes sont multiples et qui oblige à vivre avec les autres.
Cultiver la diversité et produire du commun sont les deux piliers sur lesquels repose le projet de construire une démocratie locale sur la base d’une organisation des pouvoirs locaux qui soit toujours plus partagée.
« Aujourd’hui, un spectre hante le monde. Ce spectre c’est celui »…de la démocratie…
Démocrate… « de tous les pays, unissez vous. »
III) La libération
C) Vers la liberté
87 Il y a des moments
« Il y a des moments dans la vie où la question de savoir si on peut penser autrement qu’on ne pense et percevoir autrement qu’on ne voit est indispensable pour continuer à regarder et à réfléchir.» FOUCAULT Le magazine littéraire 1984.
Les hommes sont passés de la maîtrise de leur village à la maîtrise de leur pays, ils maîtrisent désormais le Monde. Ces sauts qui sont à la fois quantitatif et qualitatif ont obligé, a chaque fois, les hommes à se remettre en cause. Aujourd’hui, on continue trop souvent à « voir » le monde au travers des prismes des théories énoncées pour les problèmes du siècle dernier. Il faut maintenant arrêter de penser la Réunion en terme de questionnement de son mode d’appartenance à la France, tout cela est fini. Il faut désormais penser la Réunion en terme de revendication, d’appropriation, de captation de ses droits pour ses Multitudes.
Il faut dire que sur ces questions une grande partie de la classe politique est terriblement aveugle et muette.
Faute d’avoir su renouveler ses moteurs théoriques elle est pour sa plus grande partie encore accrochée aux vieux clivages issus de la décolonisation et débat encore sur la nature du lien qui nous relie à l’Europe.
88 Une Voie Réunionnaise
Aujourd’hui à La Réunion, nous vivons ensemble, nous vivons en paix, en équilibre et nous voulons tous, que le respect des autres, de la différence continue à être le fil conducteur de notre Histoire. Comme hier, il nous faut permettre l’appropriation de ce savoir-vivre ensemble, par les enfants que nous devons faire grandir. C’est en reprenant son destin en main, dans le cadre de la France et de l’Europe, que La Réunion, que notre génération, pourra assumer pleinement la transmission de l’héritage culturel que nous avons reçu de nos pères et que nous devons transmettre à nos enfants. La remise en œuvre de tous les liens sociaux, de tout ce qui re-lie, peut libérer et construire une voie Réunionnaise d’épanouissement au sein de la France de l’Europe et du Monde. C’est sur la base de la conscience, de la responsabilité, individuelle et collective que la Multitude fera aboutir sa vision d’une Réunion fondée sur des Valeurs et du Sens et échouer les élites dans leur projet d’un Monde profane construit sur le Savoir, la Technique et le Profit.
La fin de la triple peine, isolement-éloignement et petitesse, mettra fin à la triple vulnérabilité, économique, environnementale et sociale. La captation légale, par les Réunionnais de tous leurs droits, au-delà des résurgences, des réticences et des réflexes rétrogrades sont désormais des objectifs réalistes, il n’est plus question que de vouloir, désirer...
89 Utopia
Comment aujourd’hui, à la Réunion développer une pensée qui se projette de façon dynamique dans un monde qui serait différent et dont elle anticiperait la réalisation. Pouvons-nous, nous passer d’un discours qui installe la perspective d’une alternance à la dureté de ce monde dont la violence est telle que toute tentative de le changer apparaît comme vouée à l’échec. La lucidité ne peut se résumer à une complaisance névrotique, rien n’est jamais écrit, rien n’est joué à l’avance pour toujours et à jamais et il n’y a pas de déterminisme de l’évolution de l’Histoire.
Oui, il faut croire à nouveau que ce sont les hommes qui font l’Histoire, que c’est à partir de leur désir que se construit le monde, que c’est de la Politique - des affaires de la cité aux affaires du monde - que viendra l’espoir. Le désir de la politique et le désir en politique. L’utopie est nulle part, elle est donc partout, nichée au cœur de chacun d’entre nous, et la Réunion est la terre des utopies : utopie de sa découverte, de son peuplement, de son métissage, de son appartenance à l’Europe…plus que de réaliser les utopies, il s’agit de les poser en perspective, d’en faire les moteurs de l’action. L’utopie de la liberté, jamais réalisée, est toujours plus vivable que la réalité de l’esclavage dans les camps de la Desbassins.
Il s’agit désormais de réinscrire La Réunion dans de nouvelles utopies, ancrer le combat constituant des Multitudes, dans de nouveaux mythes fondateurs de l’action.
90 De nouvelles perspectives
Pour les Européens, La Réunion offre un double visage. A la fois les plages, les soleils, les volcans…images pavloviennes qui font éclore des idées d’exotisme, de faste, de volupté…et dans le même temps, l’autre visage, celui de la danseuse, de la paresse, de la violence…Deux fantasmes également entretenus et aussi détestables, et qui ont pour résultat l’ignorance et la peur, au lieu de la connaissance et du respect.
La Société Réunionnaise s’est construite entre négation et apologie de sa culture, entre uniformisation et identification, entre tyrannie et liberté. Depuis l’origine du peuplement chaque Réunionnais, chaque Réunionnaise, à chaque génération a été assigné par l’oligarchie des affaires à comparaître devant le grand tribunal de l’histoire, et sommé de choisir définitivement entre La Réunion et la France, entre le Créole et le Français, entre le Pain et le Riz…Le mouvement de décentralisation qui anime le droit National depuis 1981, est trop souvent vécu et pratiqué comme un exercice administratif visant à gérer au mieux l'empilement successif de compétences nouvelles. L'histoire de l'appropriation politique des moyens de la décentralisation reste à écrire. La montée en puissance des Régions dans le cadre Européen, l’affaiblissement de l’Etat, ouvrent de nouvelles perspectives qui permettront de transcender le conflit séculaire (être ou se soumettre) qui alimente la relation de La Réunion à son ex métropole. La possibilité, d’appropriation, par la multitude, de pouvoirs dans le cadre du droit commun national et européen, ouvre enfin de nouvelles frontières de lutte.
91 Du mauvais usage de la « Métropole »
La plupart du temps on fait usage du mot « métropole » pour évoquer la France continentale. Mais ce mot n’a pas principalement cette signification. « Métropole » recouvre deux familles de sens. La première à trait à tout ce qui concerne une grande ville, une agglomération et ce n’est bien sur pas à cela à quoi nous faisons référence quand, à la Réunion ce mot est utilisé. La deuxième famille de sens renvoie explicitement à la colonisation et aux colonies. Dans le cas de la Réunion, où nous aspirons tous à une nationalité pleine et entière, pourquoi faire une référence aussi forte à la colonisation à chaque fois que l’on évoque nos relations avec la France continentale. Il y a bien sur des individus qui emploient le mot « métropole » à dessein, avec des arrières pensées, mais il ne nous est pas utile de relayer ces non dits. Le fait est que lorsque les Réunionnais utilisent ce terme de « métropole » ils se plaçent dans le camp de la soumission, des colonisés ou des ex colonies. Ils se placent dans la situation qu’ en « missouk » certains attendent d’eux et qui n’est pas celle de citoyens libres et responsables. Il y a deux catégories d’individus qui se plaisent à perpétuer consciemment l’usage du mot « métropole ». Il y a les nostalgiques de l’épopée décolonisatrice et ceux qui se croient encore investis d’une mission civilisatrice. Pourquoi donner du grain à moudre à ceux qui se réjouissent dans l’ombre du maintient de ce vocable parce qu’il rappelle constamment à tous l’exploitation passée, et parce qu’il perpétue leur rêve aujourd’hui silencieux de la rupture ? Pourquoi satisfaire ceux qui rempli de leur supériorité usent de ce mot pour continuer à faire briller les lustres de la domination d’antan? Cette posture que nous adoptons quand nous utilisons ce mot, inconsciemment sans doute, n’est pas sans signification au regard de notre histoire. Pourquoi cette complaisance avec un passé que tout le monde sait révolu et qui est porteur de tant d’ombres, a moins de n’en considérer que les aspects positifs…Définir nos combats par rapport à la « métropole » parasite le discours de scories inutiles. Pourquoi devrions nous nous placer dans nos relations avec le pouvoir dans une situation d’infériorité ? Le discours Métropole/DOM nous enferme dans un rapport de soumission/domination, une sous-catégorie de revendications, une sous-classification de région alors que notre combat est désormais un combat, universel, que nous avons à mener avec les autres provinces de France contre le carcan de la haute administration Parisienne. Si la France continentale reste la Métropole, alors la Réunion reste une colonie. A contrario une articulation fructueuse, porteuse de sens, qui a une grande valeur opératoire et dont nous avons beaucoup à espérer, c’est celle du rapport entre Paris et les Province.
92 Les Provinces et Paris
Quelle doit être le comportement des collectivités territoriales face à un Etat qui forcément se désengage parce qu’il n’a plus les moyens financiers d’antan et dont les fonctionnaires n’exercent plus en réalité qu’une fonction de censure ? Nous ne devons pas reprendre les chemins du passé, et nous devons résolument nous inscrire dans une démarche qui intègre les leçons de l’Histoire. Les difficultés que rencontrent les élus locaux de la Réunion, sont très semblables à celles que rencontrent les élus des collectivités locales sur le continent. La démarche à entreprendre est donc celle qui consiste à fédérer le maximum d’élus de responsables locaux de tous les niveaux pour tenter de peser sur la représentation nationale et sur le gouvernement. Une erreur serait d’engager un combat Réuniono-réunionnais, mais une autre erreur serait de marginaliser ce combat en tentant de fédérer uniquement les autres régions de l’outre-mer.
On installerait alors cette lutte dans le cadre des revendications traditionnelles de plus grande autonomie des anciennes colonies par rapport à l’ancienne métropole. Mais ces démarches, nous savons qu’elles sont condamnées par la population qu’elles sont suspectes au regards des résultats et des véritables intentions de leurs promoteurs. Nous devons donc bien nous inscrire dans une revendication et dans une révolte des provinces contre Paris, dans une indocilité qui conteste et remet en cause le centralisme jacobin désuet dans lequel l’énarchie qui se prétends au service de l’Etat et de l’intérêt général reste enfermé. Il nous faut maintenant construire de la décentralisation et de la participation.
93 L’indocilité
Le Réunionnais, l’homme moderne, le citoyen, se doit de devenir indocile. Il faut en faire une question de dignité, de liberté et pour tout dire de survie.
C’est par l’ironie et la distance qu’il faut entendre ce qui est dit et ce qui est montré.
C’est par l’effronterie polie et la pensée rétive qu’il faut aujourd’hui donner corps à sa citoyenneté.
C’est en se constituant une conscience politique sur l’indocilité que le citoyen se montrera debout. L’indocilité réfléchie, l’indocilité maîtrisée, comme une façon d’aborder la vie, comme une approche structurelle de la cité et non comme événement conjoncturel. L’énergie citoyenne est indocile mais elle est aussi responsable, elle dessine un avenir insoumis. Oui il faut se dresser contre la veulerie de l’abandon et en revenir à la pensée rétive.
L’indocilité est une vertu civique…elle frétille.
Elle n’incline pas à priori vers la désobéissance, mais elle peut y amener.
Le citoyen qui n’est pas docile, c’est celui qui réfléchis, qui est toujours à convaincre, qui revendique son état de citoyen qui vote et qui agit, qui existe…
C’est celui qui s’assure qu’il n’y a pas d’objections valables, qui considère que l’on doit obtenir son consentement avant de décider pour lui…
Ce n’est pas un rebelle professionnel, juste quelqu’un qui dit aux décideurs : « coucou je suis là ! », juste quelqu’un qui n’appartient pas à la grande famille des ovins. Le citoyen indocile c’est le citoyen de demain dans la plénitude de la conscience de ses droits et de ses devoirs, c’est le citoyen , libre, égal et fraternel.
L’indocilité est une vertu civique… C’est le surgissement du citoyen libre ! L’indocile, c’est celui qui réfléchis, qui agit, qui se dresse…Qui considère que l’on doit obtenir son consentement avant de décider pour lui…
Pour l’indocile, résistance et obéissance pèsent d’un même poids.
Quelqu’un qui se donne le droit de rêver, d’avoir des envies, c’est celui qui croit à une cause, et qui n’est pas le témoin passif d'un destin.
Le citoyen indocile, c’est le citoyen de demain dans la plénitude de la conscience de ses droits et de ses devoirs, libre, égal et fraternel.
L’indocilité c’est le continent où je veux vivre, car le cri n’est jamais sorti de ma vie.
94 L’insoumission légale
« Ce qui nous intéresse, c’est la société globale des travailleurs. Une société de gens qui souffrent et qui doivent changer le monde, pas une société “civile”. Je crois qu’il faut parler d’une société mondiale, globalisée du point de vue de la libération, de la lutte contre l’exploitation. Du point de vue des pauvres. »
Antonio Negri. Inrockuptibles. 2003
Comment construire des résistances nouvelles adaptées aux formes spécifiques des pouvoirs à combattre ? Comment inventer des modèles organisationnels efficaces, des stratégies d’évitement, des non-violences, des évasions, des fuites, des exodes… ?Comment imaginer, s’inscrire dans une dynamique contemporaine qui ait une vrai force propulsive et qui puisse penser radicalement la Multitude Réunionnaise pas seulement contre mais en-dehors ? La Réunion, non plus envisagée sur l’alternative de la séparation ou de la soumission, mais sur le mode de « l’insoumission légale », de la revendication insolente de ses droits légitimes, sur le mode d’une contribution volontaire à la richesse de la France et de l’Europe.
Oui, appartenir, mais non plus seulement à la France mais à l’Europe, non plus dans le registre de la l’abdication, du renoncement ou de l’abandon mais dans l’appartenance et sur le mode de l’égalité réciproque des droits. Terrasser par l’irruption d’une subversion positive, de l’intérieur, la permanence des anciennes relations historiques de la réclusion et de la soumission, maquillées à présent sous de nouvelles apparences, est un objectif nécessaire.
95 La France c’est La Réunion
Le siècle précédent fut le siècle de l’affirmation des singularités. Décolonisation pour les pays, individualisation pour les êtres humains, c’était le siècle où pour réussir, il fallait être. Le XXI° siècle sera le temps où il faudra appartenir. Ne progresseront que ceux qui feront partie, qui travailleront, qui appartiendront à des réseaux. Réseaux humains, réseaux de régions, de pays, réseau de réseau…la Multitude. Nous serons donc totalement Réunionnais, malgré les cris de l’oligarchie d’ici et d’ailleurs, donc totalement Français, malgré les clameurs des isolationnistes de tous bords et donc totalement Européens malgré les indignations de l’arrière garde. C’est dans cette rupture, dans la revendication et le désir d’Europe, dans le dépassement du conflit colonial que s’enracine désormais l’avenir de La Réunion. L’ouverture de ces nouveaux « fronts pionniers », les luttes que les Multitudes y mèneront, produiront encore plus de sens sur le devenir de la société Réunionnaise que n’a pu le faire la départementalisation de 1946. Par une pirouette de l’Histoire, faire de l’ancienne métropole l’objet du désir de son ex colonie, faire de la France, donc de l’Europe des territoires consubstantiels à La Réunion, et donc en faire les espaces naturels de l’expansionnisme des multitudes Réunionnaises…Intégration totale dans un système totalement décentralisé, voilà ce qui pourrait être la ligne directrice de notre action.
96 La pasians, l’impatience et la créativité
Non, la pasians lé pa mort sous in pié tamarin et le désir éperdu de liberté qui a fait avancer La Réunion depuis ses origines est toujours vivant sous les cendres du présent. Cependant il ne faut pas placer ce combat de la Multitude Réunionnaise dans le registre de l’étincelle qui va enflammer la plaine mais plutôt dans la continuité obstinée d’un combat responsable.
Le nombre des jeunes, leur niveau général d’instruction, l’avènement du travail immatériel, le développement du chômage et du travail précaire, la montée en puissance des r-mistes, des « sans »…la question irrésolue de la place des femmes et de la famille, la négation de la question spirituelle, le développement du pillage des ressources de la planète et ses conséquences sur l’écologie et le climat, sapent sous les pieds des Elites dirigeantes le système sur lequel elles ont depuis toujours établi leur empire.
Le Pouvoir "ici et maintenant", pour assurer la victoire de la démocratie sur le marché, désormais il faut reconsidérer la Multitude et sa capacité d’invention imprescriptible dans son rapport au Pouvoir.
Les collectivités locales ne peuvent plus se limiter à une approche comptable, et c'est en construisant une gestion partagée que l'on donnera à la Multitude les moyens de son expression dans la sphère publique pour enfin ré-enchanter le Monde, contre les Elites…
« …la question de leur chute ne se pose pas, leur renversement et la victoire des Multitudes sont également inévitables. »
97 Une Réunion Départementalisée
Le concept de départementalisation a occupé une place centrale dans la grammaire politique de la Réunion. Cette départementalisation a été l’objet de critiques radicales par ceux qui soulignaient les difficultés liées à la géographie ou au régime de la spécificité ; elle a été par ailleurs l’objet d’éloges par ceux qui n’en distinguaient que les aspects positifs.
Il semble nécessaire de développer un travail d’approfondissement sur le concept même de départementalisation comme processus et donc comme démarche faisant l’objet d’un début et d’une fin. Comment donner à la départementalisation une consistance politique qui réussisse à la « localiser », c’est-à-dire à l’insérer dans un espace compris entre la période de la colonie et une post-départementalisation ?
Il ne s’agit pas de chercher à établir d’emblée un parallèle facile qui se résumerait à n’être qu’un écho, une réplique de ce qui a cours dans un improbable département continental étalon.
Le confort d’analyse qui avait cours dans la période de la départementalisation parvenue à maturité n’ayant plus d’efficacité, il s’agit pour notre génération d’inventer les nouveaux cadres qui nous permettent de raisonner et de penser une Réunion qui serait la France.
Il faut essayer de concevoir le passage d’une Réunion en voie de départementalisation à une Réunion départementalisée, du développement enfermé à une économie insérée dans l’Europe avec des travailleurs libres et mobiles sur la totalité des territoires….
Comment imaginer à partir d’expériences humaines concrètes qui existent déjà aujourd’hui de penser, tendanciellement, les modes de vie qu’il est d’ores et déjà possible d’imaginer dans un avenir proche.
98 La Réunion 60 ans après
« Quand cette terre si éminemment française ne portera plus d’esclaves, elle formera, j’en ai l’assurance, dans la grande unité nationale, un département d’outre-mer gouverné par les lois générales de la Métropole ».Proclamation du 17 octobre 1848 de Sarda Garriga.
En 2006 la Réunion commémorera le soixantième anniversaire de la départementalisation. Indiscutablement en 1946 le choix de faire de l’île un département Français marque notre histoire.
Ce choix est il fait en connaissance de cause ? La question est posée. Comme trop souvent, la loi est votée discrètement, « à la sauvette », de nuit ce qui laisse planer un doute sur l’adhésion sincère qu’elle a pu susciter chez les parlementaires. Quand au peuple de France ce n’est que bien plus tard qu’il apprit peu à peu à découvrir qu’une autre France existait encore au delà de l’hexagone .
A la Réunion l’ensemble des forces réactionnaires se soulèvent contre cette loi et si les communistes de l’époque ont pu « faire la loi » le système économique en place va rapidement réagir à la nouvelle donne et reprendre l’initiative. Si c’est bien le parti communiste Français qui avait inventé la départementalisation les Elites métropolitaines allaient se charger d’instaurer l’immobilisme et celles issues de la colonie se sont chargées d’inventer la doctrine économique de domination qui allait leur permettre de prospérer malgré tout : le protectionnisme.
Les Elites locales et nationales avaient dit aux Réunionnais, ne vous avisez pas de croire que vous êtes Français de plein droit vous déchanterez, vous vous conduirez docilement en échange nous capterons les meilleures de vos terres et nous prendront les meilleurs de vos enfants.
Il y a 60 ans, la Réunion est en ruines. La population réunionnaise est décimée par la sous alimentation et les maladies infectieuses, l’organisation politique et administrative est inadaptée, les infrastructures économiques archaïques et les structures sociale et d’enseignement quasi inexistantes…la colonie était depuis de longues années dans une impasse et il était devenu nécessaire d’envisager l’avenir autrement, avec d’autres solutions que celles qui avaient échoué.
Le 19 mars 1946 les députés des colonies, Raymond Vergès et Léon de Lepervanche, pour la Réunion, proposent à l’assemblée une loi qui vise à transformer les 4 vielles colonies en département. Cette loi est votée à l’unanimité et le destin de la Réunion va basculer même si les moyens se feront longtemps attendre. Si aujourd’hui La Réunion n’est plus la même qu’en 1946 notre génération doit faire face à son tour à des défis considérables : l’emploi, le développement durable, la sauvegarde du patrimoine…et c‘est un euphémisme que de dire que les outils connus, ceux dont nous disposons, ne sont pas à la hauteur des enjeux actuels. Il est devenu possible de faire le bilan lucide des années de départementalisation et de dessiner ce que pourrait être une entrée de la Réunion dans l’ère d’une post-départementalisation.
60 ans après une des questions essentielles qui est posée est de savoir si le processus de départementalisation doit et peut avoir un terme.
60 ans après devons nous oui ou non renoncer à l’ambition départementale qui a animé les réunionnais ? Devons nous considérer le statut départemental en perspective ou considérer que l’inter-règne entre colonie et département est un objectif en soi , un aboutissement ?
Comment mettre fin à 60 ans d’un régime d’exception qui s’est perverti en devenant le système d’entretien des inégalités ?
Il faut mettre un terme à l’inter-règne pour permettre l’accès à un droit commun démultiplié qui soit porteur de fraternité.
Oui nous avons droit à l’égalité et compte tenu des spécificités il y à la nécessité de sur-compensation.
99 La Réunion, demain
Le monde Réunionnais en ce début de XXI° siècle apparaît plein de gaieté et d’optimisme, de peine et de misère selon que l’on dirige son regard dans telle ou telle direction.
Ce monde Réunionnais, la question est maintenant de savoir ce qui va le transformer, l’empêcher de se perpétuer ou le faire disparaître.
L’Histoire peut-elle nous être utile ?
Comment évoquer l’Histoire de la Réunion sans dire toutes les histoires, peut t’on s’interroger sur ce qui existe de commun à toutes les histoires passées ou a venir, reconnaître ce qui domine, ce qui s’impose à tous puissants ou opprimés (misérables).
Comment comprendre ce qui se passe, ce qui arrive, ce qui nous arrive ?
Quel sera le moteur de l’Histoire ?
Nous ne sommes pas des automates à l’intérieur d’un monde automate, nous ne sommes pas dans le meilleur des mondes possible et chaque chose peut basculer à chaque instant.
On ne peut pas décrire le monde sur la base de ses parties élémentaires.
Chaque changement d’échelle fais apparaître de nouveaux mondes, gouvernés par des lois spécifiques impossibles à déduire d’une loi générale.
Épilogue
La population, elle a déjà tranché : « Nou lé pa plis, nou lé pa moin ! »
Les Réunionnais dans leur grande majorité sont entrés dans la revendication pleine et entière des droits associés à la nationalité française.
En comparaison de toutes les formes de développement qui lui auront précédés, faire le choix d’une économie intégrée sera pour la Réunion la meilleure solution.
Le « sujet historique » qui sera porteur de ce changement ne peut plus être le Réunionnais « colonisé » ni même le Réunionnais « décolonisé » mais bien le Réunionnais, citoyen du monde.
C’est bien dans le dépassement du vieux débat si enflammé des années soixante, que surgira la possibilité de réaliser l’utopie d’une conjugaison des mémoires et un possible « vivre ensemble mélangés ».
A nous donc, de chercher « ce qui dans l’Enfer, n’est pas l’Enfer » selon la formule de Calvino, de chercher dans ce qui est déjà là, la Réunion de demain.
Au moment ou la guerre contre le terrorisme est devenue un instrument du maintient de l’ordre au service d’un pouvoir mondial anti-démocratique, qui menace notre existence concrète sur cette planète, que faire de notre vie ?
« Il y a des moments dans la vie où la question de savoir si on peut penser autrement qu’on ne pense et percevoir autrement qu’on ne voit est indispensable pour continuer à regarder et à réfléchir.» FOUCAULT Le magazine littéraire 1984.
La Réunion vit comme toutes les régions de la planète à l’heure de la mondialisation. Le monde est redevenu bipolaire, mais ce n’est plus l’ Est contre l’Ouest ni même le Nord contre le Sud, c’est un affrontement entre les multitudes et une Elite qui détruit notre vie et celle de la planète.
Il n’y aura donc plus de guerre globale bloc contre bloc, nous sommes entrés dans l’ère des opérations de police à grande échelle et du terrorisme généralisé, ce qui justifie une restriction générale des libertés.
La démocratie est la nouvelle frontière de notre projet pour la Réunion dans ce nouveau monde.
Manifeste des mosaïques Sommaire
Cela s’appelle l’Aurore (Électre, Jean Giraudoux) 2
Prologue 3
I) De la soumission 4
Aux origines de la Réunion 4
1 Une société disciplinaire 5
2 Être ou se soumettre 6
3 La question démographique 7
4 La figure de l’indigène 9
5 La question de la terre 11
6 L’île des « monopolitudes » 13
7 Identité et territoire 15
8 L’outremérisation 16
9 Les choix de la Plantocratie du Sucre 20
10 Un triple contrôle 22
11 Une histoire d’oppression 24
12 Une économie protectionniste 25
13 Survie contre soumission 26
14 Déstabiliser pour soumettre « La carotte et le bâton » 28
15 Le clientélisme d’État 29
16 L’exception culturelle, sociétale 30
17 De la République 32
18 Tyrannie et aveuglement. 34
19 La question spirituelle 36
I) De la soumission 37
B) Les mutations dans l’île 37
20 Les mutations du pouvoir 38
21 Le Pouvoir change de nature 39
22 Un pouvoir, trois réseaux 40
23 L’immobilisme social 42
I) De la soumission 43
C)Les Mutations globales 43
24 Une Élite Mondialisée 44
25 Économie, souveraineté, légitimité 45
26 Le nouvel ordre du monde 47
27 Multitudes 48
28 Les valeurs de la Multitude 49
29 Objectifs du Millénaire pour le Développement 50
30 Désirs et Multitude 51
31 La violence des Élites 52
II) Un nouveau monde 53
Nouveaux contextes 53
32 Les nouveaux modes de contrôle 54
33 Un nouvel ordre global 55
34 Alon voir l’invisib’ 56
35 Guerre et déclin des libertés individuelles 57
36 La quatrième guerre mondiale : une guerre civile 58
37 La fin des contestations violentes 59
38 La tentation de la soustraction 60
39 D’autres mondes sont possibles 61
40 Les nouvelles formes du travail et de contestation 62
41 La caissière et la vendeuse de la grande surface 63
42 Le travail devient féminin 64
44 La question irrésolue des femmes 65
45 La cause des femmes 66
46 Reconnaissance et revalorisation 67
47 La question de l’écologie 68
48 Écologie et démocratie 69
49 Identité et appartenance 70
50 L’art au cœur de notre devenir 71
II) Un nouveau monde 72
Nouvelle démocratie 72
51 Multitude et participation 73
52 Démocratiser la Démocratie 74
53 La démocratie comme levier 76
54 D’Athènes à aujourd’hui 77
55 Des urnes à la rue 78
56 La question du populisme 80
57 La mécanique des partis 81
58 La trahison des élus 83
59 Société civile 84
60 Approfondissement de la démocratie et Guerre mondiale 85
61 Revivifier la démocratie verticalement 86
62…et horizontalement 87
63 Principe de subsidiarité 89
64 L’autodétermination 90
65 Quel est l’échelon pertinent ? 91
66 Le pouvoir horizontalement 92
67 Représentation contre démocratie 93
68 Réforme et démocratie 94
La démocratie et transformation sociale 95
69 Extension du domaine de la démocratie 97
70 Gestion participative 98
71 Bombarder les quartiers généraux 99
72 La démocratie dans l’entreprise 100
73 La contre-expertise des collectivités 101
III) La libération 102
A) Les outils du local 102
74 Décentralisation, identité, diversité 103
75 Les assemblées participatives 104
76 Les fonds participatifs 105
77 Sondages et jurys citoyens 106
78 Responsabilité individuelle et collective 107
79 Un parc national sans les Réunionnais ? 108
III) La libération 110
C) Le mal a de l’avance 110
80 Production de marge 111
81 Naissance du capitalisme mondial 112
82 Le capitalisme a toujours perdu 113
83 Le marché et la démocratie 114
84 Eloïs et Morlocks 116
85 Expertise et contre-expertise 117
86 Un spectre hante le monde 118
III) La libération 119
C) Vers la liberté 119
87 Il y a des moments 120
88 Une Voie Réunionnaise 121
89 Utopia 122
90 De nouvelles perspectives 123
91 Du mauvais usage de la « Métropole » 124
92 Les Provinces et Paris 125
93 L’indocilité 126
94 L’insoumission légale 127
95 La France c’est La Réunion 128
96 La pasians, l’impatience et la créativité 129
97 Une Réunion Départementalisée 130
98 La Réunion 60 ans après 131
99 La Réunion, demain 133
Épilogue 134
Manifeste des mosaïques Sommaire 136
Le Manifeste des Mosaïques porte les bases d’un appel pour agir ensemble, avec, et au-delà de nos singularités. Cet essai tente de re-lier des choses et des évènements qui apparaissent épars et sans logique commune. C’est la recherche d’un chemin menant de l’oppression coloniale à l’émergence d’une société Réunionnaise de plein droit hors de l’identité « outremérisée ».
Cela s’appelle l’Aurore (Électre, Jean Giraudoux)
Né d’un réjouissant désir esthétique, Le Mouvement des Mosaïques doit fatalement y aboutir.
Quelle utopie poursuivons-nous ? A quel idéal rayonnant sommes nous raccrochés ?
Quel surgissement espérer pour les valeurs que la Réunion porte en elle ?
Comment accompagner, poursuivre ou entamer allègrement, une révolution culturelle, un bouleversement jubilatoire de la pensée unique, des images, des icônes, des habitudes qui encadrent la vision gazeuse amère et désenchantée de ce monde ?
Quel Carnaval inventer contre , contre la tristesse envahissante du présent et tourner en dérision cette société-globale qui nous est promise et dont nous ne voulons pas. Quel quadrille, quelle farandole de rencontres mettre en place, ensemble pour la multitude Réunionnaise ?
Après le refus définitif et facétieux des conditions que l’on veut nous imposer, comment dépasser cette négation par une pratique adroite de l’inversion et de l’ironie.
Comment construire dans un élan enthousiaste, les bases d’un nouveau monde ?
Avec des valeurs intellectuelles, morales et sociales qui ne soient plus des instruments lugubres d’écrasement, d’aliénation et d’asservissement des Réunionnais mais des joyeux outils de libération.
Ce sont les provocations multiples et pétillantes de l’art qui nous feront passer de l’autre côté du miroir.
Prologue
Le Manifeste des Mosaïques est un marronnage joyeux qui sort des sentiers, explore des domaines imprévus, dé-couvre des mondes interdits.
Il est construit comme un réseau, on peut le lire d’une seule traite ou par chapitre dans l’ordre ou le désordre.
C’est un tapis mendiant, multicolore et bigarré, un essai qui ne prétend pas à l’universalisme ni à la vérité absolue.
C’est une recherche, un temps de gestation.
La bonne question n’est pas tant de savoir ce qu’est le Manifeste mais plutôt, ce qu’il va devenir pour celui qui le lira.
Dans le contexte de La Réunion il ne s’agit pas, non plus, de savoir si le Manifeste est réformiste ou révolutionnaire, il s’agit plutôt d’anticiper sur la violence de la réaction…
Quant à savoir si le Manifeste est de droite ou de gauche, il est évidemment, pour qui l’aura parcouru, aux côtés de l’Esthétique et du Mouvement.
Dans un Monde devenu global quelle est la place de La Réunion, que faire devant la crise de la Démocratie qui est une crise de la représentation, sur quoi pouvons nous bâtir un projet global pou nout’ tout’ ?
Quelles sont les valeurs qui vont construire notre Réunion ? Le Respect, la Tolérance…Peut être bien l’Amour. En tous cas l’Utopie le Rêve et l’Action.
I) De la soumission
Aux origines de la Réunion
1 Une société disciplinaire
Le 1er décembre 1674, à l’origine du peuplement de Bourbon, une ordonnance est prise par le gouverneur, Jacob de la Haye, alors vice-roi des Indes. Elle indique que tous les habitants de l’île doivent prêter un « serment de fidélité », sous « peine de vie » pour ceux qui s’y refuseront ou s’y déroberont. Chacun fera des efforts […] pour prendre et châtier les déserteurs de la montagne…il sera donné récompense à ceux qui pourront les prendre vifs ou morts. »
Ainsi l’histoire des Réunionnais est inscrite, dès le commencement, dans un ordre juridique de soumission. Dès son acte de naissance, c’est une société disciplinaire.
L’histoire des Réunionnais, c’est l’histoire de leur subordination. Et donc de leurs résistances, de leurs indocilités, de leurs désobéissances, de leurs combats permanents pour faire reconnaître leur singularité dans l’ensemble français… et cependant lui appartenir.
L’histoire de La Réunion, c’est l’histoire d’une île et de sa lutte pour être reconnue comme un espace à la fois identique et différent. Une île qui réclame la prise en compte de ses spécificités, comme autant de richesses locales, constitutives de la diversité nationale.
Ce combat n’est l’apanage d’aucune orientation politique particulière, d’aucun parti, d’aucun courant. Les revendications isolationnistes ou intégrationnistes existent dès les origines, dès le premier peuplement de l’île. Bien avant que les notions de droite et de gauche n’apparaissent.
* * * * *
Cette naissance sous le sceau de la soumission marque-t-elle toute l’histoire de la société réunionnaise ?
Dès le départ, la société réunionnaise est structurée autour de la soumission. Elle naît d’une organisation très fortement disciplinaire, militaire, dominatrice. Cela aurait pu changer par la suite, mais ce n’a malheureusement pas été le cas. Cet acte de naissance marque l’île à la manière d’un « péché originel ». Notre société s’est donc construite à partir de ce modèle.
En quoi cela nous concerne-t-il nous, Réunionnaises et Réunionnais du XXIe siècle ?
Il y a une suite logique dans l’histoire de La Réunion. D’une certaine façon, l’esclavage, qui est le plus fort marqueur de notre histoire s’inscrit dans une société qui fonctionne déjà sur des rapports de domination. L’esclavage est venu se greffer sur une société structurée pour l’accueillir. Lorsque l’on fait naître un système, lorsqu’on l’organise dans l’ordre de la soumission, il faut s’attendre à ce qu’il se perpétue sur cette base.
2 Être ou se soumettre
Tout au long de l’histoire de La Réunion, isolation ou intégration seront « hébergées », tour à tour, par l’ensemble des partis qui composent l’échiquier politique, aussi bien localement qu’au niveau national. Ainsi, au fil du temps, les liens qui unissent l’île à sa métropole vont tantôt se resserrer, tantôt se distendre, quelque fois du fait de l’île et de ses habitants, quelque fois du fait de la métropole et de ses gouvernements. Être et appartenir, singularité ou universalité : les crises sont apparues quand pour l’une des deux parties l’équilibre était rompu.
Les plus graves tensions sont nées aussi bien de l’arbitraire de la métropole que de l’aveuglement des pouvoirs locaux. Arbitraire de la métropole sur la question du commerce de l’exclusif, qui oblige les Réunionnais à ne commercer qu’avec la Compagnie des Indes Orientales; arbitraire encore avec la marginalisation de l’île, au profit de Maurice, à l’époque de La Bourdonnais… Mais aussi aveuglement des pouvoirs locaux sur la question de l’esclavage et de son abolition, de l’engagisme et de ses violations ; puis sur la conquête de l’égalité sociale… En faisant le choix d’appartenir, La Réunion fut souvent condamnée à se soumettre et la soumission devint souvent la normalité. Aujourd'hui, le traitement des enjeux contemporains démographie, répartition des terres, monopoles économiques, exception culturelle, etc.) est révélateur de cet héritage. Issus de l’ancien ordre colonial, les pouvoirs métropolitains et réunionnais abordent trop souvent les problèmes de l’île sur le même mode qu’autrefois.
* * * * *
L’ancien ordre colonial se perpétuerait donc encore au XXIe siècle ?
L’hôtel de la Préfecture de Saint-Denis est installée dans l’ancien palais du gouverneur … ! Le système actuel est imprégné de l’ordre ancien, il a composé avec les modèles européens modernes, mais il garde des traces de notre passé, de l’ancienne colonie et de ses rapports, parfois difficiles, avec la métropole. Le passé imprègne certains comportements aujourd’hui encore. Les réminiscences de notre histoire reste présentent et, en l’occurrence, pesantes.
3 La question démographique
Alors que la France assure avec peine le renouvellement de ses générations, le déclin démographique européen a atteint, en l'an 2000, un tournant décisif.
Le phénomène est sans précédent. Il ne s'est jamais produit jusqu'à présent de baisse démographique à grande échelle dans l'histoire de l'humanité. L’Europe s’engage peu à peu dans un phénomène inexorable de diminution et de vieillissement de sa population.
Pour ce continent, la seule solution connue à ce jour est d’intégrer un pays à forte natalité. C’est la Turquie qui semble retenir l’attention générale. Mais l’incorporation de ce pays à l’ensemble européen semble poser de nombreuses questions, actuellement sans réponse.
La Réunion, elle, est déjà dans l’Europe, c’est l’une des seules régions « natalistes » que connaît ce continent. Cette exception devrait faire l’objet de toutes les attentions. Elle devrait apparaître comme une heureuse opportunité. Elle aurait dû être l’occasion de déployer une série de mesures et d’infrastructures pour aider les familles réunionnaises à élever, éduquer, faire grandir ceux qui seront une part importante de la relève nationale et européenne de demain.
La réalité est tout autre. Il n’existe aucun dispositif particulier pour aider les familles réunionnaises. Le système a même contraint des milliers de femmes, réduites au chômage, à vivre une vie maritale dans la clandestinité pour pouvoir garder le bénéfice des aides aux parents isolés, seuls revenus envisageable pour elles, on a ainsi fabriqué une société de « femmes seules ».
L’enfermement et sa conséquence malthusianiste a abouti à dé-construire la société Réunionnaise qui était basée sur les valeurs familiale traditionnelle et on lui a substitué une société composée de familles monoparentales avec toutes les conséquences que cela entraîne en terme d’éducation, de perte des solidarités qui étaient anciennement produite par la famille étendue. On peut à juste titre s’interroger sur la désinvolture avec laquelle la question du logement a été traitée dans cette île et l’accoutumance suspecte des autorités avec le fléau du chômage. Vraiment tout aura été fait pour dissuader les parents d’avoir des enfants.
Doit-on comprendre que vous voulez « exporter » la jeunesse réunionnaise vers l’Europe pour la repeupler ?
Les enfants réunionnais sont français et européens ; ils ont le droit d’aller où ils veulent. Il n’y a pas plus de droits à les « exporter » qu’à les maintenir emprisonnés. Les mouvements démographiques des régions les moins attractives vers les régions les plus dynamique se sont toujours produits naturellement… dans la mesure où ils étaient possibles. On n’a pas creusé le tunnel sous la Manche dans le but d’aspirer la population française vers la Grande Bretagne. Mais l’existence du tunnel permet à beaucoup de jeunes Français d’aller travailler en Angleterre plus facilement. Le choix de la mobilité est un choix individuel et doit le rester. Si la communication entre La Réunion et la métropole était facile, nos jeunes pourraient choisir d’aller travailler en Europe certains pour quelques semaines, quelques mois, d’autres pour quelques années... Mais cela suppose que les moyens nécessaires à cette libre circulation existent. Or, on a voulu que La Réunion reste une île. Et beaucoup de Réunionnais - donc de Français - n’ont jamais vu la France continentale qu’à la télévision : cela n’a pas de sens et c’est injuste.
Quelle mesures et infrastructures auraient pu être mises en place ?
Dans un premier temps, il aurait fallu admettre tout simplement que la Réunion c’était la France et que la natalité, ici, constituait une chance, un atout pour l’Europe. Il aurait fallu mettre en place des crèches, des allocations spécifiques, etc., afin d’aider les familles à élever leurs enfants. Au contraire, dans les années soixante, des mesures d’une grande violence ont été prises pour les dissuader de construire une famille. Ici, jusqu’à une époque très récente, les allocations familiales n’étaient pas versées directement aux familles, au motif qu’elles n’auraient pas su le gérer… Tout un dispositif a été mis en place pour limiter les naissances, dans le cadre d’une île à économie fermée.
Dans cet objectif de dénatalité, tous les moyens ont été bons. Je ne serais pas étonné que l’aménagement du territoire ait été planifié dans cet esprit. Pourquoi, pendant des années, n’a-t-on pas utilisé les fonds de la Ligne Budgétaire Uniques qui étaient destinés à construire des logements ?
4 La figure de l’indigène
« La figure de l’ « indigène » continue de hanter l’action politique administrative et judiciaire, elle innerve, s’imbrique à d’autres logiques d’oppression, de discrimination et d’exploitation sociale… » Appel des Indigènes de la République. 2005.
Le refus d’une vraie prise en compte de la jeunesse de La Réunion achève de dissuader les couples d’avoir d’autres enfants. L’enfermement dans l’île boucle le dispositif de mesures antinatalistes mises en place depuis les années soixante.
Ainsi, tous les décideurs, tous les technocrates de cette île et de la métropole sont alignés, depuis quarante ans, sur une même pensée unique : il y a trop d’enfants à La Réunion. Et il faut tout faire pour enrayer la démographie de l’île, en attendant la « transition démographique », c’est-à-dire le « vieillissement » de la population de ce département.
Dans l’imaginaire de ceux qui nous gouvernent, le Réunionnais est construit comme « autre ». Un « autre » dont l’altérité à la France et à l’Europe est à ce point radicale que son dynamisme démographique est regardé comme exogène.
Pour caricaturer cette situation on pourrait dire que, même encore aujourd’hui, la procréation, à La Réunion, est considérée comme un acte délinquant.
Désormais, il faut bien observer que la crédibilité de l’Europe et de la France, dans leur pari d’intégrer les dizaines de millions de Turcs, est entachée par leur incapacité, de fait, à reconnaître les enfants réunionnais comme leurs propres enfants.
* * * * *
- Qu’est-ce qui vous fait dire que « la procréation, à La Réunion, est considérée comme un acte délinquant » ? Ce n’est ni puni, ni hors la loi…
Dans la société réunionnaise idéale, celle rêvée par les décideurs des années soixante, les femmes ne faisaient plus du tout d’enfants. Or, nous n’avons pas satisfait à ce schéma. La Réunion s’est mise hors normes. Elle a dû en payer le prix fort. Dans les faits nous payons cher de ne pas nous être conformés à cette règle non écrite : entassement dans l’île, lourd taux de chômage, alcoolisme, etc.
Quand vous doutez des capacités de la France à intégrer les Turcs dans l’Europe, au vu de son attitude envers les Réunionnais, sous entendez-vous que la France est raciste et xénophobe ?
Plutôt que de la xénophobie, c’est encore une résurgence de la culture coloniale : comment justifier la colonisation et l’esclavage autrement qu’en se persuadant que le colonisé ou l’esclave est inférieur, l’a bien mérité ? Qu’il ne peut pas être égal ? Qu’il est différent ? Aujourd’hui, la suite du discours consiste à dire : « Est-ce qu’ils sont vraiment Français, ces gens-là, et peuvent-ils le devenir ? ». C’est une idée qui persiste chez nos décideurs parisiens… Face à cela, notre combat, désormais, consiste trouver les moyens de nous emparer de nos droits, de les arracher aux mains de ceux qui ne voudront jamais nous les donner.
En 1963 est mis en place le système dit de « parité globale des allocations familiales » à travers la création du Fonds d’Action Sociale et Sanitaire d’Outre-mer, le F. A. S. S. O. De 1965 à 1975, le montant de l’aide sociale passait de 49 980 000 à 239 530 000 francs, soit 479,25% d’augmentation.
Vous citez « Les Indigènes de la République » : vous vous reconnaissez dans leur appel ?
Il y a beaucoup d’excès dans leurs propos, mais aussi des entrées intéressantes. Avec l’immigration, la France s’est souvent pris les pieds dans le tapis. Je me reconnais en tout cas dans la phrase choisie en exergue de ce chapitre.
5 La question de la terre
« …appartiendra à la dite Compagnie à perpétuité, en toute propriété, Justice et Seigneurie, toutes les terres, places et îles qu’elle pourra occuper…Art XXVIII Déclaration du Roi 1664.
Colonie de rapport, l’île a été livrée, dès les origines, aux monopoles et au commerce international. À la civilisation disparue du Maïs et du Café, emportée par la fureur des vents et des avalasses dans les cyclones de 1806, succède la civilisation du Roi Roux et du Riz : celle de la « plantocratie » du sucre. La cohorte des engagés relaie alors le cortège des esclaves.
Depuis les origines, depuis le découpage de La Réunion en lanières « du battant des lames au sommet des montagnes », le partage des terres s’est toujours fait en fonction des intérêts croisés des élites dirigeantes.
Ainsi à deux reprises en 1732 et 1761 quand le Conseil Supérieur de la colonie propose des réformes pour arrêter le morcellement et le laniérage des terres, la Compagnie des Indes s’y oppose en déclarant que ces propositions sont contraires à la coutume de Paris.
Aujourd’hui comme hier, l’aménagement du territoire n’est pas l’apanage des Réunionnais : il est pour la plus grande partie instrumentalisé par des groupes de pressions influents et redoutables. L’organisation des terres ne se fait pas en fonction des vrais enjeux (emploi, logement, environnement…), mais au profit d’intérêts financiers. Les outils d’aménagement ont été utilisés comme des outils de sous-développement et d’oppression de la Multitude, tandis que quelques privilégiés prospèrent dans l’ombre, en manipulant certaines catégories professionnelles.
* * * * *
Qui sont les privilégiés et les groupes de pression que vous dénoncez ?
Il s’agit de lobbies professionnels, on pourrait citer le plus connu historiquement et le plus puissant : celui des usiniers, des sucriers. Ils sont les plus influents. Souvent ils manipulent certaines catégories de planteurs en leur faisant croire qu’ils partagent des intérêts communs, mais en réalité les planteurs ne profitent que très marginalement d’un système qui est conçu pour rémunérer fortement la transformation et pas la production. Ces lobbies trouvent naturellement des relais, dans l’administration, chez tous ceux qui adhèrent au principe que l’aménagement du territoire est une affaire de spécialistes et que la population est une donnée parasite, contournable. A cela s’ajoute le fait que trop souvent les Services de l’État travaillent de façon cloisonnée, chacun dans son coin, défendant son pré carré, sa chapelle, sans vision d’ensemble, sans aucun sens de l’intérêt général, sans éthique.
Les règlements administratifs, le SAR (Schéma d’Aménagement Régional), les PLU (Plans Locaux d’Urbanisme), ne jouent-ils pas leur rôle régulateur ?
Les règlements existent, mais chacun gère son domaine sans concertation suffisante. Les défaillances, à des niveaux divers, sont telles que le SAR est devenu un empêcheur de développement. Et les PLU en découlent.
Alors comment parvenir à un autre partage ?
Le rapport de force actuel ne permet pas aux élus de mettre en place une organisation du territoire qui soit un véritable outil de développement. Il manque une génération de politiciens décidés à secouer le cocotier et disposants de mandats clairs de la population. Pour qu’elle éclose, il lui faut l’appui des Réunionnais… pour autant qu’ils soient informés et qu’ils puissent s’exprimer…. En attendant, la population s’insurge à sa manière en esquivant les contraintes, en construisant malgré tout, certes au mépris de la loi mais lui a t’on réellement donné d’autres choix ? Un autre partage des terres est possible, il se fera tôt ou tard. En attendant, comme la vie trouve toujours son chemin, ce sont des pans entiers du territoire Réunionnais qui sont sacrifiés, mités, détruits…par l’inconséquence des décideurs.
Depuis des décennies maintenant, on se contente, on fait croire que l’aménagement consiste pour l’essentiel à affecter telle ou telle fonction, habitat, agricole, patrimoniale…aux différentes partie du territoire. On oublie de mettre en place dans le même temps les moyens qui vont permettre à ces espaces de garder effectivement la destination qui leur est affectée.
Ainsi, par exemple, il est absurde de penser que des espaces auxquels on a donné une destination agricole resteront non construits si ces espaces sont constitués, par le fait des héritages, de micro-propriété parfaitement incultivables à cause de leur dimension…et parfaitement constructibles pour leurs propriétaires bien souvent sans toit.
Les aménageurs de la Réunion ne font que s’amuser avec des crayons de couleurs et une carte de l’île et puis…ils s’en vont.
La terre de La Réunion, est ainsi saccagée par le calcul ou l’incompétence d’une élite qui depuis longtemps ne se soucie plus de l’intérêt général.
6 L’île des « monopolitudes »
Les colonies sont, pour les pays riches, un placement des capitaux les plus avantageux. La France […] a intérêt à considérer ce côté de la question coloniale. Jules FERRY. 28 juillet 1885.
Il est un fait établi que le capitalisme, en économie libérale, tend à devenir monopolistique. C’est encore plus vrai dans les milieux insulaires. À La Réunion, le premier devoir des collectivités et de l’État devrait donc être d’empêcher la formation de groupes monopolistiques. Or, ici, depuis la Compagnie des Indes Orientales, on s’en satisfait, on les encourage, on les installe, on les protège. Dès les origines la politique de la Compagnie se construit autour du principe suivant : vendre cher aux habitants les marchandises d’Inde et encore plus cher celle en provenance de France, tout en leur achetant les productions locales à bas prix. Situation de monopole, ou de quasi-monopole, sur des secteurs stratégiques de l’économie de l’île : biens de consommation courante, produits sensibles (carburant, gaz…), production de biens naturels communs (eau) et services ayant trait aux libertés fondamentales (transports, communications…). Les Réunionnais sont ainsi dépossédés de la maîtrise même de leur société. Ces monopoles installés sur l’île sont la plupart du temps, et comme depuis toujours, le fait de grandes firmes transnationales. Ces firmes qui vampirisent La Réunion ont une forte intégration aux systèmes de décision. Par le relais du réseau des hauts fonctionnaires, qui facilitent leur implantation et leur installation, et par les mécanismes financiers appropriés.
* * * * *
Quelles sont les conséquences, pour la population réunionnaise, de cette économie monopolistique ?
Tout d’abord, l’ascension organisée des prix, en l’absence de vraie concurrence. Pour une entreprise, venir de l’extérieur et s’installer à La Réunion est très difficile. Mais les monopoles qui sont devenus de véritables forteresses économiques ne fonctionnent pas uniquement en terme de repoussoirs vis à vis de l’extérieur, ils participent aussi à l’enfermement sur le territoire, à l’isolement professionnel et culturel en appauvrissant le paysage économique. Ces monopoles découragent aussi toute nouvelle initiative économique à l’intérieur de l’île. Les conséquences de cette situation sont endurées par les citoyens, les ménages comme par les collectivités : quand de grands groupes s’entendent pour se partager le gâteau des appels d’offres c’est toute la Réunion qui est pénalisée.
Quel est l’intérêt pour certains hauts fonctionnaires de se rendre complices de ces monopoles ?
Il n’y a pas forcément de corruption à proprement parler. Mais ces gens là font partie du même monde : celui du pouvoir. Pouvoir administratif ou pouvoir de l’argent. Ils nourrissent une admiration réciproque et vivent dans le même monde à l’intérieur d’une même bulle dont les contours sont ceux de la colonie. En outre, pour un haut fonctionnaire, un poste à La Réunion est un objet de convoitise : il offre des avantages financiers nombreux et permet de belles promotions si tout se passe bien. Alors ceux qui réussissent à être nommés ici s’appliquent à ne pas se faire remarquer. Que ce soit au début d’une carrière prometteuse ou au terme de celle ci, un seul mot leitmotiv : pas de vagues.
Sur qui compter, alors, pour rendre le contrôle de leur île aux Réunionnais ?
Sur… les Réunionnais ! Les élus des collectivités locales prendront conscience du jeu dans lequel elles ont été enfermées quand la population traduira ce qu’elle ressent en actes : par des votes, des manifestations, des regroupements associatifs… Cela demande du temps et de l’énergie. Face aux groupes de pression, les élus ont une marge de manœuvre : celle de leur exigence. Mais elle restera réduite sans un clair mandatement de la population dans ce sens.
7 Identité et territoire
C’est en 1646 que s’installent les premiers habitants réguliers de l’île, ils sont douze. Douze mutins que le gouverneur Pronis alors à Madagascar a déporté dans l’île qui est alors utilisée comme lieu de détention.
Les îles sont des prisons et l’Océan une muraille. À l’intérieur de ces murs d’eau, la plantation coloniale, le camp des esclaves, fonctionnent comme des espaces de réclusion. La liberté de circuler est antinomique à l’ordre colonial. Des « blancs marrons », fuyant les égarements du Gouverneur de la Hure, à la réclusion et aux « péages » d’aujourd’hui, en passant par le marronnage des esclaves, qui tentent d’échapper au joug de leur maître, l’inertie sociologique de l’ordre disciplinaire colonial n’est, à ce jour, qu’ébranlée.
La si longue mise en quarantaine de l’île ne peut plus durer. La libre circulation est un devenue, avec la révolution des transports, enjeu politique explicite. Comment vont s’articuler, s’affronter, deux aspirations opposées, la volonté des multitudes de se déplacer et le contrôle des déplacements et des frontières par le pouvoir. La circulation est aussi un marqueur d’identité. Moins les gens circulent, plus ils s’identifient à leur territoire, plus on les identifie à la région où ils vivent. Les obstacles à la libre circulation ont servi aux colonisateurs à repousser une « contamination » possible, mais elle a aussi servi aux « décolonisateurs » à différencier plus radicalement, à forger plus encore les replis identitaires.
En effet permettre à la multitude de circuler, c’est aussi permettre progressivement à chacun de se dé-territorialiser et de dissocier identité et territoire. C’est pourquoi sur le thème de l’identité-territoire on a pu voir les colonisateurs et leurs adversaires fraterniser.
* * * * *
En quoi subissons-nous encore l’ordre disciplinaire colonial ?
Officiellement, il n’existe plus. Mais il reste présent dans les mentalités, dans certains canevas et structures. Qu’est le ministère de l’Outre-mer, sinon un avatar du ministère des Colonies ? La société réunionnaise vit encore à travers le souvenir de ces codes. Elle ne s’est pas débarrassée de toutes leurs traces. Selon les personnes et les organismes, c’est parfois absent , en filigrane , mais parfois aussi totalement et brutalement présent.
Cette « réclusion », ces « péages » d’aujourd’hui, à quoi sont-ils dus ?
Longtemps, l’éloignement de la Réunion a été un fait objectif. Depuis une vingtaine d’année, ce n’est plus le cas : nous ne sommes plus à 10 000 km de Paris, nous en sommes à dix heures. Une nuit. Ce n’est rien ! La France continentale s’est construite sur un fort centralisme alors qu’il fallait des jours entiers de cheval ou de calèche pour joindre Paris à ses provinces. Le principe qui a présidé à la cartographie des départements de France était que la distance du chef lieu au point le plus éloigné du département ne devait pas excéder une journée à cheval…C’est dire combien la réclusion actuelle de la Réunion est voulue. L’éloignement n’est plus un problème physique, c’est un problème de coût : celui du billet d’avion. Résoudre cette difficulté relève uniquement de volonté et de choix politique.
8 L’outremérisation
Aveuglement et complicité locale, dans l’acceptation soumise du stigmate « outre-mer ». Cette appellation, qui fonde l’approche moderne des ex-colonies, ne recouvre aucune réalité, elle est artificielle. Parler des Départements d’Outre Mer, des D.O.M, c’est parler d’une réalité qui n’existe pas. Les D.O.M, c’est une « créature », une chimère, un discours dans lequel l’ancien colonisateur tente, encore une fois, de nous enfermer. Les régions que l’on empile dans cette appellation de D.O.M ne partagent ni la même géographie, ni la même histoire, ni le même présent, ni le même avenir. C’est une catégorie déni, une ultime exclusion, une dernière résurgence du refus de l’ancien colonisateur de partager avec nous une même identité. C’est une perversion de la modernité.
Comment expliquer, dans ce contexte, le fait que les Antilles soient si discrètes sur ce qui peut apparaître comme d’ultimes humiliations, alors même qu’elles se sont montrées si attentives à tout ce qui touche leur dignité, alors même qu’elles ont par la prose et la poésie porté si haut les couleurs de leur humanité ? Plusieurs raisons expliquent ce silence. D’abord leur proximité géographique avec l’ancienne métropole leur a permis d’installer sur le continent d’une diaspora plus importante et plus dynamique que celle issue de la Réunion. D’autre part alors que nos compatriotes se dirigeaient vers le secteur privé, ceux des antilles choisissaient d’investir massivement la fonction publique…et le ministère de l’Outre Mer. Ainsi alors que la Réunion compte plus d’habitants que tous les autre départements dit d’outre mer, il est aisé de constater sue ce sont les élus des îles de l’Atlantique qui orientent, de fait, la politique des gouvernements dans les quatre anciennes colonies. En effet malgré leur déficit démographique les départements d’amérique comptent par rapport à la Réunion, trois fois plus de présidents de conseils généraux, trois fois plus de présidents de régions, trois fois plus de présidents de chambres consulaires…trois fois plus d’institutions susceptibles, rendez-vous après rendez-vous de faire évoluer la politique d’un gouvernement à leur profit. Un réel noyautage des ministères permet au bout du compte une instrumentalisation de la Réunion et de son poids démographique au bénéfice des politiques voulues par les trois autres. Cela a été particulièrement visible à chaque fois qu’il s’est agit du statut de ces départements. A chaque fois c’est la ligne isolationniste des 3 régions d’amérique qui est choisie et à chaque fois les élus de la Réunion ont été contraint de démontrer l’absurdité des proposition, pour arracher en dernière instances des amendements ou des décisions juridiques qui respectent la volonté des Réunionnais.
La règle à laquelle chaque responsable de notre île devrait s’astreindre serait de ne jamais siéger dans des réunions avec les autres départements dits d’outre mers parce qu’ils y sont en minorité de parole et de siège alors qu’ils représentent à eux seuls autant d’habitants que tous les autres départements d’outre mers réunis. Dans ce type d’assemblée, siéger c’est trahir doublement. Il y a une première trahison a accepter de prendre la place d’ex colonisés que l’on nous assigne. Une deuxième trahison est dans l’acceptation de siéger une table où les conditions de la défense de nos intérêts be sont pas réunies.
Le sens moral de certains décideurs est tombé si bas, qu’ils ne savent plus discerner la limite entre le vrai et le faux entre la manipulation et la défense de l’intérêt général. Une grande partie des réunionnais sont devenus, au service des Elites les fossoyeurs de la dignité et de la liberté des habitants de l’île.
La Réunion a été outremérisée. En réalité aujourd’hui, parler des D.O.M ce n’est pas parler seulement d’une catégorie juridique, statutaire ou constitutionnelle mais c’est surtout parler d’une administration parisienne qui a créé son propre objet. L’administration du ministère de l’outre mer fabrique au fur et a mesure l’objet et le sujet qui justifie son existence. Le discours et le projet du ministère s’articule autour de deux caractéristiques fondamentales qui justifient sa mission. D’abord l’homogénéisation : les D.O.M sont tous semblables et ensuite la différenciation : les domiens ont une identité propre radicalement différente de celle d’un français de métropole. Un nouveau ministre ne verra pas la réalité de la Réunion telle qu’elle est mais la Réunion telle qu’elle doit être vue à travers le prisme du discours sur les D.O.M. Avec le temps l’administration centrale fabrique une sorte de français tout a fait à part, dont il faut bien s’occuper, ce qui finit par justifier l’ existence du ministère.
Ainsi après avoir fabriqué de la différence biologique au temps de la colonie, on a fabriqué de la différence institutionnelle tout aussi insurmontable quand ce n’était pas de la différence culturelle. Le support théorique de la séparation ainsi mis en place, le système peut continuer à fonctionner à visage découvert puisque s’éloignant des théories racistes pures, il est devenu présentable. Le loup s’est couvert d’une peau de brebis.
La ségrégation opère en établissant des degrés d’éloignement par rapport à la figure d’un « vrai » français. De ce point de vue nous n’avons pas à nous plaindre puisque les Réunionnais ne manqueront pas de remarquer que beaucoup de fonctionnaires en transit temporaire disent : la Réunion est bien plus intégrée que les départements des antilles… Il est vrai que nous ne savons pas quelle soupe est servie aux antillais par ces mêmes fonctionnaires…
Le concept d’outre mer a été inventé par les élites européennes comme réservoir à fantasmes, pour faire de ces terres largement imaginées, des attractions à sensations où se mêlent plaisir et effroi.
Ni totalement Français, ni totalement autre, cette situation hybride ouvre la porte à toutes les dérives. Le sens moral de certains décideurs est tombé si bas qu’ils ne savent plus discerner la limite entre le vrai et le faux, entre la manipulation et la défense de l’intérêt général. Une partie des Réunionnais est devenue, au service des Élites, les fossoyeurs de la dignité et de la liberté des habitants de l’île.
* * * * *
- La crise que vous évoquez n’est pas la seule crise économique. C’est la question du statut ?
Je veux parler de ce processus de départementalisation qui n’en finit pas depuis soixante ans. Jusqu'à quand faut-il continuer à « départementaliser » ? Tout le monde comprends bien qu’entre le temps de la colonie et le temps du département il fallait une transition, une période spéciale, que l’on ne pouvait le 19 mars 1946, en une nuit devenir un département de plein exercice, qu’il fallait des mises à niveau, des mesures transitoires. Le problème c’est que certains, les élites, ont conçu le projet de nous maintenir, pour toujours, dans cette zone grise entre colonie et département. Cette situation comporte bien des avantages pour ceux qui disposent des moyens d’en profiter. Plus les territoires de la République sont éloignés du statut de droit commun et plus les marges de manœuvre des élites locales ont été amplifiées. Les mesures d’adaptation demandées par conviction par quelques partis politiques locaux ont toujours été soutenues en coulisses par les élites qui y voyaient le moyen de détourner les lois nationales perçues comme trop contraignantes. On s’enrichit plus facilement dans les T.O.M que dans les D.O.M et dans les D.O.M que sur le territoire de la France continentale.
Ainsi des dispositifs qui avaient été conçu comme devant être provisoires ont été à la faveur de la double influence des élites locales et des partis séparatistes, détournés de leurs objectifs premiers et sont devenues des mesures définitives. Les adaptations législatives n’ont plus été envisagées comme des aides temporaires pour nous aider à devenir un département comme les autres mais ont été utilisées, détournées de leurs fins pour construire des identités toujours plus différentes. 60 ans de départementalisation, ça suffit ! Il faut passer à autre chose.
60 ans après une des questions essentielles qui est posée est de savoir si le processus de départementalisation doit et peut avoir un terme.
Comment aujourd’hui, debout et les yeux ouverts, à la fois réunionnais, français et européen pouvons nous faire émerger un projet qui mobilise nos énergies et nos espoirs pour construire la Réunion de demain ?
- Ce blocage statutaire engendrerait, selon vous, une forme de corruption ?
Disons qu’il favorise la perte du sens des valeurs. À La Réunion, nous sommes dans un système de lois particulières et de droit adaptable, qui dérive vers une morale à géométrie variable, un monde de passe-droits, de copinage. Dans ce microcosme, le privilège des « chers amis » prend le pas sur l’intérêt général et le bien commun. Vu de métropole, l’outre-mer génère déjà des fantasmes de vie facile et sans contraintes, de laisser-aller, si on y ajoute un système malsain, cela attire et encourage les mauvais comportements. Bon nombre de citoyens, de bonne foi, se laissent instrumentaliser au service des ambitions affairistes de ces Élites au lieu de ruer dans les brancards et de défendre l’intérêt général.
- Vous semblez vous poser en « Monsieur Propre » : que proposez-vous ?
C’est le système que je mets en cause, pas des personnes. L’ outremérisation, en légitimant un régime spécial, ouvre la porte aux comportements spéciaux. Il nous faut sortir de cette marginalisation statutaire : certains départements d’outre mer la veulent, mais pas les Réunionnais. Elle comporte, pour nous aujourd'hui, plus d’inconvénients que d’avantages. La Réunion doit être reconnue département français de plein droit.
* * * * * * * * * *
Pourquoi accepter plus longtemps cette lecture parisienne de la Réunion qui ne serait qu’un Outre Mer dans une France où cette appartenance géographique assigne à une identité folklorique ? Pourquoi accepter le parisianisme bien pensant qui veut toujours nous identifier comme domien et jamais comme Réunionnais et jamais comme citoyen ?
Comment ne pas voir que trop souvent les élites à Paris et dans les anciennes colonies françaises n’ont eu de cesse de jouer de l’éloignement pour justifier des demandes et des statuts irresponsables ? Comment ne pas voir que beaucoup par intérêt ou par bêtise nous voient, nous regardent, nous pensent, comme domiens et que beaucoup d’entre nous par intérêt ou bêtise jouent à être des domiens. Ce n’est pas le fait de résider outre mer qui nous dicte notre identité. Il n’y a pas de déterminisme géographique là où résident des gens libres et nous n’avons pas à devenir libres, nous sommes naturellement libres. Il faut désormais poser en objectif la construction d’une identité citoyenne qui ne stigmatiserait pas l’ appartenance à la Réunion.
La Réunion est consubstantielle à la Nation, elle n’est pas rajoutée , elle n’est pas à côté, elle est la chair de la République.
9 Les choix de la Plantocratie du Sucre
Dans le contexte d’un accroissement démographique fort sur un espace limité, un choix de développement a été effectué dans les années soixante. Il fallait déterminer comment, avec ces contraintes, développer l’île en permettant l’accès au travail pour le plus grand nombre. Une première solution aurait été d’ouvrir totalement cet espace trop petit sur l’immensité et le vide du territoire national. De mettre fin à la réclusion et de permettre aux Multitudes d’aller et venir sur l’ensemble du pays. C’était le choix d’un développement consubstantiel. À terme, sur le principe des « vases communicants », il y aurait eu une répartition équilibrée du nombre de chômeurs de part et d’autre des océans. La mécanique du déplacement naturel des populations, des zones faiblement développées vers les espaces plus développés jusqu’au point d’équilibre, étant connue, éprouvée. Elle ne se serait pas nécessairement posée en terme de déchirement, si la liberté de circuler avait été effectivement établie. Mais dans la deuxième moitié du XXe siècle, c’est la Plantocratie du Sucre qui domine la scène économique, sociale et politique de l’île. Elle instrumentalise les Élites administratives et politiques, locales et nationales, et ce sont ses choix qui vont s’imposer. Cette Plantocratie va dicter un type de développement conforme à ses intérêts, construit sur le principe de l’in-surmontabilité de l’éloignement. Il s’agira, pour la métropole, de maintenir l’enfermement et d’aider l’entreprise à qui sera confiée la mission de créer l ‘emploi.
Cette "plantocratie", dès la fin du 20 ème siècle, après avoir pendant la période précédente, pesé de tout son poids, contre la départementalisation effective de la Réunion, va s’adapter avec une grande souplesse à la nouvelle donne que constitue la concrétisation de l’égalité sociale.
Elle va se transformer, investir dans l'agroalimentaire, dans l'import substitution et surtout dans la grande distribution en surfant sur l’arrivée du Revenu Minimum d’Insertion. Encore une fois le système pèsera de toute sa force pour que se maintienne l’enfermement qui lui assure une clientèle captive et disposant désormais d’un vrai pouvoir d’achat.
Mais déjà la partie la plus réactive du monde issu du sucre a commencé largement le virage suivant en s’orientant vers la maîtrise foncière et le bâtiment, portée par cette nouvelle vague d’argent public que constitue indirectement les mesures de défiscalisations. Dispositifs qu’ils ont d’ailleurs contribué à concevoir dans les allées des pouvoirs parisiens.
* * * * *
- Qu’entendez-vous par « développement consubstantiel » ?
Je veux dire par là que, puisque notre île est française, La Réunion et la métropole sont de même nature, sous des formes différentes. Elles sont faites de la même substance, de la même « chair ». Elles ne peuvent avoir de développements divergents.
- Vous critiquez le choix qui a été fait de tenter le développement « interne » de La Réunion. Vous auriez souhaité que les Réunionnais puissent partir. Mais sous d’autres latitudes, dans les campagnes métropolitaines, on revendique plutôt de pouvoir « vivre et travailler au pays ». Les Réunionnais ne veulent-ils pas la même chose ?
Depuis quarante ans, on a essayé de développer ce département sur un mode autocentré en pensant aboutir au plein emploi. Cela n’a pas fonctionné, c’était une fausse piste. Dès les années 60, il fallait changer de stratégie et favoriser aussi l’ouverture : nous avons vingt ans de retard ! Permettre à ceux qui le souhaitent de circuler, ce n’est pas compromettre le développement local, c’est lui permettre de mieux réussir : les deux sont compatibles. Si les Réunionnais partent s’enrichir d’expériences et reviennent plus aguerris, plus complets, plus mûrs et moins manipulables, toute La Réunion va y gagner.
10 Un triple contrôle
Le schéma de développement de la Plantocratie du Sucre n’est en réalité qu’un glissement, une vague modernisation du système colonial traditionnel. Comme toujours, la soumission de la population est la condition de la prospérité de l’entreprise. Elle sera assurée par l’État sous la forme d’un triple contrôle : celui de la démographie, celui de la communication et celui de l’ordre public. La maîtrise de la démographie et de son accroissement important, à l’époque, va être encadrée par deux mesures : la limitation des naissances et le déplacement définitif de population vers la métropole. Autant les mesures de maîtrise des naissances présentent des aspects positifs - ne serait ce que du point de vue des femmes - autant les déplacements (enfants de la Creuse, Bumidom*…) illustrent la violence de la mise en place de ce qui fut une véritable « politique de délocalisation ».
La communication des informations, elle, a été placée mise sous contrôle par la maîtrise directe ou indirecte de tous les médias ; la période de l’ORTF en a été le paroxysme. Mais dans la période récente, cette mainmise a été fragilisée par l’émergence inexorable de nouveaux moyens de communication. Chacun peut se remémorer la virulence des tentatives d’interdiction de Free Dom, la systématisation de son dénigrement. Puis les réticences des Élites devant l’incontournable irruption des chaînes de télévision par satellites.
Pour terminer le dispositif général de contrôle il s’agissait enfin de s’assurer du maintien de l’ordre public, mais l’ordre étant le domaine d’excellence de l’Etat il ne faillira pas, ici, à sa tâche.
*Société d'État, le BUMIDOM (Bureau pour le développement des Migrations intéressant les Départements d'Outre-Mer) 1962 à 1981.
* * * * *
- Ne dénoncez-vous pas deux phénomènes contradictoires : la volonté d’« enfermer » les Réunionnais d’une part, et la « politique de délocalisation » de cette population d’autre part ?
Ces deux phénomènes participent de la même logique, car ces déplacements de population ne se sont pas faits librement. À cette époque, ne quitte pas la Réunion qui veut. Dans le cas du Bumidom, la sélection s’opérait sur des critères d’éducation et de formation : c’est un véritable écrêtage de dizaine milliers de personnes qui s’est effectué. En outre, l’émigration vers la métropole était conçue par ceux qui l’organisait et ceux qui la subissait comme étant définitive : l’État ne finançait qu’un biller aller ! Cela a été très cruel et vécu par les familles comme un traumatisme qui reste profondément ancré dans la mémoire collective. Ce souvenir reste aujourd’hui un obstacle psychologique à la mobilité : dans l’esprit de bien des gens, tout départ de l’île est perçu comme brutal et sans retour.
- La mainmise de l’État sur l’information, telle que vous la décrivez, n’est pas spécifique à la Réunion. La métropole l’a connue à la grande époque de l’ORTF.
Certes. Mais ici, cela a duré beaucoup plus longtemps. Si l’information, en métropole, était verrouillée, à La Réunion, elle était cadenassée à double tour. Jusqu’à une époque récente, nous n’avions qu’une seule chaîne - publique - de télévision et de radio, deux quotidiens….En métropole les radios périphériques, la presse écrite qui était puissante et pluraliste permettait de fait une diversité de l’information.
11 Une histoire d’oppression
Les Réunionnais/es sont les victimes innocentes d’un système qui les a enfermé dans l’île pour que prospèrent les Élites. L’ordre public, toujours et partout, est intimement lié au contrôle des déplacements, que ce soit pour lutter contre le terrorisme ou pour contrôler une manifestation.
L’esclavagisme est un paroxysme de contrôle. C’est la loi qui interdit aux esclaves toute circulation en dehors de la plantation. Ainsi, même le propriétaire peut être puni s’il laisse ses esclaves circuler en dehors du périmètre de sa propriété. Aujourd’hui, c’est l’île qui définit le périmètre de la « plantation ». L’Océan infini en marque les limites. Les interdits sont devenus des impossibles.
Toute oppression a toujours besoin de se justifier. Comment les Élites, qui ont joué de l’éloignement pour obtenir les aides de l’État, ont-elle justifié la réclusion des Réunionnais ? Il y a d’abord eu la dévalorisation des Réunionnais/es, déclinée à l’infini. Incapacité radicale du Réunionnais à s’adapter en dehors de l’île-plantation. Inaptitude sociologique, culturelle, psychologique, morale, matérielle…
La liberté de circuler ne serait accessible qu’à partir d’un certain « niveau »… toujours à acquérir par la Multitude ! Mais que les Élites possèderaient naturellement. Les Élites sont d’autant plus persuadées de l’impossible familiarité des Multitudes avec la liberté de circuler qu’elles l’empêchent de fait.
* * * * *
- D’après vous, l’enfermement dont souffrent aujourd'hui encore les Réunionnais résulte donc d’un choix, structuré par des raisons historiques ?
Circuler librement est un droit et c’est aussi un pouvoir politique. Depuis toujours circuler, se déplacer est un enjeu pour les individus qui veulent se déplacer et le pouvoir qui veut contrôler les déplacements. La société réunionnaise est née et a grandi dans l’interdiction de circuler. Une interdiction physique, puis réglementaire. Le contrôle de la circulation a toujours été ici un élément très fort. Si, aujourd’hui encore, on rencontre encore des réticences chez les Réunionnais quand on leur dit qu’ils peuvent circuler, elles viennent de là ! Il y a toujours un décalage entre le moment où l’on mets en place une nouvelle liberté et le moment où les gens s’en emparent réellement.
12 Une économie protectionniste
Le développement dans l’enfermement a été conçu par les Élites issues du monde de la Plantation coloniale, pour leurs intérêts et au détriment des Multitudes. Cependant, l’intervention de fonds publics dans la structure de production à La Réunion a été de plus en plus massive. Par le jeu d’aides directes ou indirectes, la collectivité en est devenue le principal partenaire.
Ce système a échoué dans son volet emploi : la vocation de l’entreprise n’est en effet pas de créer des emplois, mais de rémunérer ses actionnaires. Le capitalisme obéit à ses propres lois. Et la morale, le bien public, n’en font pas partie. Les plans de développement de La Réunion, conçus par et pour les Élites, n’ont donc abouti qu’à faire prospérer l’entreprise. Les chômeurs et les Rmistes constituent l’immense marée des laissée-pour-compte de ce type de développement. La protection de l’entreprise, du marché intérieur, est assurée, encore à ce jour, par l’octroi de mer. Impôt direct, et donc fondamentalement le plus injuste, c’est une véritable taxe sur les plus déshérités.
Le monde de l’entreprise constitue aujourd’hui la catégorie des clients volontaires de l’État. Volontaires, car ayant participé à l’élaboration du système. Et ce n’est pas l’isolement qui a provoqué la création d’un système d’aides : c’est bien le choix du protectionnisme qui a fini par engendrer l’isolement. Ce n’est pas non plus l’éloignement qui a empêché les Multitudes d’accéder au marché du travail : c’est bien l’enfermement, qu’ont choisi les Élites pour se bâtir un refuge.
* * * * *
- Pourquoi l’État, dont la mission est d’assurer le bien public, entre-t-il dans ce jeu ?
C’est la vraie question : quels sont les lobbies, à l’intérieur de l’appareil d’État, qui ont intérêt à ce que cela dure ? Dans les années soixante, le vrai pouvoir à La Réunion était celui issu des milieux d’affaires. Ce sont ces milieux qui donnaient la légitimité au pouvoir politique qui le leur rendait bien, ainsi le système a pu perdurer parce que les uns comme les autres ont eu a y gagner…
- Vous fustigez l’octroi de mer. Mais la Réunion bénéficie d’un autre côté d’une moindre TVA et d’un impôt sur le revenu allégé. Avons-nous intérêt à changer cela ?
Si nous voulons être un département comme les autres, il faut supprimer l’octroi de mer et adopter le même régime fiscal qu’en métropole. La Multitude des Réunionnais va y gagner. Les prix à la consommation seront plus transparents : chaque fois qu’il y a régime spécial, il y a un flou, une possibilité qui s’ouvre pour la triche et l’oppression. La suppression des abattements fiscaux et autres avantages ultramarins est un sujet sensible, car on l’aborde toujours de manière isolée.
Mais c’est tout le système d’exception qu’il faut revoir, dans son ensemble. Avec un calendrier, des échéances et des modalités claires, et en prenant le temps nécessaire et dans le respect de la vie des gens. De toutes façon, il faudra y venir : c’est inéluctable.
13 Survie contre soumission
À La Réunion, l’État et les Élites ont structuré les Multitudes autour de l’assistance et ont instauré un clientélisme d’État. La survie contre la soumission. À la figure traditionnelle du planteur, du patron, s’est désormais substitué l’État. Aux lieux traditionnels de la domination, de l’exploitation et des luttes (la plantation, l’usine…), se sont substitués les non-lieux de l’administration, des formulaires… Pour les chômeurs, les Rmistes, où se faire entendre, par qui et comment ? Les Élites ont fait le choix d’installer définitivement une grande part des Multitudes de La Réunion dans une pauvreté intégrée.
Cette pauvreté intégrée s’est d’abord construite sur la base des solidarités familiales anciennes, sur des formes de sociabilité toujours très vivantes : en particulier les pratiques religieuses collectives, qui rendent encore la vie possible. Elle est fondée ensuite sur l’insertion dans les réseaux de l’économie informelle et dans le système clientéliste de l’action sociale : ils évitent un sentiment trop fort de dévalorisation. Enfin, comme les chômeurs et les Rmistes forment, dans tous les quartiers, un groupe social étendu, voire majoritaire, ils ne sont pas l’objet de stigmatisation ni d’exclusion sociale. On les a installés, clients malgré eux, dans un rapport social à la pauvreté, à la fois durable et reproductible de génération en génération. Ainsi, peu à peu, de marginalisation en hors-jeu, la pauvreté, durable fait perdre jusqu’au souvenir d’autres mondes possibles.
* * * * *
- Pourquoi les multitudes ont été installées dans ce cadre d’une pauvreté « intégrée€»€?
C’est un système qui est conçu pour pouvoir durer. Les gens sont mis en situation précaire mais on leur permet aussi de survivre dans cet état. Beaucoup de gens vivent dans le cadre d’une marginalisation « moyenne » le système leur assure juste ce qu’i faut pour qu’ils ne soient pas poussés à la révolte. Cette « demi-vie » à la fois officielle et parallèle est construite autour de l’aide sociale du travail au noir et du système D. les gens conservent ainsi un pouvoir d’achat minimum qui leur permet de vivre et surtout de faire vivre le système en place.
- Mais tout de même, cette soumission ne peut être éternelle : les élites ne craignent-elles pas de pousser la situation trop loin, au point, un jour, de faire exploser leur système ?
Elles ont un raisonnement de prédateurs : tant qu’on peut en profiter on continue, quand ça ne fonctionnera plus on avisera. Ce raisonnement est en particulier celui des transnationales qui ne craignent pas d’épuiser un pays ou une partie du monde car c’est la planète entière qui leur est offerte. Les hauts fonctionnaires, eux, sont là pour trois ans et préfèrent ne pas prendre en compte des questions qui excèdent le cadre de leur temps d’intervention. D’autres catégories, un certain nombres de politiques et une frange de la population, ne s’en rendent pas compte, mais sont instrumentalisées par ces prédateurs.
- Les pratiques religieuses que vous évoquez ne portent-elles pas en germe la division ? En outre, n’apparaissent-elles pas comme un outil de maintien des populations dans l’acceptation de leur pauvreté et de leur soumission ?
Ici, la pratique religieuse est consensuelle : le regard des Réunionnais sur leur religion n’est pas exclusif et chacun côtoie d’autres pratiques que les siennes. L’environnement religieux, pluriel, est un facteur de cohésion de partage et d’espérance. C’est un des ferments de la vie ensemble.
14 Déstabiliser pour soumettre « La carotte et le bâton »
Les résistances, les révoltes, ont été éteintes, car il a été ajouté au système survie contre soumission un arsenal préventif efficace : outils administratifs, policiers, juridiques... Mais l’originalité et la vraie force du système résident dans une stérilisation continue des classes moyennes par le dispositif des primes. Appliqué aux fonctionnaires, en complément de revenu, il provoque d’abord la culpabilisation d’une grande partie de ses bénéficiaires. Le dispositif, ensuite, les discrédite de leur fonction traditionnelle d’avant-garde de la contestation. Enfin, l’octroi de primes par l’État s’est décidé sur disposition dérogatoire, en dehors de tout accord négocié, par le simple « fait du Prince ». Il génère ainsi la tétanisation politique des classes moyennes : en effet, l’existence de ces primes a pour corollaire leur potentielle suppression, tout aussi arbitraire.
L’État a constamment joué de cette menace pour prévenir toute contestation qui porterait directement au cœur du système. Par ailleurs, ceux qui ne bénéficient pas directement du système de primes peinent à le contester, car il touche presque toutes les familles. Les Élites le présentant aux Multitudes comme une preuve de réussite, chacun espère voir ses enfants y accéder. Les classes moyennes sont ainsi rendues incapables d’assument leur rôle de moteur de la société. Et elles vivent dans le stress et l’insécurité d’une possible déchéance du système. Les fonctionnaires constituent ainsi la catégorie des clients de l’État par effet de système.
* * * * *
- Malgré ce clientélisme, on a vu le secteur public, notamment les enseignants, manifester et se mettre en grève ces dernières années.
C’est bien la première fois ! La défense des TOS a été l’effet déclencheur. Mais au-delà de cela, il faut voir que les fonctionnaires, les enseignants se sont sentis eux même menacés. Ils ont exprimé une véritable inquiétude sur la manière dont le système allait prendre fin. Car il est évident que ce système arrive en bout de course. Tout le monde le pressent. Les justifications qui ont présidé à sa mise en place n’ont plus court.
- En ce cas, comment passer à autre chose ?
Cela ne peut se faire sans vision globale. Les fonctionnaires ont vécu sur la base d’un système dérogatoire et ont organisé leur niveau de vie autour et avec un certain nombre de primes ce qui est logique et c’est ce qui était voulu. Il est impensable de les pénaliser, par une mesure isolée qui, en outre, n’aiderait pas les autres et ne changerait en rien le fond du système. Ce serait de la mauvaise gouvernance, de la gestion à la petite semaine. C’est tout un ensemble qu’il faut réexaminer, dans des délais définis en commun.
- Mais, après tout, si tant de gens se satisfont du système et en profitent peu ou prou, pourquoi le modifier ?
Les gens ne se satisfont pas du système, ils font avec. Que chacun vive ou vivote dans son coin, cela ne fait pas de doute : La Réunion n’est pas en train de mourir de faim. Mais ce système est profondément injuste, pour les plus humbles. On ne peut pas se satisfaire de l’analphabétisme et du chômage...
15 Le clientélisme d’État
Le clientélisme d’État a installé toute la société dans le stress de la précarité. Aux contraintes géographiques de l’éloignement et de l’étroitesse du territoire (« un grain de sable dans l’Océan »), s’ajoutent le surpeuplement et la réclusion. Un tel système n’est viable que s’il est lourdement mis sous perfusion. Comme sous l’Empire Romain, c’est le clientélisme qui permet à l’organisation de fonctionner. L’État est dans le rôle du « patron » antique, soit directement, soit indirectement par l’intermédiaire des collectivités ou des administrations.
Le clientélisme d’État, comme celui des Césars, s’adresse aux démunis. Mais il en diffère dans deux domaines. D’abord, il s’adresse aussi aux classes moyennes et surtout aux Élites. Ensuite, il est radicalement dissemblable dans ses intentions. Le clientélisme d’État installe, fabrique la précarité. Tout avantage est supprimable, de la défiscalisation aux abattements en passant par les aides sociales. Le système du clientélisme d’État a pour but avéré de faire vivre toute l’organisation dans l’incertitude et la crainte de trop déplaire et de s’assurer ainsi de sa docilité.
Mais le temps passe. La toute puissance de la Plantocratie du Sucre, qui avait pu imposer un modèle de développement conforme à son savoir-faire, n’est plus aussi hégémonique. Des changements majeurs se dessinent parce que de plus en plus de Réunionnais ne sont plus tenus par la terre.
* * * * *
- Tous les Réunionnais ne vivent cependant pas dans la précarité ?
Certes, nous ne sommes pas dans une région où règne l’extrême pauvreté. Mais ce stress de la précarité que j’évoque, la menace de voir les « avantages » supprimés à tout moment, est vécu par tous comme une angoisse permanente, c’est une vie en suspension. Cet état d’esprit ne permet pas de se projeter dans l’avenir.
- Les changements que vous annoncez ne se présentent-ils pas, eux aussi, comme une menace ?
Tout changement majeur, en l’occurrence la refonte du système assortie , ne va pas sans efforts d’adaptation. Si on anticipe ces changements, ils s’accompliront dans le consensus, en douceur, dans la sérénité. Mais si on refuse de s’y préparer, de construire le changement le contexte ne sera pas le même et les transformations se feront alors dans la crise et donc avec une grande brutalité . Ce qui n’est souhaitable pour personne
16 L’exception culturelle, sociétale
Humaniste, tolérante, ouverte aux autres et à leurs différences : la Multitude réunionnaise se heurte totalement au projet des élites dirigeantes. Ce projet se structure autour de la pensée unique, de l’homogénéisation, de la standardisation et de la profanation du monde. Il est au service du seul profit.
Les sociétés transnationales monopolistiques participent directement à la déperdition des traditions et de la culture dans notre île. Il en est ainsi de la langue créole, broyée maintenant après avoir été avilie, et dont la question de la survie est d’ores et déjà posée. À la violence physique autrefois infligée aux enfants qui parlaient créole à l’école, succède aujourd’hui l’agression par des modèles qui ne nous ressemblent pas (notamment dans la publicité). Car évidemment, cette mondialisation ne se réduit pas à une simple globalisation des échanges économiques et financiers. C’est aussi une incroyable machine à propager des valeurs au service des élites mondiales. Les machines culturelles, informationnelles, toujours plus élaborées, organisent le conditionnement et l’aliénation des populations à travers le matraquage publicitaire.
À La Réunion, en même temps que survient la désorganisation des schémas traditionnels, les repères, qui avaient forgé les générations précédentes disparaissent. Alors, à défaut de perpétuer le « savoir-vivre ensemble » réunionnais, ici comme partout ailleurs dans le monde ce sont les références et les standards anglo-saxons qui vont s’imposer parce qu’ils sont puissamment véhiculés par la mondialisation actuelle. Ces valeurs ne sont pas - toutes - les nôtres. La Réunion ne peut pas se reconnaître dans le projet d’un monde « clapier ».
* * * * *
Ce que vous dénoncez n’est pas spécifique à La Réunion.
Certes. Mais le modèle de ségrégation et de ghettoïsation que l’on cherche à nous imposer est totalement opposé à notre culture locale. Ailleurs dans beaucoup de pays il ne fait qu’aggraver des tendances déjà existantes. Ici, les risques sont particulièrement explosifs parce que la vision d’un monde ou règne le développement séparé heurte frontalement ce à quoi les Réunionnais croient le plus. Cela heurte ce qu’ils perçoivent comme étant le fruit, l’essence même de leur culture. Du point de vue de certaines valeurs de la mondialisation actuelle, la Réunion, parce qu’elle est une terre métisse, s’oppose au modèle global, c’ est un anti-modèle.
Vous semblez suggérer un « complot » des élites économiques, administratives et politiques contre notre mode de vie.
Cela n’a rien d’un complot, le complot se trame dans l’ombre et le secret. Ceux qui dirigent effectivement le monde aujourd’hui, ne se cachent pas, bien au contraire, ils s’affichent et tous nous pouvons les voir, ils se rencontrent périodiquement, se montrent au G8, à Davos…
Leurs intentions, leurs valeurs ne sont pas cachées, bien au contraire elles sont l’objet de la plus grande publicité : il s’agit pour eux d’organiser le monde dans un objectif de prédation et de profit.
Mais l’argument selon lequel aucune politique nationale indépendante n’est possible dans un monde globalisé n’est-il pas pertinent ?
Face aux problèmes actuels, nos dirigeants, ceux qui nous gouvernent, disent souvent : « On ne peut rien faire ». Le citoyen en arrive à penser que le pouvoir politique, le pouvoir de changer les choses a disparu. Mais le pouvoir n’a pas disparu : il a changé de forme, il s’est déplacé. Nous éprouvons une grande difficulté à « voir » ces nouvelles formes de pouvoir, parce que nous n’avons pas encore appris à les lire, à les reconnaître, à le situer. Le pouvoir ne s‘incarne plus en un personnage, le roi, l’empereur, le président…il ne se matérialise plus en un lieu, Versailles, l’Elysée, la maison Blanche…Le pouvoir aujourd’hui, par le fait conjugué de la mondialisation et du capitalisme s’est dissous. Nous en parlerons plus avant. Il reste que les formes du pouvoir ayant changé, les formes de luttes ne peuvent plus être les mêmes. Ce nouveau pouvoir, qui n’est plus seulement le pouvoirs des élus, des Etats, pèse aussi de toute sa force à la Réunion. Et ce pouvoir-là ne tombera pas au moment d’un « grand soir ».
Face à un rouleau compresseur aussi puissant, comment La Réunion espère-t-elle résister ?
Comment résister à l’injustice et au mal? Cette question est posée à chacun et à toutes les générations depuis la nuit des temps. Au siècle dernier elle s’est posée face à la montée du nazisme, face aux dérives du monde communiste…Les réponses et les responsabilités sont à la fois individuelles et collectives. La Réunion doit d’abord prendre encore plus conscience de son exception et de sa valeur de contre-modèle. Les valeurs qui nous animent sont non seulement essentielles à notre survie mais elles aussi ont un sens universel. Nous avons le devoir de faire connaître au plus grand nombre qu’il existe une alternative face à la proposition du développement séparé. Vivre ensemble c’est possible, et travailler à cet espoir là, est plus noble que travailler à construire un monde « clapier ». La Réunion est une preuve d’un autre mode de vie possible, ensembles.
Ce chemin, qui est celui de la Réunion, est plus exigeant que celui que l’on veut nous imposer, mais c’est un chemin humaniste et généreux et a terme il est porteur d’un message de paix. La juxtaposition, telle qu’elle est projetée par la mondialisation actuelle porte en germe l’ignorance, la peur et donc le conflit perpétuel. Le communautarisme à l’anglaise et sa culture de la différence consentie dans l’ignorance des autres a montré ses limites dans le temps.
Mais il faut observer que ce qui se passe à La Réunion ne relève pas de l’inné, c’est un acquis. Comme tous les acquis il induit un apprentissage, impose une éducation. Les générations précédentes ont réussi à nous transmettre les valeurs qui nous permettent de vivre dans une certaine harmonie. À nous maintenant d’être inventifs pour trouver les moyens à mettre en œuvre pour que nos enfants intériorisent à leur tour ces valeurs. Nous devons le faire dans un contexte qui est très défavorable, mais rien ne fût facile pour nos ancêtres…
17 De la République
La mondialisation est perçue en occident au travers de trois phénomènes : celui des délocalisation, celui de la désindustrialisation et celui de l’uniformisation socio-culturelle sur le mode anglo-saxon de la séparation des hommes . De tous les travers de la globalisation notre île doit plus qu’ailleurs craindre la standardisation.
Les valeurs transmises par la globalisation actuelle véhiculent trop souvent un mode de société à développement séparé, cloisonné, compartimenté. L’exclusion y règne en maître et son aboutissement final a été le système de l’apartheid, dans un pays, l’Afrique du Sud, qui nous est si proche par la géographie et par le cœur. Dans notre pays, les lois de la République, la laïcité, ont contribué fortement à la construction d’une société plurielle, respectueuse des différences et des opinions, et néanmoins attentive à l’unité réunionnaise. Ce qui fonde et fédère notre vie en commun, c’est le pari qu’une exception culturelle est possible. Cette exception culturelle réunionnaise ne prétend pas à la perfection, mais elle constitue le vivant témoignage d’un chemin possible pour la Terre. Il y a un modèle Réunionnais, alternative plus humaine à la mondialisation actuelle, une mondialisation qui serait alors plus curieuse, plus fraternelle et plus tolérante. Authentifiée comme un enjeu de civilisation, appartenant de facto au patrimoine de l’humanité, elle fait émerger un modèle original, alternative plus humaine à la mondialisation actuelle. Une mondialisation qui serait alors plus curieuse, plus fraternelle et plus tolérante. Voilà pourquoi la transmission, entre les générations, de ce savoir vivre « ensemble mélangés » dépasse le contexte réunionnais. Et voilà pourquoi nous n’avons pas le droit d’échouer. Vivre ensemble ou séparé, c’est la question qui va alimenter le conflit actuel entre les élites dirigeantes et les Multitudes. Il va se développer en s’amplifiant à tous les niveaux de la société, de chaque être humain à toute l’humanité.
* * * * *
« Vivre ensemble ou séparé », est-ce vraiment l’enjeu essentiel de la mondialisation actuelle?
Oui, car le projet de prédation des élites dirigeantes actuelles, celles qui portent les valeurs de la globalisation, est structuré autour d’un apartheid économique, un compartimentage riches / pauvres. C’est éminemment malsain, générateur de conflits et, à terme, voué à l’échec car autodestructeur.
L’exception culturelle, le modèle réunionnais sont-ils exportables ?
Les valeurs qui portent le projet réunionnais sont des valeurs universelles. Nous ne sommes pas meilleurs que les autres, mais notre histoire, les idéaux de la République, nous ont permis, dans un contexte particulier, de dépasser un seuil d’intolérance.
Le modèle anglo-saxon aurait sans doute, au contraire, exacerbé tous les motifs de conflits en germe dans nos différences. Mais, si cette exception culturelle et ce modèle réunionnais ne sont pas exportables tels quels, ils décrivent un chemin possible pour le reste du monde. J’en suis convaincu.
Nul ne sait si les hommes et les femmes réussiront un jour à s’organiser pour vivre ensemble avec et par-delà leurs différences mais il ne serait pas raisonnable de renoncer à cette espérance.
18 Tyrannie et aveuglement.
Aujourd’hui, apparemment (?), la crise que connaît l’île est produite par une double tension, engendrée d’un côté par les incapacités et l’arbitraire de la métropole et de l’autre par la carence et l’aveuglement des pouvoirs locaux. Incapacité de la métropole quand, par exemple, refusant d’assimiler toutes les conséquences de la départementalisation et de la révolution des transports, elle étale son impuissance devant l’indispensable prise en compte de la liberté de circuler et de son corollaire, la continuité territoriale. Arbitraire et tyrannie encore, quand, empêtrée dans les derniers haillons du colonialisme, la métropole livre La Réunion et son isolement à la puissance des multinationales et des monopoles. Et quand elle interdit à la Multitude des Réunionnais(es) d’entrer, à sa manière, « dan l’ rond » de la mondialisation.
Mais carence, aussi, des autorités locales qui n’anticipent pas sur les conséquences positives et les opportunités de la globalisation. Pour des raisons idéologiques surannées, elles refusent aujourd’hui encore de palier les manquements de l’État en matière de transports. Livrant par-là même la population de l’île à ses geôliers et à la paupérisation.
L’ancien colonisateur fonctionne encore sur des logiques d’exclusion. Les Réunionnais, dans la pure tradition coloniale, sont encore exclus des espaces européens non seulement en termes de droits et de valeurs, mais aussi en termes physiques.
* * * * *
L’origine de la crise que connaît La Réunion, n’est-elle donc pas due au chömage ?
Le chômage n’en est qu’une manifestation, c’est une conséquence du choix de développement qui a été fait. Cette crise n’est pas seulement économique. La société réunionnaise, comme beaucoup d’autres, est confrontée à de nombreuses difficultés nouvelles. Nous arrivons au bout d’une procédure, celle de la départementalisation, nous devons maintenant passer à autre chose : cela ne se fera pas sans frictions.
Pour les Réunionnais, quelles peuvent être « les conséquences positives et les opportunités de la globalisation » ?
La Réunion a toujours payé au prix fort son éloignement, réel ou voulu. La mondialisation c’est d’abord un pied de nez à ceux qui ont fait le choix de nous maintenir enfermés et isolés. La globalisation et la révolution des transports nous permettent d’être près de tout, en terme de communications physiques comme intellectuelles. Jamais aucune génération de Réunionnais n’a pu entrevoir ce rêve fou ! Les jeunes, aujourd’hui, ont l’opportunité de se déplacer partout en Europe et dans le monde. La mondialisation, c’est aussi un libre-service gratuit d’idées et de valeurs. C’est un « plus », surtout pour la Réunion qui est toujours restée en marge du monde et qui peut maintenant être dedans.
Est-ce cela, « entrer, à sa manière, dans l’rond »?
À sa manière, cela veut dire entrer dans la mondialisation sans « s ‘américaniser ». On peut être totalement dans la globalisation et totalement réunionnais. C’est un pari exigeant, mais il n’y en a pas d’autres. D’autant que La Réunion a été engagée bien avant tout le monde dans la mondialisation : la Compagnie des Indes c’était déjà une entreprise « mondiale » dont les navires croisaient d’Europe en Asie ! Puisque la globalisation est là, il s’agit d’en profiter : la refuser serait absurde et rétrograde.. À nous de dompter ses inconvénients, de l’apprivoiser sans perdre notre âme.
19 La question spirituelle
C’est sur la base de la responsabilité, individuelle et collective, que la Multitude fera aboutir son projet d’une Réunion résolument tournée vers le respect des valeurs et des droits fondamentaux.
À côté de la question politique qui est celle du juste et de l’injuste, à côté de la question morale du bien et du mal, la question du sens, la question spirituelle a toujours structuré la pensée Réunionnaise. Elle sous-tend depuis toujours l’union des Multitudes de l’île.
Les questions d’intention et de philosophie sont au cœur de son pari d’un « vivre ensemble mélangés » sur une île métisse, d’une possible exception culturelle.
Pour la Multitude des Réunionnais, le facteur de la diversité est décisif à tous points de vue : environnemental, culturel, économique, politique. Et transmettre à ses enfants une île mosaïque et diversifiée est un devoir. L’attention portée aux autres et le respect de la diversité sont inséparables de la connaissance. Cette île ne peut donc continuer à se construire qu’avec des hommes et des femmes libres et responsables.
Du point de vue du rapport entre diversité, connaissance et liberté, le pari réunionnais est radicalement incompatible avec le projet des Élites Dirigeantes. Par ailleurs, ces dernières sont dans un rapport de paternalisme et d’infantilisation avec la population de La Réunion. La Multitude, elle, aspire à la dignité, au respect et à l’accès aux droits fondamentaux de liberté, d’égalité et de fraternité.
* * * * *
- De quelle connaissance parlez-vous ?
Il s’agit de la connaissance de l’environnement de l’autre, afin de ne pas le caractériser, précisément, par son environnement. Cette connaissance est indispensable pour supprimer la peur de l’autre.
-Dans une île qui compte 120 000 illettrés, l’accès à la connaissance, et donc à la liberté, n’est-il pas compromis ?
La connaissance dont je parle n’est pas seulement livresque. Elle s’acquiert par l’éducation et le vécu. L’espérance de vivre ensemble n’a rien à voir avec le fait de savoir lire et écrire l’humanité en a fait à plusieurs reprises la déchirante expérience. Mieux vaut une population riche de tolérance et de valeurs que de livres. Maintenant si l’on veut faire grandir l’humanité, l’instruction est posée comme incontournable.
-Une certaine partie de la population ne se complait-elle pas dans l’infantilisme que vous évoquez ?
Bien sûr, à force de paternalisme, on finit par déresponsabiliser les gens. Le système en est responsable, qui a pesé de tout son poids sur la population. Et la vie a pu casser certaines personnes. Mais je ne crois absolument pas que les gens aspirent à vivre en parasites. Pas plus ici qu’ailleurs, et pas plus aujourd’hui qu’autrefois.
I) De la soumission
B) Les mutations dans l’île
20 Les mutations du pouvoir
L’île s’apprête à connaître une crise qui mettra en conflit la Multitude des Réunionnaises et des Réunionnais et l’Élite Dirigeante. Cette dernière est devenue un comité de comptables au service d’une nouvelle tyrannie : la pensée unique. Bientôt, diverses catégories de populations vont réagir. Les chômeurs, Rmistes et travailleurs précaires, excédés. Les étudiants, naturellement portés à remettre le monde en question. Les femmes, habituées, dans notre société matriarcale, à empoigner leur destin.
Depuis les origines, la terre et les habitants de cette île sont tenus en main, directement ou par interposition, par une même oligarchie qui s’est dévoyée en se mettant au service du profit et d’un jacobinisme arrogant.
Mais quelque chose a changé. Et le combat que La Réunion mène, depuis toujours, pour sa survie, ne sera plus jamais le même. En effet, le pouvoir traditionnel est l’objet d’un profond changement qui bouleverse les repères classiques des luttes.
Aujourd’hui, ce pouvoir a changé de dimension. C’est l’effet d’une double rupture : une rupture spatiale, qui a provoqué sa dispersion, et une rupture administrative, qui a dilué son identité. Dans les siècles précédents, le pouvoir était réparti et localisé entre des intérêts réunionnais et métropolitains. Désormais, il n’est plus localisé dans l’île ou en métropole, mais il est à la fois à La Réunion et en France et en Europe et dans la zone monde, tant au plan politique ou réglementaire qu’au plan économique, du fait des stratégies transnationales de l’entreprise.
* * * * *
- Vous voyez donc plutôt les changements à venir se profiler sous forme de crise et de conflit.
Si on ne fait rien, comme cela est apparemment le cas, la situation va devenir de plus en plus conflictuelle.
- Si ce pouvoir est en pleine mutation, comment l’identifier pour engager la lutte ?
C’est bien la question. Le pouvoir n’est plus identifiable. Il s’est désincarné. Autrefois, le pouvoir se trouvait, géographiquement, soit dans l’île, soit en métropole, selon les époques et les régimes. Aujourd’hui, ce pouvoir est « délocalisé » dans la zone monde. Non seulement il n’est plus possible de le situer géographiquement, mais même les responsabilités ont été diluées. Des décisions sont prises désormais sans l’intervention d’aucune représentation démocratique. C’est une réalité nouvelle que nous avons encore du mal à appréhender.
21 Le Pouvoir change de nature
« Nous devons toutefois exclure […] ’idée que l’ordre naît spontanément, comme si cet ordre était un harmonieux concert […] et l’idée que l’ordre est dicté par une puissance unique, quelque chose comme une théorie de la conspiration de la mondialisation. » In « Empire », Antonio NEGRI, (philosophe italien, vulgarisateur de l’idée d’une organisation tripolaire du monde).
Pour la première fois dans l’Histoire de l’île, le pouvoir n’a plus de lieu, plus de centre. Il est totalement déterritorialisé, dilué, désincarné. Il est devenu insaisissable. Son identité est devenue multiple, complexe, au point qu’il n’a plus de visage, plus d’identité.
Si l’État, à La Réunion et en France, n’est plus aussi puissant à se faire obéir, cela ne veut pas dire que le pouvoir est moins fort. Cela veut dire que d’autres se sont emparés de ce qui était traditionnellement du ressort souverain de l’État. Les luttes de demain auront donc d’autres cibles. Ainsi, le pouvoir n’est plus, comme par le passé, l’apanage d’un seul groupe connu, reconnu : les aristocrates et la royauté, les élus et le gouvernement… Il y a eu transfert de souveraineté.
Le pouvoir est désormais partagé entre trois réseaux interdépendants, complémentaires et solidaires. La nouvelle organisation, qui s’est mise en place depuis plusieurs années, ne dit pas son nom. Elle se présente comme inéluctable. Comme si elle ne découlait d'aucun projet. La pensée unique veut nous enseigner que ce nouveau pouvoir s'est auto-organisé, par le simple jeu d’équilibres « naturels » : ce serait la fin de l’Histoire.
* * * * *
- La version « officielle » d’un glissement naturel du pouvoir est donc, selon vous, une supercherie ?
Il n’y a aucune loi naturelle dans tout cela ! Il s’agit d’un projet fabriqué, au service du modèle de société et des valeurs de l’ultralibéralisme. Nous ne sommes pas dans le domaine de la fatalité, mais bien dans celui de l’intention. Le système en place s’ auto reproduit. Par exemple, on veut nous faire croire que la suppression d’un certain nombre de services publics est inéluctable. C’est faux ! C’est la version qui nous est présentée par la partie de la société qui y a intérêt.
- Les luttes de demain auront d’autres cibles, dites-vous. Cela suppose aussi qu’elles auront d’autres formes ?
Cette nouvelle forme de pouvoir ne pourra se combattre qu’avec de nouvelles formes de contestation. Elles restent en grande partie à inventer. Mais on en voit déjà certaines se dessiner, qui prennent la forme de la fuite : les gens ne voteront plus, ne travailleront plus dans les formes légales, ne s’informeront pas comme le pouvoir voudrait qu’ils le fassent, etc.
22 Un pouvoir, trois réseaux
le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. Déclaration de 1789 art .
Le premier des trois réseaux de pouvoir est composé de décideurs locaux et nationaux. Il s’agit pour l’essentiel d’élus, de représentants de chambres consulaires, de responsables syndicaux… Du petit nombre de ceux qui, en charge de représenter les Réunionnais, le font sur le mode de la soumission à la pensée unique et à la technocratie en place. Sur le mode du pacte ancestral défini par le « serment de fidélité » originel. Sur le mode de la carrière des honneurs ou de la trahison.
Dans le deuxième réseau se trouvent les dirigeants d’entreprises, principalement ceux des transnationales, en situation de monopole ou de quasi-monopole à La Réunion. C’est le réseau apatride des affaires financières, qui a pour seule étoile le profit et pour seul « prochain » le client solvable.
Le troisième réseau est composé de la caste « tournante » des hauts fonctionnaires, qui exercent les fonctions de contrôle et de réglementation, principalement dans l’île mais aussi en métropole et au niveau européen. Ils considèrent la défense des intérêts des peuples comme une donnée contournable. Incrustés dans l’appareil d’État ces fonctionnaires au nom d’une souveraineté usurpée régentent à leur guise des pans entiers de l’activité de l’île, mais aussi de l’État et de l’Europe.
Le devenir de La Réunion dépend désormais des décisions prises par ces trois réseaux d’influence, en contact permanent. Leur fonctionnement est autocentré sur quelques principes : le profit, la carrière, les intérêts personnels, l’opacité décisionnelle, la coupure d’avec le « reste du monde ». C'est-à-dire de tous et de chacun.
- Le premier réseau que vous dénoncez est cependant composé de représentants du peuple. S’ils ont été choisis, désignés, c’est peut-être, après tout, que leur façon d’agir et les options qu’ils prennent conviennent à ce peuple. En ce cas, que leur reprocher ?
Certains sont, en fait, incapables de continuer à défendre ceux qui les ont mandatés. Lorsqu’ils servent les intérêts des réseaux et non ceux des gens qui les ont élus, c’est choquant.
- Et pourtant, le peuple, le « reste du monde », semble ne pas broncher. Pourquoi ?
Par son histoire, La Réunion est structurellement dans la soumission. Elle a été conçue comme cela et on en sent les répercussions encore aujourd’hui. Par ailleurs, on ne sait plus par quel bout prendre le système. Autrefois, les contestataires auraient milité dans un parti, dans un syndicat. Actuellement, ils sont dans l’esquive, dans le repli sur d’autres centres d’intérêt. La frange dynamique de la société, la plus encline à faire bouger les choses, est de plus en plus à l’étroit dans les champs traditionnels de contestation et les idéologies en « isme ». Je ne crois pas qu’on ramènera les gens vers les urnes. Ni vers les syndicats. Il va falloir inventer autre chose. La mobilisation existe, mais elle est très ponctuelle dans le temps et focalisée sur des sujets précis. Elle est donc volatile et peu organisable. Il n’y a plus de combat global concerté. Cela est complètement déstabilisant pour ceux qui sont inscrits dans des schémas traditionnels, comme les partis ou les syndicats, car cela relève d’une autre logique. Pour eux, c’est une langue étrangère.
23 L’immobilisme social
« Si, en principe, le pacte colonial n'est plus dans la loi, il est dans les esprits et les habitudes ; on peut même ajouter : dans les nécessités. »
Maurice MONROUX (préciser qui il est)
Les trois réseaux qui détiennent, ensemble, les vrais pouvoirs de décision ne fonctionnent pas sur le mode du « complot » mais sur une forme coordonnée, instinctive et non moins rationnelle de la défense et de la promotion de leurs intérêts croisés. Leurs connivences n’en sont que plus redoutables et dévastatrices, vidant progressivement et insidieusement la démocratie de sa nature et de son sens. Ces élites dirigeantes, construites sur les ruines de la société coloniale, mènent une politique d’immobilisme social qui fait prospérer leur carrière ou leur fortune, en même temps qu’elle fabrique des masses considérables de chômeurs-consommateurs.
Elles se refuseront toujours à libérer le développement de cette région du carcan où elles l’ont placé et dont elles tirent profit, dans une forme modernisée, renouvelée, d’exploitation post-coloniale.
Cette oligarchie incarne une forme nouvelle, diffuse et insidieuse de domination. Elle considère qu’elle sait mieux que le peuple ce qui convient au peuple. Elle a toujours existé mais, dans la période récente, elle a vécu une double mutation : elle est encore plus intimement liée au monde et ses moyens de domination, notamment par la communication, se sont considérablement améliorés.
* * * * *
- Mais de nos jours, les Multitudes aussi, du moins dans les pays développés, disposent de ces outils de communication ?
Oui. Les Multitudes commencent à utiliser les armes du pouvoir pour les retourner contre le système ; ce sont les jacqueries modernes. Mais ces outils n’ont pas la même force de frappe que la publicité, par exemple. L’information et la contre-information ne luttent pas, dans le temps, à armes égales. C’est vrai, nous disposons aujourd'hui d’informations qui n’existaient pas il y a vingt ans. Mais il faut souvent aller les chercher à la source. Et le bain culturel ambiant n’y incite pas : il pousse à la facilité.
- Nous disposons quand même d’outils de mise en réseau jamais vus auparavant. Marx aurait rêvé d’avoir l’Internet, quand il a écrit : « Travailleurs de tous les pays, unissez-vous !».
L’union des travailleurs, c’est le combat du XXe siècle. Aujourd’hui, les gens ont tiré les leçons de l’application sur le terrain des grandes idéologies. Et ils n’acceptent plus désormais de se faire manipuler . Ils sont plus lucides, plus informés, moins dupes des intérêts cachés. C’est l’anti-troupeau. Les masses se sont individualisées et chacun y suit son propre raisonnement y poursuit ses propres désirs. On ne peut plus considérer l’humanité comme une foule « dirigeable »
I) De la soumission
C)Les Mutations globales
24 Une Élite Mondialisée
Ces élites dirigeantes, dont nous avons esquissé le fonctionnement, ne constituent que des relais. Elles sont les avatars locaux d’une élite internationale, qui a étendu son pouvoir sur le monde entier et dont le seul objectif est de dominer et d’exploiter la Terre par la technique et le savoir.
Cette ambition, dérisoire et absurde, qui a trouvé depuis longtemps ses relais à La Réunion, s’est maintenant retournée contre l’Homme. Et, tous, nous voyons bien que c’est désormais la planète et l’espèce humaine tout entières qui sont menacées.
Les élites mondiales s’attaquent, sur la terre entière, à tous les systèmes de solidarité encore existants et aux biens naturels communs.
Elles dévalorisent la vie des hommes et des femmes, d’ici et d’ailleurs, en les précarisant, en déréglementant et en dégradant le cadre de leur activité et de leur environnement, en désacralisant leurs espaces culturels.
Cette minorité de prédateurs construit, au détriment des peuples et de la Terre, un univers homogène, uniformisé, qui standardise l’activité, la pensée, l’expression et la consommation. Elle prépare un monde où tout sera marchandise, où l’on fera commerce du corps, des idées, du bonheur, de la consolation, du chagrin…
Demain, l’être humain, enfin soumis, ne sera plus qu’un objet interchangeable consommant d’autres objets interchangeables, dans un monde devenu cannibale.
* * * * *
- Ne noircissez-vous pas le tableau ?
C’est ce qui se passera si personne ne réagit. Mais je suis convaincu que les gens vont réagir. Il reste que plus tôt ils seront alertés, plus tôt on empêchera le système de nous entraîner trop loin, trop longtemps. Mais il est vrai aussi que l’oppression a toujours un temps d’avance. Cette avance tend à être de plus en plus brève, et sa durée de vie est de plus en plus réduite. Mais sitôt qu’un système est tombé, ils est remplacé par un autre, avec un nouveau mode de fonctionnement plus subtil, moins lisible et la Multitude met un nouveau temps de décalage pour décoder et réagir. En outre, le combat n’est pas linéaire : les peuples ont des baisses de vigilance dont le système profite. Bref, il nous faudra toujours lutter pour faire reculer les oppressions.
25 Économie, souveraineté, légitimité
Désormais, tout le monde le sait, tout le monde le voit : l’économie est devenue globale et nous vivons à l’heure de la mondialisation des échanges. Inutile, donc, de continuer à décrire ce qui est devenu visible.
En revanche, il est maintenant nécessaire de dire ce qui est moins décrit, parce que moins visible. À savoir que cette économie mondiale est nécessairement accompagnée et encadrée par des formes politiques et juridiques. Il faut commencer à dire qu’un pouvoir global, au niveau mondial, se met progressivement en place pour organiser et garantir les échanges. La mondialisation économique à besoin d’un pouvoir global qui garantisse les échanges et la propriété.
Cette nouvelle forme de souveraineté politique globale, qui se construit sous nos yeux, renvoie mécaniquement à ceux sur qui s’exerce son commandement. Elle pose donc la question de sa légitimité.
Ce pouvoir mondial s’exerce sur la population de la Terre entière. Mais cette population ne forme pas un peuple, comme dans le cadre de l’État nation. Elle n’a pas de langue, d’Histoire, de culture commune. Le sentiment d’un destin commun n’est donc pas suffisamment fort pour que l’on puisse parler d’un peuple mondial. Cette population mondiale n’est jamais consultée et c’est pourtant bien sur elle que s’exercent le pouvoir et l’économie globale. Le pouvoir qui s’installe actuellement et prétend au gouvernement du monde n’est pas démocratique. En cela, il porte en lui, fait naître inexorablement, des éléments de contestation et de résistance.
* * * * *
- Le sentiment d’un destin commun semble pourtant se manifester, lors d’événement à forte résonance émotionnelle, comme le tsunami de décembre 2004…
La communication sur le fait que nous partageons un même environnement va en s’amplifiant. Et le sentiment de vivre physiquement sur une même planète commence en effet à être partagé. Il l’est, en tout cas, beaucoup plus que le sentiment de vivre dans une même économie mondiale organisée. La population mondiale n’a pas encore pris conscience que la globalisation de l’économie est accompagnée d’une organisation et d’un groupe d’intérêts qui s’organisent, à mesure de leurs besoins.
- La contestation et la résistance pourront-elles s’exprimer à l’échelle mondiale, elles aussi ?
Pour l’instant, leur expression la plus visible est le terrorisme. On voit par ailleurs des manifestations en marge du G8, comme à Gênes ; mais ce type d’opposition frontale est appelé à disparaître en tous cas elles ne sont utiles que comme indicateurs. Ces manifestations ne portent pas, en elles mêmes le changement, révèlent au niveau global une contestation naissante. Je crois que les gens vont plutôt prendre le pouvoir au niveau des micros-décisions, en gérant les problèmes au plus près du lieu où ils se posent. Je ne crois pas à la duplication, à l’échelle mondiale, des systèmes nationaux de représentation, comme peut l’être la députation par exemple. Il va falloir imaginer des outils nouveaux, et même toute une boîte à outils. Ce seront peut-être de nouvelles formes consultations de sondages, ou de référendums… Cela reste à imaginer. Ce qui est sûr, c’est que le monde est gouverné actuellement, par l’argent, sur un mode non démocratique. Cela ne pourra pas durer.
26 Le nouvel ordre du monde
Le nouveau pouvoir, contrairement à ce qui s’était passé dans les siècles précédents, n’est plus seulement le fait des États nations. La nouvelle souveraineté s’érige sur les cendres encore fumantes de la souveraineté étatique. En ce qui concerne les nations d’Europe le traité de Maastricht en 1992, le pacte de stabilité de 1997 ont retiré aux gouvernements les leviers majeurs de l’action publique tandis que la « concurrence libre et non faussée » réduisait les marges de la politique fiscale des états. Le pouvoir sur le monde s’articule désormais autour des décisions prises, en commun, par trois ensembles d’influences interdépendants qui recouvrent très largement, mais à une autre échelle, ceux définis pour le cas de La Réunion.
Il s’agit, d’abord, des quelques très grandes puissances dont les États-Unis sont devenus le fondé de pouvoir.
Il y a ensuite l’ensemble composé des plus importantes firmes transnationales, qui agissent maintenant hors du contrôle des États nations.
Enfin, le troisième ensemble est composé des institutions supranationales, qui désormais échappent à toute expertise des États.
Ces trois grands réseaux de pouvoirs gèrent conjointement la marche du monde. Ce nouvel ordre veut abolir toutes les frontières : étatiques, culturelles, économiques, privées… Seul le profit les anime. Il se nourrit de la sève de la terre et des hommes.
* * * * *
- Y-t-il un moyen de reprendre le contrôle sur ces toutes puissantes firmes transnationales ?
Aujourd’hui, elles ne sont contraintes par rien : elles ont quartier libre et sont au-dessus des lois, comme l’ont été les filatures au XIXe siècle. Ce n’est pas à l’échelle des États que l’on pourra changer cela : la question des paradis fiscaux, par exemple, ne peut être résolue par un ou deux États. La reconquête du contrôle des flux financiers qui a échappé aux démocraties va être longue et difficile. Elle ne peut passer que par des groupements d’États. Mais comme les élites qui composent ces États sont à l’intérieur du système, il ne pourra changer que par sa base.
- L’abolition des frontières n’a-t-elle pas aussi du bon : vous souhaitez bien abolir celles qui enferment la Réunion ?
L’abolition des frontières étatiques, culturelles, économiques n’est pas totalement négative. L’abolition des frontières privées, si ! Or, tout ce qui relève de la vie privée est en train de devenir marchand et source de profit pour les élites du nouvel ordre mondial.
27 Multitudes
« …le concept de multitude, par opposition à celui, plus familier, de « peuple » est un outil décisif pour toute réflexion sur la sphère publique contemporaine… La multitude désigne une pluralité qui persiste sans converger vers un Un, sans s’évaporer sur un mode centripète ». Paolo VIRNO (philosophe italien, ancien militant d’extrême gauche), Grammaire de la multitude.
Si l’on observe l’existence d’une économie mondiale, on doit dans le même mouvement admettre l’existence d’une souveraineté mondiale. Si l’on considère comme établie l’existence de ce commandement unique, on doit bien admettre que, comme tous pouvoir, il s’exerce nécessairement sur des gens, des hommes et des femmes. Et on doit donc conclure à l’existence d’une population mondiale sur laquelle s’exerce ce pouvoir planétaire, organisateur du marché mondial unique.
On doit donc, à notre époque, analyser les faits et les événements dans le cadre d’une population, d’un pouvoir et d’une économie à l’échelle du monde. Autant il est devenu inutile de contester la mondialisation, processus irréversible, autant il faut être convaincu que d’autres formes de globalisation, plus justes et plus démocratiques, sont concevables. Dès lors, il faut définir les formes utiles de luttes pour sortir des impasses actuelles. Les partis politiques actuels sont incapables de faire face à la puissance des transformations en cours. C’est donc à la population qu’il revient d’agir.
Paolo Virno donne à cette population mondiale le nom de Multitude. Il n’existe pas de peuple mondial qui aspirerait à l’unité. Il y a trop de diversité dans les situations économiques sociales et politiques.
- Rêvons un peu : quelles pourraient être ces autres formes de globalisation ?
Des formes plus porteuses de sens. Qui s’attaqueraient, par exemple, à la faim dans le monde, aux causes de mortalité en Afrique… Qui dégageraient des sommes pour l’éducation dans tous les pays en taxant, au niveau mondial, les échanges boursiers et monétaires. Cela finira par se faire, mais ça prendra du temps. Combien ? Je ne sais pas. Un siècle ? Plus ?
-Ce que vous préconisez ressemble à la « taxe Tobbin ». Êtes-vous proche d’ATTAC, des altermondialistes ?
Vouloir améliorer le monde n’est pas l’apanage des altermondialistes. Je ne les approuve pas toujours car beaucoup d’entre eux veulent changer le monde sans prendre le pouvoir : comment faire avancer le système sans être dedans ? Pour moi, cela n’a pas de sens au niveau local. Si j’adhère à l’idée que prendre le pouvoir par en haut ne sert à rien, je suis par contre convaincu que c’est en le prenant par en bas et en le faisant remonter, par effet de masse, que les choses changeront.
Quant aux représentants ATTAC, ils ont eu le mérite de mettre en débat des idées nouvelles mais ils sont aujourd’hui dans une phase de reconstruction. Quelque chose surgira bientôt dans le sillage de ce type de pensée, en attendant changeons ce qui peut l’être chacun au niveau ou il se trouve ou au niveau auquel il peut accéder.
28 Les valeurs de la Multitude
Les Élites Mondialisées sont dans un rapport d’oppression et d’exploitation avec la majorité des hommes et des femmes de cette île et de cette planète : ceux qui composent la Multitude.
Cette Multitude considère que les questions liées à la paix sur la Terre, à la démocratie, à la liberté, à la justice sociale et au développement soutenable doivent être abordées de manière radicalement différente.
Pourquoi des hommes, des femmes et des enfants, sur d’autres continents, sont-ils mis au travail comme des esclaves alors qu’en Europe les travailleurs sont privés d’emplois ?
La Multitude aspire à la dignité, à l’épanouissement personnel et à la préservation du patrimoine environnemental et culturel. C’est la question spirituelle qui structure sa pensée. La question des Valeurs, du Sens et de l’Éthique alimente son projet pour l’humanité.
La Multitude des humains aspire au développement d’un monde plus équitable. En attendant qu’il soit plus fraternel. C’est la même aspiration qui animait, en Europe, l’armée des opprimés au XIXe siècle quand, ployant sous le fardeau de la misère, ils luttaient quand même contre les cruelles dérives du capitalisme naissant.
C’est le même désir qui animait Éva et Anchaing, à l’heure où personne n’osait s’imaginer un monde sans esclavage.
29 Objectifs du Millénaire pour le Développement
L’Organisation des Nations Unies a défini les « Objectifs du Millénaire ». Il s’agit de réduire de moitié l'extrême pauvreté et la faim. De réaliser l'éducation primaire universelle et l'égalité des sexes. De réduire de deux tiers la mortalité des enfants de moins de cinq ans, et de trois quarts la mortalité maternelle. D’inverser la tendance en matière de propagation du VIH/sida et du paludisme. De réaliser un développement durable. D’établir un partenariat mondial pour le développement et d’alléger la dette.
La mise en œuvre d’une politique équitable qui respecterait ces objectifs est pour la Multitude une priorité.
Or, les moyens de cette politique existent. Ils sont connus. Une sortie générale de la misère, de l’ignorance et de la maladie est aujourd’hui possible. La médecine, l’éducation sont des outils efficaces pour que se réalise l’utopie d’un monde débarrassé de la faim et des maladies qui dévorent des continents entiers.
Mais il manque la volonté politique internationale de mobiliser ces moyens et d’organiser -dans un cadre mondial- la solidarité des places boursières, des marchés et des transactions financières. Ce qui rend, pour l’instant, impossible cette recherche et cette lutte pour un monde plus fraternel c’est l’absence de démocratie à l’échelle du monde et sa mise en coupe réglée par ceux-là même qui ont entrepris de le détruire.
* * * * *
- Que préconisez-vous face à ce constat ?
À l’évidence, aujourd'hui, au niveau mondial, la population ne donne pas d’impulsion assez forte. Alors pourquoi voulez-vous que les choses bougent au sommet ? Progressivement, la contestation va monter en charge. Mais cela prendra beaucoup de temps. Alors, pour l’instant, je crois qu’il n’y a pas d’autre moyen d’action que de travailler chacun à son niveau de responsabilité, pour faire évoluer la partie du système que l’on maîtrise.
30 Désirs et Multitude
Le désir, l’envie, sont des sentiments que l’on éprouve naturellement. Il reste que les hommes des autres siècles n’éprouvaient pas les mêmes aspirations que ceux d’aujourd’hui.
Ainsi en est-il, par exemple, des canons de la beauté féminine. Les tableaux des siècles précédents mettent en avant des types de beauté opposés à ceux mis en avant aujourd’hui. À n’en pas douter, nos attirances sont formatées par le bain culturel de notre époque. Nous avons, en partie, les mêmes désirs que les autres et ce sont les autres qui nous dictent une partie de nos désirs.
En achetant des vêtements de marque, c’est aussi le désir des autres que j’achète. C’est le désir des autres que je réalise et qui va me permettre de capter leur attention. Il n’est pas étonnant de voir que les grandes marques dirigent leur publicité sur les publics jeunes. Ce sont justement les plus mimétiques, les plus modelables.
Seule l’éducation permettra à la diversité d’exister, d’être respectée, d’être aimée. Notre objectif est donc clairement de travailler à l’individualisation du désir, à l’autonomie des envies. Il s’agit, encore plus crucialement à La Réunion, de travailler à la diversité de ce monde. Plus nos désirs seront différents plus nous serons singuliers et plus nous serons libres.
C’est cette liberté des désirs qui terrorise le « monde des marchands ». Car alors que la Multitude se concrétise, leur rêves d’une société standardisée et manipulable s’amenuise. Plus la masse, homogène dans ses désirs, se désagrège pour se constituer en une multitude d’individus singuliers et autonomes, et plus la démocratie et la liberté avancent.
- Dans la vie quotidienne des Réunionnais et des Réunionnaises, comment cela peut-il se traduire ?
Je crois que les consommateurs réunionnais vont revenir à un mode de consommation plus proche des producteurs. Autrefois, nous n’allions qu’à la boutique du coin. Puis nous nous somme mis à n’aller qu’à la grande surface. Je crois que nous allons de nouveau fréquenter la boutique du coin. Afin de mieux identifier les origines, de favoriser la production de proximité. Les multinationales n’arriveront jamais à faire du sur-mesure ! Alors tout ce qui peut être produit localement va reprendre l’avantage. Tout ce qui est « monté » redescendra. Cela sera vrai, à mon avis, pour la plupart des produits. À l’exception de quelques rares biens de consommation comme les voitures…
31 La violence des Élites
Dans le passé, pour faire accepter aux Multitudes leur organisation de la société, les Élites ont utilisé la violence physique et l’enfermement.
Au Moyen Âge, violence du seigneur sur les serfs attachés à son fief. À l’époque moderne, violence des patrons sur les mineurs des corons. Pendant la période coloniale, violence du planteur sur les esclaves rattachés à l’habitation et au camp.
Les Élites s’imposaient par la contrainte et la force physique : celle des militaires, des milices, de la police, des enseignants, des médecins, des patrons, des juges. On réprimait les révoltes, capturait les déviants ou enfermait les vies. Toute l’existence était constituée d’une succession d’encadrements imposés de l’extérieur : l’école, l’université, l’atelier, l’usine, le bureau, l’asile, l’hôpital, la prison…
C’est toujours la violence, aujourd’hui, qui permet aux Élites de construire leur société, leur pouvoir sur le monde, au service de leur seul profit. Mais cette violence a changé de nature. Elle est plus complexe, plus efficace. Elle ne s’exerce plus par la force physique, mais par la puissance du conditionnement : celui de la communication et de l’information, qui formatent insidieusement les cerveaux et apprennent à « penser ».
L’objectif des Élites est toujours de s’assurer de l’obéissance des Multitudes.
Toute avancée de la démocratie universelle signifie un recul de leurs privilèges. les Elites depuis toujours ont un discours qui discrédite les multitudes. Ainsi à chaque élection les partis défaits ne manquent pas de souligner l’incompétence des électeurs.
II) Un nouveau monde
Nouveaux contextes
32 Les nouveaux modes de contrôle
Les Élites, au fil du temps et des sociétés, ont décliné diverses formes de violence. Aujourd’hui elles n’utilisent pas le même type de violence que par le passé. La contestation de la société actuelle, qu’elles veulent nous imposer, passe donc par l’invention de nouveaux moyens de lutte.
Les antiques procédés de contestation, lutte armée, terrorisme…, ne retrouvent un peu de validité auprès des populations que lorsque les Élites Mondiales s’aventurent à nouveau sur le terrain de l’antique violence physique. L’actualité nous le montre tous les jours.
Le parallélisme entre la montée en charge des opérations de police en Orient et la montée des attentats terroristes est évident. Le même parallélisme pourrait être relevé dans le conflit de maintien de l’ordre que mène la Russie en Tchétchénie.
La Réunion, elle, est passée totalement sous le contrôle de la nouvelle société mondiale : les Réunionnais/es sont intégralement plongés dans le bain culturel de l’information et de la communication. Et pourtant, on trouve y encore beaucoup d’archaïsmes, de permanences de l’ordre ancien : sur la libre circulation des hommes, sur l’infériorisation des Multitudes, etc.
* * * * *
- Selon vous, à quoi est due cette cohabitation de la nouvelle société mondiale et des archaïsmes ?
C’est le résultat, encore une fois, d’une départementalisation inachevée.
- Quelles peuvent être les conséquences de cette confrontation entre deux mondes ?
Je pense qu’elle va précipiter la nécessité de faire des choix pour La Réunion, car ces deux mondes sont en contradiction. Les valeurs de la société mondialisée mettent en évidence les archaïsmes les plus choquants dans lesquels on a voulu maintenir les Réunionnais.
* * * * * * * * * *
33 Un nouvel ordre global
Nous vivons une époque nouvelle, les vieux schémas ne fonctionnent plus. Pendant toute la fin du XX° siècle le monde était divisé en deux camps opposés. Les Etats Unis et l’URSS assuraient alors la direction des affaires du monde et s’opposaient militairement, à distance, par l’intermédiaire des multiples conflits locaux qui ont enflammé tous les continents.
Cette période est aussi marquée par les tentatives de pays du Tiers Monde, issus de la décolonisation, de s’extraire de la tutelle des Deux Grands. La chute du Mur de Berlin marque la fin de la guerre froide qui a été en fait la troisième guerre mondiale.
L’effondrement du bloc communiste qui s’en suit a permis le triomphe de la pensée libérale articulée sur la démocratie et la libre entreprise. Aujourd’hui un nouvel ordre du monde s’impose il est global et se veut définitif.
Ce nouvel ordre global n’est plus confronté visiblement qu’à des déviances localisées, ce que l’on appelle les « pays voyous », qui sont donc traitées par des mesures ordinaires de maintient de l’ordre, des opérations de simple police….
Le système global peut détruire toute opposition de pays ou groupe de pays, tout antagonisme visible, par la communication sur le long terme, par l’économie sur le moyen terme ou par les armes immédiatement
34 Alon voir l’invisib’
Cet ordre mondial et ce nouveau pouvoir global n’ont pas pris les formes traditionnelles de pouvoir, que nous connaissons, et qui sont celles qui gouvernent les Etats Nations.
Nous sommes un peu dans la situation de celui qui trop près d’une toile ne perçoit que des tâches de couleurs, et qui prenant un peu de recul, découvrirait un paysage. Le pouvoir mondial diffère fondamentalement des formes de pouvoirs traditionnelles parce qu’il est collégial.
C’est un pouvoir en réseau, qui veut être invisible et sans nom. Or, en général le pouvoir traditionnel, auquel nous sommes habitués, se montre, se pare d’insignes, affiche des « signes extérieurs », marque le territoire, s’installe dans des « lieux de pouvoirs »…La nouvelle forme de souveraineté n'est pas visible, a priori, il faut apprendre à la lire, la chercher, la débusquer.
Les grilles de lecture du passé ne nous permettent pas d’analyser avec exactitude les nouveaux mécanismes du pouvoir, elles ne permettent que d’en « voir » certains acteurs, à Davos par exemple.
La contestation, à l’image du pouvoir et de l’économie va devenir globale. En effet la venue d’un pouvoir au niveau planétaire fera apparaître nécessairement une contestation du système qui elle aussi prendra une dimension planétaire. De cette crise naîtra une forme de pouvoir plus moderne adaptée à la gestion des singularités humaines qui composent la Multitude mondiale. Car il n’est pas contestable que le commandement global du monde n’a aucune légitimité
35 Guerre et déclin des libertés individuelles
Bien qu’il tire son profit de la paix, le nouvel ordre mondial baigne dans le sang de combats permanents, ou les opérations de police succèdent aux mesures de maintien de l’ordre. Après deux guerres mondiales et une guerre froide, le monde est engagé dans un conflit civil planétaire. L’Irak, le 11 septembre, sont des épisodes d’une crise qui ne dit pas son nom. Et son résultat premier est le déclin des libertés individuelles. On ne peut plus à proprement parler de guerre. Pas en tous cas dans le sens traditionnel, avec des pays qui se battent, peuple contre peuple, pour sauvegarder leurs frontières. Le quatrième conflit mondial, c’est-à-dire à retentissement planétaire et touchant chaque homme et chaque femme dans sa vie, est un conflit à l’intérieur des frontières de la Terre.
La question du radicalisme religieux est, de ce point de vue, ponctuelle. Elle ne fait que cristalliser le malheur. Une fois cette question résolue, la révolte des démunis aura tôt fait de se trouver d’autres drapeaux. Nous allons vivre durablement dans le cadre d’une guerre civile ; c’est donc la question des libertés et de la démocratie qui est posée à l’échelle du monde. Dans les guerres civiles et dans les mesures antiterroristes, le contrôle généralisé et permanent des individus devient la règle. Ainsi, toute déviance, bientôt toute différence, deviendra potentiellement terroriste. Ce qui justifiera sa répression par l’État-Policier.
* * * * *
- En quoi la mondialisation est-elle dédiée à la paix ?
Le système ne veut pas d’une guerre mondiale qui attenterait au commerce. Il a besoin d’un monde en paix. Mais de petits conflits locaux sont intéressants : au moins pour vendre des armes !
- Pourquoi dites-vous que le quatrième conflit mondial, conflit civil contre le terrorisme, est durable ?
Parce il y aura toujours des gens, marginalisés par la globalisation, pour se précipiter sur le premier mode de contestation possible. Tant qu’à mourir, ils voudront le faire de la façon la plus tonitruante possible, avec de la mise en scène. L’action terroriste durera autant que dureront le malheur et la marginalisation. En outre, le terrorisme arrange bien le système globalisateur : l’insécurité généralisée, la guerre civile, justifient toutes les mesures de contrôle. Et celles-ci servent toujours l’ordre en place. Donc, le terrorisme sert bien des intérêts. Qu’un Ben Laden, milliardaire du pétrole, soit aussi le porte parole des plus démunis, cela laisse songeur, non ?
* * * * * * * * * *
36 La quatrième guerre mondiale : une guerre civile
Dans les sociétés humaines, l’allergie à la toute puissance définitive est universelle.
Comme la résistance au système ne peut plus se montrer sous peine de destruction, elle a pris des formes invisibles.
Le terrorisme est secrété par le commandement global, c’est l’enfant naturel de la pensée unique.
La chute du World Trade Center le 11 septembre 2001 est le révélateur de l’entrée du Monde dans la quatrième guerre mondiale.
Contrairement aux trois premières cette guerre là, est une guerre civile. Il n’y a pas de Front, pas de ligne de démarcation, d’armée adverse en ordre de bataille…
Cette guerre se déroule ici et ailleurs contre un ennemi fantomatique, un adversaire qui se niche au cœur même du système, nulle part et partout.
Cet ennemi insaisissable, asymétrique, qui fonctionne sur le mode des virus, laisse la toute-puissance mondiale complètement désarmée.
Comme dans toute guerre civile on assistera peu a peu à une augmentation des contrôles et à la restriction des libertés individuelles. C’est « l’état d’urgence » permanent.
Dans son aboutissement final, le marché secrète la fin des libertés individuelle et donc sa propre fin.
La Réunion est concernée, comment, jusqu'à quel point, que peut-elle faire, pour elle-même et pour les autres… ?
Ce sont là des questions qui exigent des réponses.
37 La fin des contestations violentes
Contrairement à ce qui se passait antérieurement, l’organisation de la société est désormais totalement acceptée. Les Élites ont réussi à obtenir de la Multitude travail, obéissance, discipline… sur le mode de l’adhésion à un système présenté comme voulu par la Multitude.
Les enfermements disparaissent. L’enseignement, la formation se font de plus en plus à domicile. Le télétravail remplace le bureau. Les soins se pratiquent en milieu ouvert. Le bracelet remplace la prison… On nous présente un monde ouvert et parfait. Cette nouvelle organisation de la société n’est pas susceptible des mêmes types de révolte qu’auparavant, car elle est prétendument exercée par le peuple et pour le peuple.
Quiconque se révolte dans un tel système se révolterait donc contre le peuple. La démocratie, même ainsi pervertie, pose toute rébellion armée comme illégitime. L’échec, dans un passé récent, de toutes les tentatives de contestation violente le démontre : le Weather Underground aux États-Unis, les Brigades Rouges en Italie, la Bande à Baader en Allemagne ont échoué dans leurs tentatives d’entraîner les peuples avec eux. La violence est le domaine d’excellence des Élites. Et c’est toujours sur ce terrain qu’elles cherchent, par une stratégie de pression et de tension, à emmener les revendications de la Multitude. Plus que jamais toute contestations violente porte en elle sa propre fin et son échec annoncé.
* * * * *
A compléter par la question :
- Et pourtant, vous analysez le terrorisme comme un nouveau mode de contestation qui, d’après vous, n’est pas près de cesser. Cela semble contradictoire. (cf. chapitre 26)
38 La tentation de la soustraction
Confrontés à la dématérialisation du Pouvoir et à leur impression d’impuissance, beaucoup de gens se demandent comment lutter, car c’est bien la disparition de fait de l’oppresseur qui définit la nouveauté du contexte actuel. A qui s’en prendre ?
Beaucoup font le choix de s’en aller, le choix de l’esquive, le choix de la soustraction comme forme de résistance praticable et efficace.
La désertion atteint les structures politiques bien sûr, mais aussi toutes les organisations de pouvoir, syndicats, fédérations sportives…les gens quittent les institutions, ne veulent plus être représentés…
Mais contrairement à ce qui se passe pour Moïse, la terre promise n’est pas ailleurs, elle est déjà là.
Les stratégies de fuite, d’évitement, de refus de la réalité ne font que retarder le moment où les yeux ouverts il faudra regarder en face l’état dans lequel nous aurons mis la planète.
C’est la question de l’écologie qui identifie la tentation de la soustraction comme une fausse piste de résistance.
La stratégie de la soustraction ne peut s’envisager que si le temps ne compte pas, que s’il est comme suspendu.
Contrairement à la question du terrorisme auquel chacun peut espérer échapper, personne de vivant actuellement et aucun de nos enfants n’échappera à la question que pose l’écologie.
39 D’autres mondes sont possibles
Les grandes puissances engagées, pour le compte de leurs entreprises, dans des luttes économiques ont joué aux gendarmes du monde mais pas celui de gouvernements responsables du sort des hommes et de l’humanité.
D’autres mondes sont possibles, oui, bien sûr, mais cette possibilité pose des exigences fortes. Bien sur que l’on peut et que l’on doit préserver et améliorer ce monde ne serait- ce que pour nos enfants mais cet objectif oblige à l’action. Contrairement à ce qui se dit parfois si améliorer le monde dans lequel on vit passe par une transformation des choses au niveau international, cela contraint à l’action au niveau local et individuel.
Cette exigence de l’action est très forte parce qu’elle nous oblige à sortir du discours et a entrer dans le concret. Il ne s’agit donc plus d’avoir des attitudes morales (bien, mal), ni d’avoir des postures politiques (juste, injuste), mais de poser la question du sens : que dois-je faire ? Pour s’engager dans l’action il faut bien identifier les problèmes et cela exige une analyse juste de la situation. Or ces problématiques interviennent dans un contexte ou les partis politiques traditionnels, bercés de leurs tranquilles certitudes, sont dans un état de carence conceptuelle, il n’y a pas beaucoup à attendre d’eux pour encore un certain temps. La réalité qui nous entoure devient sans goût, le monde devient de plus en plus fade , il perd de son sens et de sa saveur. Comment, Réunionnais, citoyen du monde, continuer a être immobile au milieu de l’océan de ceux qui sont maintenus en dehors du système ?
L’Espoir viendra de l’improbable, de l’inattendu qui émerge aujourd’hui dans les plis et replis des réseaux.
40 Les nouvelles formes du travail et de contestation
A La Réunion, aux siècles derniers, ce sont les images du travail : l’esclave, l’engagé, les planteurs, les dockers… qui incarnaient les figures de l’opprimé.
Aujourd’hui, notre monde Réunionnais plus encore que le monde Européen traverse une crise une mutation de la représentation du travail. Aux images traditionnelles, il faut ajouter les nouvelles images du travail immatériel : caisse, secrétariat…employés de bureau, auxquels il faut adjoindre l’immense marée des travailleurs précaires et l’océan des « sans » : sans-travail, sans-diplômes, sans-formation…. . Ces milliers de gens constituent le cœur du cœur de la Multitude.
Qu’est ce que la société est en droit de demander à un Rmiste et à l’inverse qu’est ce qu’un Rmiste est en droit d’exiger de la société
Plus qu’ailleurs la question est posée de ce que doit être le travail dans nos sociétés-
Comment anticiper sur ce type de société, comment dès maintenant transformer ce que l’on appelle l’allocation chômage, l’inactivité indemnisée…en contribution rémunérée à la construction de la société.
Finalement qu’est ce qui relie l’exceptionnel élan de solidarité de La Réunion envers les victimes du Tsunami et la forte mobilisation au cours des grèves de 2004, si ce n’est la contestation claire des Multitudes Réunionnaises face à une certaine construction économique et sociale exclusive du monde.
Cette contestation dans sa forme est elle aussi nouvelle. Elle est d’abord démocratique dans son organisation, les syndicats et les partis n’ont joué qu’un rôle de transmission des volontés de la base. L’émergence d’une importante composante féminine et l’intervention d’une forte dimension tertiaire, intellectuelle et festive donnent aux mouvements de 2004 toutes les caractéristiques des luttes sociales du XXI° siècle.
Les espaces démocratiques longtemps organisés par les syndicats, les partis, le système de la représentation, s’ouvrent désormais à la multitude.
- Quel rapport entre la réaction au tsunami et les grèves de 2004 ?
L’un et les autres révèlent une prise de conscience : celle de notre interdépendance. Après le tsunami, pour la première fois on a vu des gens réagir globalement à un événement qui n’avait touché qu’une région limitée de la terre. Lors des grèves, les fonctionnaires se sont mis à jouer un rôle contestataire : c’était impensable il y a vingt ans. Mais aujourd’hui, même cette catégorie protégée, dépendante des primes, se dit que les choses doivent bouger, et que l’époque où elle se taisait est révolue.
- Quel rôle les femmes et le tertiaire jouent-ils dans le changement des formes de contestation ?
Dans les années 1920, l’ouvrier, abruti de travail et inculte, attendait une sorte de guidance syndicale. Aujourd’hui, une femme éduquée, qui travaille trente-cinq heures, ne veut pas de cela. Les luttes syndicales sont devenues désuètes. Les formes de contestation et d’organisation sont en pleine mutation. De nouveaux modes de résistance, de partenariat, restent à trouver.
41 La caissière et la vendeuse de la grande surface
La nature du travail a changé. Tout le monde peut constater que l’on fait de moins en moins appel à la force physique et de plus en plus à l’intelligence des employés.
Mais, ce qui est passé sous silence, c’est que ce travail est rémunéré de la même façon, alors que les qualités qui sont réclamée, aux vendeuses par exemple, excèdent largement le cadre du temps du travail payé. Comment bien vendre, bien agencer les produits en rayons sans être au courant, sans être « dans l’air du temps » ?
Cette capacité à vendre, à parler le langage du client s’acquiert en vivant dans le monde donc aussi dans le temps des loisirs.
Ainsi pour la vendeuse de vêtements, sa performance, sa « force de vente » dépendra beaucoup de sa capacité à être en phase avec ses clients, et cette capacité elle ne peut l’acquérir que dans la lecture des magazines, le visionnage d’ émissions de télévision à la mode, les discussions avec son entourage…
De cette confusion grandissante entre temps de travail, de formation et temps de loisirs, on pourrait dire pour simplifier à l’extrême qu’une vendeuse, une responsable de rayon, un représentant travaillent tout le temps…surtout quand ils ne travaillent pas.
C’est donc leur vie elle même qui est devenue une source de profit. Leur travail c’est leur vie et réciproquement. Tout est entièrement mêlées et c’est leur personnalité même qui est devenue leur outil de travail.
Déjà aujourd’hui, dans les métiers de services, les compétences demandées, sont acquises par les employés dans leurs temps de loisirs…le vendeur de jeux vidéos, vend bien parce qu’il connaît bien ce qu’il vend mais cette connaissance est acquise dans son temps de loisirs. Ce sont des métiers précurseurs de ce que sera demain.
Avec le temps, demain, un jour, l’essentiel du travail sera fait en « vivant ».
42 Le travail devient féminin
Si on peut dire que le phénomène de la précarisation affecte surtout la population féminine, on peut dire aussi, à l’inverse, que le Travail se fait de plus en plus féminin avec la précarisation grandissante des emplois. En effet à ces questions liées à la fragilisation des emplois s’ajoute que de plus en plus on fait appel à la sensibilité, à l’affectivité des employés. Les travailleurs « de force » sont de moins ne moins nécessaires et donc de moins en moins demandés. C’est l’attention aux autres, au monde, qui devient la forme de qualification la plus courue. Ainsi les secteurs de métiers qui seront de plus en plus demandeurs de main d’œuvre seront ceux qu’il ne sera pas possible de mécaniser, ceux où sera exigé une grande attention aux autres : éducation, médiation…Cette capacité à faire attention aux autres est souvent considéré dans nos sociétés comme une valeur féminine.
Comment faire évoluer les comportements, l’éducation pour que des valeurs qui apparaissent comme féminines aujourd’hui soient enfin considérées demain comme des valeurs « humaines » ?
Comment s’assurer que ces valeurs n’engendrent pas l’exploitation ?
Les catégories de profession qui pour l’ essentiel sont composées de femmes, métiers de la vente, secrétariat, infirmerie, accueil …sont aussi les plus mal défendues en terme de droits, ce sont souvent les professions les moins organisées et donc les plus mal protégées, les plus mal défendues.
Il se trouve que ces emplois concentrent les difficultés les plus grandes : station debout ou assise prolongée, précarité importante, tension forte due au contact prolongé avec la clientèle, disponibilité totale quand il s’agit des enfants, des malades…
43 Production et reproduction
Depuis toujours, ce qui caractérise le travail de femmes c’est d’abord la confusion.
Confusion qui s’est instituée d’une part entre le temps consacré à vivre et le temps du travail. Ce mélange empêche de voir que dans la réalité la plupart des femmes accomplissent une deuxième journée de travail au domicile. Cette confusion est bien connue, elle convient bien à une société qui fonctionne sur encore sur un mode masculin.
Ensuite il y a une différenciation abusive qui est venue se greffer à la confusion première. Il faut ici parler de la distinction anormale qui est faite entre le temps que la femme consacre au travail productif et le temps qui sera nécessaire à mettre au monde des enfants.
En refusant de distinguer la reproduction du « loisir » on marginalise la maternité dans un cadre strictement personnel. Mais en réalité le temps de la reproduction doit être identifié comme un temps de travail de la femme parce qu’il est de plus en plus un temps consacré à répondre à une demande de la société, il s’agissait de faire des soldats et maintenant il s’agit de payer le système de retraites…
Le sens de civilisation va dans une prise en compte effective des trois temps réels de la vie des femmes.
Temps de travail productif, temps de travail à domicile et travail reproductif .
44 La question irrésolue des femmes
Si le fil conducteur de la réflexion est la sauvegarde de la diversité des milieux, des cultures, si cette sauvegarde est liée au respect qui leur est dû, à la compréhension de leur fonctionnement alors nous devons poser la question de la place des femmes.
La première différence à la quelle nous sommes confrontés c’est celle qui est liée au sexe. Or de tous temps dans toutes les civilisations la place de la femme a été plus ou moins marginalisée. Vouloir sauvegarder la diversité du monde, c’est permettre à chacun d’exprimer tout son potentiel, c’est vouloir l’égalité des droits pour chaque citoyen quelque soit sa religion, son origine, son sexe.…
La question de la place des femmes est la question centrale à laquelle nos sociétés doivent faire face. Il ne faut attendre aucune avancée significative des problèmes auxquels nous sommes confrontés qu’ils soient d’ordre écologique ou économique si la question de la place de la femme n’est pas réglée en amont. En effet comment imaginer notre espèce capable d’un quelconque sursaut pour régler des questions externes si elle est incapable de mettre de l’ordre dans son ordonnancement interne. Il ne s’agit pas d’affirmer que les femmes seraient plus disposées, plus capable que les hommes, il s’agit de dire que la race humaine est dans un double discours quand elle prône des valeurs d’égalité en externe et des valeurs de ségrégation en interne.
La question de la place de la femme dans l’organisation de l’espèce est un révélateur de sa capacité à faire face aux défis auxquels le monde moderne est confronté.
En France, il a fallu attendre 1944 pour voir le suffrage universel inclure les femmes. Cette seule date suffit à faire comprendre combien la lutte pour la défense de la cause des femmes est encore un chantier. Comparativement à ce qui s’est passé dans les années soixante-dix, la combativité des femmes, le mouvement féministe semble s’essouffler alors que les menaces sur ses conquêtes sont plus fortes et que ses avancées sont menacées. La remise en cause du droit à l’avortement, de l’école laïque, l’accroissement de la division sexuelle du travail…sont les symptômes d’un recul de la société sur la question des femmes, de la défense de leur cause particulière. Que dire aujourd’hui de ces mouvements considérés comme progressistes qui justifient les discriminations faites aux femmes par le respect dû au « fait » culturel et/ou religieux. Cette dérive, identifie bien la question de la défense des intérêts de la femme comme étant une lutte à part entière qui ne saurait se résoudre ou se dissoudre dans les autres questions de société. Il y a des parallèles à établir entre le combat des femmes pour la défense de leurs droits et la lutte des peuples colonisés pour leurs libertés. Ce sont deux situations où l’on a cru, faussement, que la loi suffirait à établir le droit. Le caractère historique et singulier de cette lutte des femmes pour qu’une place leur soit faite interdit toute forme de délégation de cette défense aux institutions. Les commissions, les délégations à divers niveau institutionnels n’ont pas rempli et ne rempliront pas l’espace de la lutte. Ni la barbarie ni le Pouvoir ne défendront jamais spontanément la cause des femmes. La défense de la cause féminine c’est la défense de le démocratie et de la civilisation, la défense de la moitié du ciel.
45 La cause des femmes
Les femmes et en particulier les jeunes femmes d’aujourd’hui ont toutes intériorisé leur égalité en droit. Elles n’accepteraient sûrement pas que cette conquête soit menacée. Elles ne se reconnaissent pas dans les mouvements féministes qui apparaissent trop souvent marginalisé par leur agressivité. Beaucoup de ces femmes d’aujourd’hui pensent qu’elles sont désormais libres de choisir leur mode de vie. Mais si l’égalité existe en droit, les exigences modernes du travail salarié obligent à l’asymétrie dans l’organisation du travail dans la sphère privée.
La société actuelle formule une double exigence.
Il y a celle qui émane de l’Entreprise et du travail salarié avec des demandes de plus en plus fortes en terme de temps et de disponibilité et il y a d’autre part les exigences du travail domestique et de l’éducation des enfants qui réclament la même disponibilité.
Force est de constater qu’il n’est pas humainement possible de satisfaire à ces deux exigences, à la fois, dans l’organisation actuelle de la société.
La volonté et le courage individuel des femmes n’y peut rien changer. L’inertie globale du système, la force des routines vont pousser insidieusement chaque couple à reproduire la division hiérarchique au détriment des femmes. Il est aujourd’hui, plus difficile qu’hier de lutter contre l’oppression des femmes car cette oppression ne relève plus de la violence ou de la loi mais des usages et de la bonne conscience.
46 Reconnaissance et revalorisation
Il existe un vrai fossé entre la perception que peuvent avoir les femmes en particulier les plus jeunes, de leur libre arbitre dans l’organisation de leur vie et la réalité d’une société qui organise dans le non dit le travail et la vie domestique sur les schémas du passé. La société actuelle présente une façade lisse en terme d’égalité entre masculin et féminin, mais en réalité elle n’a pas encore beaucoup changé dans ses profondeurs. Certes des parcours publics de femmes à titre individuel sont possibles mais ils restent exceptionnels car ils supposent que dans leur propre sphère privée elles aient obtenu, non pas l’égalité du partage domestique des tâches, mais leur prise en charge totale par un conjoint. Dans les faits la « double journée » est assumée par les femmes ce qui les rend moins compétitive sur le marché du travail par rapport à ceux qui n’ont que le seul travail salarié à accomplir. Les femmes devant l’Entreprise sont en position de faiblesse du fait de leur moindre disponibilité face à l’employeur. Ayant combattu pour l’égalité des droits et les ayant obtenus les femmes se retrouvent prises au piège d’une discrimination structurelle, sur le même mode que celle qui condamne les ex-colonisés, les beurs … à une inégalité de fait devant la société. La lutte pour la cause des femmes reste à faire tant qu’il n’y aura pas de reconnaissance et une revalorisation suffisante du travail domestique en tant que tel et tant que son articulation avec le travail dans l’Entreprise ne sera pas revu.
47 La question de l’écologie
Il n’y a, vraisemblablement, qu’une seule façon sérieuse de poser la question de l’écologie, c’est de poser la question de la dégradation et de la survie de l’espèce humaine. La défense et la promotion de la petite écologie, uniquement environnementaliste, telle qu’elle est trop souvent pratiquée, dessert la cause de l’Ecologie. Le développement durable qui prône la transmission du patrimoine aux générations futures, pose aussi une question sans réponse : est-ce que les génération futures existeront ? En effet il ne s’agit plus des conditions de vie ou de survie des générations à venir, parce que cette question se pose déjà à notre génération. La dégradation des conditions de la vie biologique humaine, la survie de l’espèce ne sont pas encore à l’ordre du jour de toute l’humanité alors que cette question se pose déjà à une grande partie des hommes et des femmes de cette terre, et cela sur tout les continents. Les documentaires télévisés foisonnent de ces exemples où les dégradations chimiques de l’environnement affectent désormais la vie des hommes et leur reproduction. Il ne s’agit plus de la défense romantique, naïve ou nostalgique de la Nature mais bien de survie physique de notre espèce.
Le caractère central et massif du problème écologique excède toute responsabilité purement individuelle et en même temps nous concerne tous.
La question écologique est une question politique et donc la question devient : quelle politique, quelle démocratie, avec quels acteurs ?
48 Écologie et démocratie
Tout le monde voit bien que la question écologique qui est planétaire ne peut être résolue à l’échelon des états et qu’il faut une réaction et des mesures proportionnées à l’ampleur des enjeux. Il n’y a qu’une souveraineté mondiale qui puisse mettre en place des décisions, des contrôles, des sanctions à l’encontre des crimes contre l’environnement qui sont devenus des crimes contre l’humanité. Le commandement mondial actuel qui est visible dans les réunions du G8 ou à Davos, protège les pollueurs. L’exécutif des Etats Unis révèle bien les liens qui unissent les grandes trans-nationales aux dirigeants des principaux Etats du monde. L’ultra-libéralisme sauvage n’exerce plus ses méfaits sur le prolétariat mais sur toute la population au travers des dégradations qu’il cause et de la « fin du monde » qu’il porte en lui. Notre époque ne doit plus tant craindre « l’hiver » nucléaire que la fournaise que concocte le capitalisme sauvage. D’autre part ce gouvernement mondial, ne dispose pas de légitimité démocratique. Or résoudre la question écologique et donc la question de la survie de l’humanité c’est résoudre aussi la question de la démocratie au niveau mondial. Les groupes de pression comme Green Peace qui ont une approche frontale de sensibilisation des opinions mondiales sur la défense de la nature posent par leurs méthodes la question de la démocratie, du terrorisme…La défense de l‘écologie, de l’espèce humaine, est elle compatible avec la démocratie, ou faut il revenir aux « vieilles lunes » du totalitarisme qui ont hanté le XX° siècle ?
49 Identité et appartenance
Les civilisations de la terre qui sont déjà largement en contact n’ont d’autres solutions que de se mélanger ou de se détruire.
L’identité, la recherche identitaire est une impasse, car l’identité est un enfermement de soi même, une clôture une barrière, une ligne de démarcation qui fait que les autres sont des étrangers, qui les rends étrangers.
C’est sur la piste de « l’appartenance à… » que les solutions d’un vivre ensemble sont à trouver.
L’appartenance est une manière de se penser et de penser les autres beaucoup plus ouverte que l’identité.
Cette même identité par la révolution des transports et des communications va devenir métisse.
C’est cette transition qui est capitale dans l’histoire contemporaine.
50 L’art au cœur de notre devenir
Nous vivons dans une époque qui tend à ne valoriser que l’individualisme, l’égoïsme, la parcellisation des relations sociales voire leur disparition comme peut la vivre Daniel, 26, dans La possibilité d’une île, roman où le personnage principal n’a plus de rencontre que par le truchement des machines.
L’art relationnel est au cœur de notre démarche. Son principe est de construire des relations dans les situations où la rencontre est incertaine entre des gens dont la relation est improbable.
Comment, dans des conditions de circulation ou d’espaces anonymes, créer du lien alors qu’aucune histoire ne prédétermine une rencontre possible et alors même que les espaces publics tendent à devenir des espaces privés?
Désormais il faut voir le lien social comme une forme d’art, la création de liens comme une œuvre.
L’art non plus seulement comme un « objet » que l’on pose mais comme une invitation à communiquer.
Définitivement, le spectacle n’est plus seulement enfermé entre les murs du théâtre ou de la scène, il est dans la relation entre spectateurs. Non pas pour les faire participer plus activement au spectacle, mais pour qu’ils soient le spectacle, non plus sur scène mais dans la ville, dans la vie.
L’art, c’est les autres dans leur différence, dans ce que cette différence a d’éblouissant ou de terrifiant.
L’art relationnel est au cœur des problématiques de notre île en ce sens qu’il est la substance même de l’utopie de la construction de la Réunion.
En replaçant l’art au cœur du politique, de la vie ensemble, on ne fait que le remettre à sa place.
II) Un nouveau monde
Nouvelle démocratie
51 Multitude et participation
La démarche de la Multitude se situe aux antipodes de l’approche marxiste. En permettant à tous, d’intervenir, elle rompt avec l'héritage, qui avait érigé le prolétariat en tant que classe comme seul interlocuteur valable. La Multitude des Réunionnais sera de moins en moins réductible à des partis, elle aura de moins en moins d’unité, et plus jamais de message unique, dans des formes toujours différentes.
L’hétérogénéité deviendra la norme. On verra, sur le modèle des mouvements sociaux que La Réunion a connu ces dernières années, émerger des situations qui cristallisent des protestations dites « inorganisées » sous la forme de coordinations, de collectifs, de convergences plus ou moins spontanés hors du champ traditionnel de l’influence politique ou syndicale. Qui dira un jour le rôle de la communication par le net, par sms, par gsm, par blog… dans les mobilisations et les organisations des manifestations de ces dernières années à La Réunion ? La Multitude est changeante, et elle est partout et c’est donc d’elle que viendra le renouveau. La fin progressive de la notion de peuple, l’affaiblissement de la souveraineté des Etats, l’avènement de l’Europe, permet le surgissement des singularités Réunionnaises et de la multitude. Ce surgissement va obliger les responsables actuels à repenser totalement la relation citoyen-institution. C’est la fin des situations de pouvoir traditionnel de ceux dont on disait « a li même i hache, i coupe, i tranche ».
52 Démocratiser la Démocratie
Dans une démocratie, la relation entre gouvernés et gouvernants est une relation toujours en crise, en déséquilibre. Le pouvoir n’a de légitimité que s’il travaille constamment à conforter la vie démocratique. Cela ne peut plus se résumer à organiser ponctuellement des consultations électorales.
Les Élites ont fait croire à nos concitoyens qu’il suffisait de s’inscrire dans le camp opposé au totalitarisme pour être une démocratie. Certes, la fin de la guerre froide et la chute du Mur de Berlin ont marqué la victoire des démocraties sur les totalitarismes. Mais en aucun cas cette victoire n’a indiqué que c’était la fin, à l’intérieur de la démocratie, de la question du pouvoir et de la souveraineté.
De même que toute vie a quitté les rues et les maisons d’un village fantôme, les structures de la démocraties, parlement, élections…restent mais la vie les a déserté. Peu à peu, la vie publique s’est ainsi endormie, éloignant de plus en plus le peuple du contrôle et de la régulation de nos sociétés. Cet assoupissement a laissé libre cours au marché : il n’a plus rencontré le contrepouvoir naturel que constitue la démocratie.
En ce début de XXIe siècle, il faut donc réapprendre ce qu’est la démocratie : un processus, un chemin, une construction continuelle.
Naturellement, les aspirations de nos concitoyens ne sont plus les mêmes que celles des siècles précédents. De nouveaux outils démocratiques sont devenus nécessaires pour permettre à la souveraineté populaire de réorganiser la société. Et pas uniquement sur des bases marchandes.
Constater que la démocratie, est le moins mauvais des systèmes, ne saurait constituer un frein, dans la volonté qu’il faut avoir de l’améliorer, en retournant aux sources de la légitimité du pouvoir. Ce chemin est difficile, parce qu’il faut naviguer, entre ce que les Elites considèrent comme un tabou, et ce que les gens « ordinaires » voient comme une utopie.
* * * * *
- La mondialisation telle que veulent nous l’imposer les multinationales n’est-elle pas une nouvelle forme de totalitarisme ?
Malgré toutes les critiques possibles, la démocratie est plus avancée aujourd’hui que dans les années 30. Le monde a payé cher pour savoir où pouvaient mener des utopies comme le nazisme ou le communisme. Les dangers actuels sont d’une autre nature. Et ils n’ont pas le même niveau de brutalité.
- Croyez-vous que la démocratie ne puisse jamais être un acquis ?
Il y aura toujours des conquêtes à faire, des « niches » gardées par des pouvoirs totalitaires. On a coutume de qualifier la démocratie de « pire des systèmes à l’exclusion de tous les autres ». C’est vrai. La démocratie est toujours amendable, améliorable et insuffisante.
- Quels sont les nouveaux outils démocratiques que vous évoquez ?
On en voit des exemples à Pôrto Alegre. Les expériences de démocratie et développement participatifs à suivre se situent aujourd’hui en Amérique du Sud et en Afrique. Mis à part sa personnalité très contestable, même Chavez, au Venezuela, impulse des choses très intéressantes. Certes, tout n’est pas « réplicable », mais ces expériences représentent des sources d’inspiration. Hélas, elles ne viennent pas de l’Europe, qui s’assoupit…
53 La démocratie comme levier
« Tout gouvernement a besoin d’effrayer sa population et une façon de le faire est d’envelopper son fonctionnement de mystère. C’est la manière traditionnelle de couvrir et de protéger le pouvoir, : on le rend mystérieux et secret, au-dessus de la personne ordinaire. Sinon pourquoi les gens l’accepteraient-ils ?» Noam CHOMSKY. Comprendre le pouvoir.
Les Elites ont le pouvoir de changer le Monde mais en ont aucun intérêt et la Multitude qui veut le changement n’en a pas le pouvoir. Les outils actuels de notre démocratie, permettent de s’atteler à son indispensable approfondissement au service d’une nouvelle gouvernance. Substituer à la logique du transfert du pouvoir (démocratie représentative) qui opprime et qui écrase, une logique de responsabilité (démocratie participative) qui libère, c’est toute la question de la participation comme substitut aux carences d’une démocratie représentative devenue poussive et essoufflée qui est posée. Le renouveau de la participation des citoyens au sein d’une démocratie réveillée, en démystifiant le pouvoir, nous donnera le cadre et les instruments suffisants à l’émergence et à l’organisation des résistances et des réseaux de la Multitude, face à l’oppression des Elites dirigeantes et de leurs valets.
54 D’Athènes à aujourd’hui
À travers l’histoire, chaque forme de société a trouvé la forme de démocratie spécifique qui lui convenait. Inventée pour les citoyens de la cité agraire d’Athènes, la démocratie a ensuite été adaptée au prolétariat européen du XIXe siècle. Elle doit continuer à évoluer pour répondre aux besoins du citoyen internaute d’aujourd’hui.
Mais comment organiser, pour notre monde actuel, une démocratie renouvelée, où les élus seraient effectivement les représentants du peuple ? Tous les régimes sont confrontés à la question de savoir comment donner au peuple une représentation fidèle.
Le communisme et le libéralisme, réunis dans la même défiance du peuple, l’ont tenu éloigné du pouvoir. Ils ont détourné à leur profit la souveraineté. Et ils vont finalement connaître le même échec.
La monarchie avait désigné l’aristocratie comme seule apte à gouverner. Après la Révolution Française, ce sont les riches, par le suffrage censitaire, qui sont identifiés comme seuls capables de diriger. Marx, lui, distingue le prolétariat comme seule classe digne de conduire les affaires. Aujourd’hui c’est l’Énarchie qui a capté le pouvoir et qui gouverne sur le mode de la pensée unique.
Chaque époque, avec ses propres contraintes, a été confrontée à cette nécessaire adaptation des pratiques démocratiques.
* * * * *
- L’Énarchie n’est-elle pas déjà obsolète ? Des voix se sont élevées pour la suppression de l’Éna.
Au-delà de l’Énarchie stricto sensu, c’est toute la caste des hauts fonctionnaires, issus ou non de l’Éna, qui est en cause. Cette caste s’autoreproduit. Et sa culture est totalement coupée de la culture populaire. Aujourd’hui, la haute administration fonctionne en vase clos et son pouvoir est devenu pour l’essentiel un pouvoir de nuisance. Un frein plutôt qu’un force motrice. C’est le pouvoir de dire non et de faire des erreurs… avec arrogance ! Puis de se dédire avec la même arrogance. Hélas, comme celui des partis, le système n’évoluera que quand la société aura évolué. Tant que la France n’aura pas majoritairement changé, ces gens-là continueront à prospérer.
55 Des urnes à la rue
Les résultats des dernières consultations ne font que confirmer le décalage entre le peuple et ses représentants.
Cette carence se creuse un peu plus à chaque scrutin. Après avoir mis en évidence, dans un premier temps, la méfiance des électeurs face aux hommes politiques, elle révèle maintenant la distance entre la population, les militants et les partis.
La démocratie représentative, qui a fait les beaux jours du XXe siècle, s’est progressivement dégradée pour se réduire aujourd’hui à une quasi-fiction. Désormais, l’expression populaire est mise en quarantaine.
La démocratie telle que nous la vivons est devenue formelle. L’ultra libéralisme définit et protège les espaces de démocratie qui lui sont utiles, les élections, la représentation… dans le même temps il interdit et empêche tant que faire se peut l’émergence d’autres plates formes démocratiques, participation, délibération...actuellement plus que de démocratie formelle à proprement parler il faut plutôt définir notre système comme relevant d’une démocratie partielle, sous tutelle.
Dans cette bulle, tout paraît fonctionner à la perfection. Nous avons des partis, des élections, un parlement, un gouvernement, des juges, des tribunaux, des droits, des libertés…
Le peuple peut renverser un gouvernement qui ne l’a pas compris ou n’a pas tenu ses promesses. Mais, en réalité, il ne fait que le remplacer par un autre. Qui fera d’autres promesses. Et qui, à son tour, ne les tiendra pas. On permet de changer le gouvernement, mais pas de transformer l’exercice du pouvoir.
Comment gouverner par défaut ? Comment gérer, quand les vainqueurs des élections ne sont plus ceux que le peuple a choisis, mais ceux qu’il n’a pas éliminés ?
Dès lors que les urnes ne donnent plus la légitimité, celle-ci retourne à la rue.
* * * * *
- Êtes-vous en train de nous chanter le refrain du « tous pourris » ?
Non. Mais on nous a fabriqué une classe politique issue d’un même moule : l’ENA. Ils ne font que s’échanger les postes. En outre, il faut cesser de faire croire aux électeurs que les gouvernements peuvent modifier les choses : ils n’ont plus de marge de manœuvre. Ni économique, ni même sociale. Tout le monde s’est fait manger par le système. À l’échelle de l’État, plus rien ne peut bouger.
- Et à l’échelle de l’Europe ?
Là, il existe encore une vraie marge de manœuvre. L’Europe peut encore s’opposer au pouvoir des multinationales. Mais encore faut-il qu’un des membres de l’Union commence à montrer la bonne voie. Et que les autres suivent.
- Ce que vous dites à de quoi démobiliser les électeurs.
Mais s’abstenir d’aller voter, c’est renoncer, où souhaiter la dictature. Voter a un sens, même voter blanc. Il est regrettable que la loi refuse encore aujourd’hui de prendre en compte cette forme basique de protestation démocratique que constitue le vote blanc.
Le refus de cette prise en compte est destiné à cacher le fait que désormais les responsables sont, la plupart du temps élus par une minorité de citoyens.
Cette réalité est d’autant plus cachée que la classe politique actuelle fait de la représentation, des élections, l’alpha et l’oméga de la démocratie.
Prendre en compte les blancs et les nuls ce serait révéler l’illégitimité du système actuel.
56 La question du populisme
L’appel constant aux ressources citoyennes ne doit pas se confondre avec ce que l’on appelle le populisme. La mystique du peuple n’a pas plus de sens ou de validité que la mystique des élites. D’autre part le populisme est toujours incarné par un homme providentiel, c’est dire que c’est une démarche qui se situe à l’opposé de la démocratie participative.
Certes les Elites ont trahi, certes elles ont usurpé des pouvoirs qui étaient par essence ceux de la multitude, mais il ne s’agit pas pour nous de déifier les multitudes. Les peuples ne sont pas naturellement bons et la démocratie porte en elle des dérives absolues. C’est bien le suffrage universel qui emmena Hitler au pouvoir et combien de fois ce dernier siècle a vu des peuples se dresser contre d’autres et les exterminer. Oui la démocratie et la consultation des citoyens peut porter en elle des menaces, oui les populations ne sont ni pures, ni désintéressés, ni infaillibles. En aucune manière l’existence des risques réels qui sont liés à la participation, ne peut justifier que l’on bâillonne les gens jusqu'à décider de tout pour eux. Il nous faut dire oui à plus de démocratie et en même temps oui à plus de vigilance et plus de responsabilité. La critique justifiée des Elites et des organisations qui sont actuellement chargées de représenter les citoyens , ne saurait se résumer à la haine ou la peur, elle se veut porteuse d’une mission qui est de re-dynamiser la démocratie. C’est la recherche de meilleurs équilibres qui permettra aux multitudes de trouver les moyens d’organiser un nouveau monde qui ne mette pas en péril nos vies actuelles et celles de nos descendants. A chaque fois que l’on tente par les règles du jeu politique de mettre en place de subtils mécanismes de dépossession, le peuple, en dernier ressort, gronde proteste ou exulte dans la rue.
57 La mécanique des partis
Le désenchantement universel qui touche la démocratie représentative, les partis et l’État peut-il être résolu par la création d’un nouveau parti ? Un parti qui serait droit et qui représenterait véritablement les intérêts des populations. Un parti qui tiendrait ses promesses.
Il n’en est rien. Car c’est le système des partis et de la représentation qui produit, structurellement, ce que les gens appellent la trahison. Il est donc vain de croire que l’on pourra changer les choses en utilisant le système des partis.
Pour la plupart des élus, contrairement à ce qui devrait être, la reconnaissance de la population est moins importante que celle de leur parti.
En effet, s’il est possible de se faire élire -par son seul mérite- dans une petite commune ou un canton, les mandats les plus prestigieux ne sont pas accessibles en dehors du cadre d’un parti. Pour se faire élire, il faut se faire connaître. À de très rares exceptions près, être connu d’un très grand nombre d’électeurs demande des dizaines d’années. Mais l’ « étiquette » d’un parti assure une reconnaissance immédiate.
Au bout du compte, pour quelqu’un qui souhaite s’investir dans la politique, l’adoubement d’un parti va primer. Et plus un élu a de responsabilités, donc le pouvoir de changer les choses, plus il est dépendant du parti qui l’a promu.
Peu à peu les élus issus des mêmes procédures de désignation finissent par se ressembler sur le plan social et économique bien sûr mais aussi sur le plan de leur comportement et de leurs valeurs.
Rejeté à la marge, oubliés des partis, privés d’élus capables de faire entendre leurs voix la population se détourne de plus en plus de la construction de la maison commune.
Le système des partis et du gouvernement représentatif est en crise indépendamment du camp au pouvoir en partie parce qu’avec le temps toutes les structures qui permettaient la participation n’ayant pas été renouvelées ont produit un système où les bureaucratie des partis tendent à ne plus représenter qu’eux même, que les appareils des partis. Les questions politiques sont ravalées au second plan et les représentants du peuples sont devenus des bureaucrates.
C’est l’absence d’espaces politiques en dehors de la bureaucratie des partis qui est à l’origine de l’indifférence des citoyens
* * * * *
- Vous remettez en cause le système des partis. Mais pourtant, vous-même, vous avez rallié un parti ?
Si on veut changer les choses, on doit être à l’intérieur. Malheureusement, aujourd’hui, la plupart des partis défendent… le parti !
- Si le parti n’est qu’un outil, pourquoi l’UMP plutôt qu’un autre ? D’autant que vos idées ressemblent souvent à des idées de gauche…
Mon histoire personnelle me conduit plutôt vers l’UMP. Et je me situe plutôt à droite, car, pour moi, la gauche a failli sur la question de l’autorité : dans la famille, à l’école, dans l’État… Attention, je ne parle pas d’une autorité tyrannique ! En outre, dans les années 1970, seule la droite était pour l’appartenance de La Réunion à la France. Je me réclame d’une droite républicaine, qui construit pour les gens. Et j’essaie de rester lucide. Mais un parti ne résume pas une personne. On se résume au combat que l’on mène.
58 La trahison des élus
Le déconvenue des gouvernements successifs de la France depuis plusieurs années n’est pas une expérience uniquement française. Ces échecs à droite comme à gauche, ne font que vérifier et répéter des désillusions à l’échelle européenne et mondiale.
C’est le mot de trahison ( mentèr !) qui revient sur toutes les lèvres et c’est lui qui est le plus souvent utilisé jusqu'à devenir universel lorsqu’il s’agit de qualifier des expériences de gouvernement pourtant aussi diverses que variées. Ces échecs par leur répétition ne peuvent relever d’une simple affaire de trahison et il faut chercher au delà de la faute et de la critique d’un leader ou d’un parti. Le problème est situé au cœur même de la démocratie représentative. La représentation exclut au lieu d’inclure.
En choisissant de désigner quelqu’un pour parler à notre place, pour nous représenter, nous nous excluons nous même du débat. Le droit de vote qui est l’expression d’une volonté politique est en même temps un acte de renonciation de cette volonté puisque le peuple la délègue à un candidat.
Voter c’est renoncer.
C’est ainsi que se crée mécaniquement une catégorie distincte de gens, les élus, qui, regroupés en partis, parlent leur propre langue, ont leur propre logique.
Il ne s’agit pas de contester la démocratie mais de plaider pour un autre type de démocratie, pour une réinvention.
Cette réinvention peut se faire par la loi, mais dores et déjà nous pouvons la construire en réalité.
Il faut maintenant passer du pouvoir d’asservir au pouvoir d’émanciper et reconnaître au peuple la légitimité de son pouvoir et sa capacité à l’exercer.
La démocratie est le moins mauvais des régimes, certes, mais cela ne nous dispense pas de vouloir l’améliorer et tout au moins de l’explorer jusqu’au bout. Un système démocratique qui ne se critique pas, qui n’évolue pas, se paralyse et entre peu à peu dans une phase de transformation rétrograde qui aboutit à sa négation.
La démocratie est une notion à faire vivre, elle ne peut être considérée comme acquise, définie une fois pour toute et à jamais intouchable.
59 Société civile
Depuis quelques années, on tente de régénérer la démocratie en faisant appel à ce que l’on appelle la société civile.
Quelle est la pertinence de cet outils dans la recherche de nouvelles pratiques démocratiques ?
L’utilisation qui est faite actuellement de la notion de société civile est détournée de son sens originel. Lorsque aujourd’hui les pouvoirs publics, les partis, évoquent la « société civile » il s’agit une nouvelle fois pour eux, d’une tentative répétée à plusieurs reprises dans l’Histoire de détournement de souveraineté. En effet, c’est toujours le pouvoir en place qui finalement désigne les « happy few » chargés d’incarner les valeurs fantasmée d’une société civile parée de toutes les vertus et qui permet à la classe politique de se donner un vernis de renouveau démocratique.
En réalité la société civile n’est qu’une courroie de transmission derrière laquelle se dissimulent les classes dirigeantes, le prolongement naturel de volonté d’hégémonie. C’est la société des Elites et elle est incapable de rendre compte de la réalité du monde du travail de la précarité, de la pauvreté, elle n’existe que pour cautionner et renforcer la doctrine selon laquelle la liberté de produire et de détruire, de s’approprier les richesses de la terre n’a pas de limites et que cette liberté de nuire est et doit demeurer absolue. La société civile est l’aboutissement d’une manipulation orchestrée par le pouvoir, pour habiller d’un vernis démocratique les décisions prises par lui seul, ce n’est qu’un simulacre révoltant de représentation de la multitude. Il s’agit de la même procédure totalitaire que celle qui a désigné l’aristocratie puis le prolétariat pour décider en lieu et place de la multitude
60 Approfondissement de la démocratie et Guerre mondiale
Travailler à l’approfondissement des pratiques démocratiques c’est poser deux niveaux de réflexion : le contexte, l’échelle.
Le contexte est celui de la Quatrième Guerre mondiale. Certes, elle n’a pas la même forme que la guerre froide, ou que les deux premières guerres mondiales : c’est une guerre civile.
Les effets de cette guerre civile mondiale sont visibles dans les actes terroristes, dont le 11 septembre 2001 est le paroxysme. Et dans la démultiplication des opérations de maintien de l’ordre, dont la guerre d’Irak constitue l’événement le plus voyant.
Or, dans toute guerre civile, l’ennemi est nulle part et partout. Ce qui implique la montée en puissance des pouvoirs de police, la restriction des libertés individuelles et donc une démocratie amoindrie. Travailler à la démocratie c’est donc travailler à la paix.
Le deuxième niveau de réflexion pose la question de l’échelle, de la verticalité. La rationalité administrative pousse à toujours concentrer les décisions vers le haut du système et vers un petit nombre de personnes « compétentes » : intercommunalité, Europe, Monde… Notre objectif, au contraire, doit être de réimplanter la démocratie dans tous les lieux de pouvoir, jusqu’au niveau des microdécisions. Il s’agit de faire confiance au bons sens et à l’expertise citoyenne.
* * * * *
- Cette « guerre civile » va dans le sens de l’intérêt des Élites. Elles vont donc tout faire pour l’entretenir…C’est sans fin ?
Comme cela sert leurs intérêts, cela se perpétuera. Et on a vu qu’il y aurait toujours des gens prêts à mourir spectaculairement. Mais plus ces réactions seront isolées, moins la surveillance préventive de la société pourra se justifier. Plus elles seront, au contraire, organisées et représentées, plus on ira vers une société inquisitoriale. Tout cela se passe au niveau mondial. Les choses ne changeront que lorsqu’un nombre suffisant de chefs d’États influents seront prêts à les faire changer.
61 Revivifier la démocratie verticalement
La démocratie est un régime en équilibre en mouvement, jamais achevée, elle doit être interminablement remise en cause dans ses formes et dans son contenu.
La démocratie dans son usage basique et rudimentaire actuel se résume à autoriser une moitié de la population à dicter ses orientations à une autre moitié de la population. Comme les scrutins sont de plus en plus indécis, c’est en fait la partie des électeurs la plus incertaine, la moins sûre de ses choix, qui focalise l’attention des partis et oriente les programmes et les campagnes politiques.
La représentation dans une démocratie peut être perçue comme une bonne chose parce qu’elle relie les citoyens au gouvernement, elle les associe les connecte directement au pouvoir.
Mais c’est aussi une façon d’éloigner le peuple, de le séparer des décisions, de le dissocier, de le déconnecter du pouvoir puisqu’une fois élu, le représentant a tendance à n’en « faire qu’à sa tête ».
Chaque époque a dû trouver les réponses adaptées au contexte économique et social dans lequel le pays évoluait. Aussi, la démocratie parfaite doit être posée en terme de direction et pas en terme d’objectif.
Il ne s’agit pas bien sûr d’opposer représentation et participation, mais de bien voir qu’il faut un rééquilibrage entre ces deux approches. Notre époque, pas plus que les autres, n’est confrontée à un objectif de perfection, elle est simplement face à un problème d’adaptation, de recadrage, de réorientation de nos pratiques démocratiques. Cette modernisation de la démocratie, nous devons l’envisager comme une démarche à ré-enraciner dans le local, le quartier. C’est en revivifiant la démocratie à la base, en redonnant au citoyen une place centrale, que pourra se construire une démocratie plus vivante et plus globale.
En effet il nous faut faire revivre la démocratie aux deux extrêmes, à la fois à l’échelle de la micro-décision et à la fois à l’échelle globale, celle du pays, de l’Europe et du monde.
- « Les élus n’en font qu’à leur tête », pourquoi ?
Non, car c’est le système qui veut cela. Un député ne dispose d’aucun moyen pour consulter son électorat. Alors, pour ne pas être confronté à la réalité du peuple, la tentation de la déconnexion est grande. Depuis 1789, le peuple est considéré comme dangereux. Le système s’arrange donc pour le tenir éloigné. Dans leur majorité, je suis convaincu que les élus sont des gens qui y ont cru. Et qui parfois y croient encore. Mais ils font ce qu’ils peuvent, et pour beaucoup du mieux qu’ils peuvent…
- Que signifie « faire revivre la démocratie aux deux extrêmes » ?
Les initiatives vont d’abord foisonner au niveau local. Puis à l’échelon des États Nations. Puis à l’échelle des grandes régions de la planète. Et enfin le monde changera…
62…et horizontalement
Dans le contexte de la mondialisation économique, il est évident que se pose le problème de la mondialisation du pouvoir et de sa représentation.
On ne peut aborder cette question de l’en-haut si au préalable on n’a pas réussi à mettre en œuvre des solutions pour l’en-bas. Il nous faut pour cela, à la base, réinventer un réseau d’implication des citoyens autre que celui des élections. Et il doit être le plus démocratique, le plus participatif possible.
Promouvoir les pratiques démocratiques, c’est donc faire fonctionner le principe de subsidiarité et donc travailler à la décentralisation. Faire avancer la démocratie, c’est l’installer dans tous les lieux de pouvoir. Enfin, se pose le problème de l’élargissement. Après avoir durant tout le XX° siècle étendu le champ de la démocratie à certaines catégories de la société, les pauvres (suppression du suffrage censitaire), les jeunes (droit de vote à 18 ans), les femmes (droit de vote en 1945)…il nous faut sans doute maintenant travailler à l’extension du domaine de la démocratie en l’étendant à toutes les catégories de la population, horizontalement.
Comment rendre compte aujourd’hui de la diversité qui constitue le peuple, comment représenter les innombrables différences de culture, de couleur, de genre, de sexualité, de façon de vivre et de travailler… le peuple est devenu multiple, myriade et mosaïque.
Le peuple en l’espace de quelques années est devenu Multitude.
- La décentralisation n’est pas faite ?
Elle reste totalement à faire, même s’il y a eu des avancées. L’État continue de se mêler de choses qui ne le regardent pas. Ou sur lesquelles il n’a plus d’emprise. Ou pour lesquelles il n’a plus d’argent. Du coup, il n’est souvent plus qu’un pouvoir de nuisance ! Toutes les collectivités locales :communes, départements, régions sont confrontées à cela. L’État doit se recentrer sur ses pouvoirs régaliens : l’Éducation, la Santé, la Justice, la Police, l’Armée…
- Mais la décentralisation ne favorise-t-elle pas trop souvent le clientélisme ?
Ici, à la Réunion, c’est l’État qui fait du clientélisme. Les élus locaux ne sont pas plus suspects que l’État. Il suffit de mettre en place un certain nombre de règles et de moyens de contrôle. Les gens ne sont plus les mêmes qu’en 1950 : on n’achète plus leur bulletin de vote avec des passe-droits.
- Quels sont tous ces lieux de pouvoir où vous souhaitez installer la démocratie ?
Partout où existe une relation de pouvoir, la démocratie doit progresser. Ce qui ne veut pas dire abattre toute autorité. Mais l’autorité et la décision devraient être inséparables de la consultation et de l’écoute.
- Et à quelles catégories de la société faut-il élargir le champ de la démocratie ?
Dans tous les lieux d’enfermement, il faut trouver les moyens d’entendre les gens, de les consulter. Je pense, par exemple, dans certaines situations et sous certaines conditions, aux enfants, dans les collèges et les lycées. Aux prisonniers : être privé de liberté, ce n’est pas être privé de parole. Aux malades dans les hôpitaux. Aux personnes âgées dans les maisons de retraite… Il ne s’agit pas d’abolir l’autorité, mais de faire qu’elle soit éclairée. Prendre un avis ne signifie pas systématiquement le suivre. Et même si on obtient des opinions aberrantes, c’est révélateur d’un problème à traiter. Quant aux immigrés, il me paraît impensable de se passer de leur consultation. Et comment entendre toutes les voix inaudibles : celles des personnes en situation irrégulière, des électeurs non inscrits ? Il reste à trouver les modalités adéquates. Mais en refusant le communautarisme et les quotas. Il s’agit de permettre à chacun de donner son avis, pas de différencier les gens par des représentations catégorielles.
63 Principe de subsidiarité
À un moment où les électeurs, en plein désarroi, n’acceptent plus que sans débat une caste de décideurs les engagent dans des projets qu’ils jugent néfastes, le niveau de décision doit être ramenée au niveau pertinent.
La subsidiarité est un des principes fondateurs sur lequel s’est construite la démarche de développement durable telle qu’elle a été définie lors de la Conférence de Rio en 1992. Ce principe a été introduit dans le droit communautaire par le traité de Maastricht.
Il s’agit de traiter les problèmes au plus près de l'endroit où ils se posent, de rapprocher la prise de décision au plus près des acteurs qui en subiront les conséquences directes. Ce principe est le garant de la mobilisation des acteurs locaux dans la stratégie de développement durable. Le rôle des collectivités locales les plus proches des citoyens est primordial dans la mise en œuvre de ce principe. C’est en déclinant les possibilités ouvertes par l’instauration du principe de la subsidiarité qu’une partie importante des problèmes qui se posent à La Réunion en tant que partie du tout Français et Européen, trouveront leur résolution. Le « fil rouge » de la subsidiarité conduira à la re-localisation des décisions sur les biens naturels, les services liés aux libertés fondamentales. Cette re-localisation doit être mise en œuvre par une régionalisation des capitaux, une prise de contrôle majoritaire, par les collectivités locales, de sociétés qui auraient la charge de gérer les biens et les services essentiels, ce qui permettra d’assurer le ré-enracinement des décisions sur les secteurs primordiaux. Ce principe peut être décliné au niveau des micro-décisions.
Il s’agit de permettre enfin au peuple gouverné de gouverner à son tour.
64 L’autodétermination
La loi telle qu’elle est, est pleine de fissures de replis, d’interstices, de failles qu’il nous faut approfondir, encourager, fertiliser.
La nouvelle démocratie est en germe dans la vie de tous les jours.
Elle a ses racines dans la pratique quotidienne des gens, des familles et c’est dans cette pratique horizontale de la prise de décision que doivent se construire les bases du renouveau démocratique.
C’est sur le double principe de la subsidiarité et de l’autodétermination que nous devons avancer.
Ramener le niveau de décisions « vers le bas » au niveau le plus pertinent et permettre aux gens concernés par les mesures à prendre de s’autodéterminer en concertation avec l’instance supérieure qui reste garante de l’intérêt général, voilà le chemin à parcourir.
Les micros-décisions qui concernent la vie de tous les jours doivent être prises par les populations concernées. C’est donc bien à l’échelon communal qu’il est possible de reconstruire une démocratie vivante, citoyenne, en prise avec la réalité des enfants, de l’école, de l’urbanisme, des problèmes sociaux…en prise avec la vie.
Une démocratie régénérée, c’est ce qui permettra aux citoyen de se réapproprier les espaces de vie en commun. La démocratie représentative étant reléguée au niveau où elle devient nécessaire.
C’est sans doute en démocratisant radicalement la démocratie que l’on pourra redonner du sens à l’action publique.
Prenant sa source dans la rue, le quartier, la commune, le citoyen surveillant, vigilant peut instaurer des contre-pouvoirs pour peser sur les élus, contrôler le respect de leurs engagements et poser les limites de leur pouvoirs au quotidien.
65 Quel est l’échelon pertinent ?
La participation est l’une des clé qui permet de contribuer aux débats de société. C’est l’échelon communal qui apparaît comme le plus évident parce que c’est le premier niveau qui soit doté d’une représentation légitimée par le suffrage universel. Mais cet échelon communal, en particulier à la Réunion est « dépassé » par le haut et le bas. A l’échelle infra communale, parce que les habitants s’identifient d’abord à leur quartier. Mais même le quartier, bien souvent, ne correspond pas à l’espace le plus pertinent et au sentiment d’appartenance, d’identification le plus fort. Les gens se reconnaîtront plus dans leur îlot d’habitation, leur rue, leur bloc… autant de sous quartiers à l’échelle desquels les expériences de démocratie participatives peuvent se révéler plus intense, plus utile et plus pertinentes. A l’échelle supra communale , les étages des communautés de communes, d’agglomération, départementaux, Régionaux… sont bien souvent les niveaux appropriés. Demander aux habitants de s’engager dans des processus de participation c’est leur demander de bien maîtriser ces différents niveaux de compétence et de savoir que leur intervention a un poids qui est a moduler en fonction du degrés de proximité de la décision. Un citoyen qui se mobilise localement est un meilleur citoyen pour la démocratie nationale et l’apprentissage de la participation au niveau local irrigue de façon bénéfique tout le corps de la société, toutes les formes de relations sociales.
66 Le pouvoir horizontalement
Désormais les responsables des collectivités, des administrations, devront peu à peu apprendre à co-construire l’ensemble des décisions, avec les habitants et cela pour chaque événement. Aucun des domaines de la vie ne sera épargné par cette nécessité, de la gestion des menus de la cantine du quartier à l’établissement d’une politique culturelle à l’échelle d’un territoire, en passant par les problèmes liés au bruit ou à l’élaboration d’un budget : c’est l’ensemble des domaines de la vie qui devront être embrassés de manière différente, partagée, collégiale. Il ne s’agit pas de « ramener » les gens aux urnes par cette nouvelle approche ou de les « réconcilier » avec les politiques. Il s’agit maintenant de prendre en compte, d’envisager globalement tout le panel de la citoyenneté en incluant, aussi les « non » : non-inscrits, non-votant, non-exprimés, non-majoritaires…Les élections après avoir été, en particulier à La Réunion, le temps fort de la relation entre les institutions et la Multitude n’en seront plus qu’un des épisodes. Il ne sera bientôt plus question de la victoire d’un camp contre l’autre, de la dictature d’une majorité contre la minorité. La mise en pratique systématique du principe de subsidiarité et d’évaluation permettra aux élus et aux responsables d’avoir une approche différente des responsabilités qui s’exerceront non plus verticalement, de haut en bas, mais horizontalement, en réseau. Toujours penser le changement, l’utopie, ne jamais y renoncer, mais à des niveaux d’actions pertinents.
67 Représentation contre démocratie
Nous vivons dans le cadre d’une « démocratie restreinte ». Restreinte à la représentation. Il ne s’agit donc pas, pour nous, de redonner un peu de jeunesse à la démocratie représentative en lui donnant un peu de sang neuf avec la démocratie participative. La démocratie représentative c’est la main droite du libéralisme en économie, et tempérer la représentation par la participation c’est s’assurer aussi que le système économique ne dérive pas vers l’ultra-libéralisme et ses travers. De même que le capitalisme sauvage exerce sa domination sur les travailleurs, de même le système de démocratie représentative cherche, en dehors des élections, a constamment écraser les citoyens et l’expression de la volonté générale. Cette expression est bâillonnée, écrasée, brimée, asservie, quelquefois humiliée. Or c’est de la démocratie participative, des réunions, des forums, des concertations, d’une définition construite de l’intérêt général que doit procéder la représentation. Mais le combat de la participation contre la représentation est inégal, c’est le combat de la multitude inorganisée contre les élites organisées.
Inexorablement la force de la légitimité, la puissance constituante, qui est le propre de la multitude gagne du terrain. À mesure que s’élève le niveau d’éducation et de conscience, s’effondre un peu plus l’arbitraire de la représentation , de cette aristocratie de porte-parole professionnels que sont devenus les élus. Il faut plaider pour une démocratie différenciée, selon le niveau décisionnel requis. Il est aussi absurde de convoquer le Peuple de France pour établir les repas d’une cantine de quartier qu’il est absurde de demander à chacun de se prononcer sur chaque décision de l’ONU.
68 Réforme et démocratie
Une vraie réforme ne peut déboucher que sur la démocratie participative en tant que forme de gouvernement, et réciproquement, l’objectif d’une vraie démocratie ne peut qu’être la transformation de la société. Une vrai réforme est essentiellement démocratique et la démocratie c’est nécessairement la réforme. Réforme et démocratie sont les deux faces d’une même pièce, ils se déterminent mutuellement dans le cadre d’un processus vivant et continu. Le fait que la réforme n’ait pas débouché sur la démocratie est l’argument principal des conservateurs pour justifier leur refus du mouvement et de la démocratie. Le XX° siècle et ses errements ne marque pas le début de la fin pour les forces de l’espoir, mais la fin des faux espoirs. Ainsi a-t-il été mis un terme à la phase primitive, infantile, du soi-disant socialisme réel avec la démembrement de l’URSS. Les échecs systématiques des autres systèmes ne constituent en rien des vérifications, ne sont pas des certificats de bonne conduite de l’ultra-libéralisme. La chute du mur de Berlin prononce la condamnation définitive de fausse issues pour le genre humain et annonce dans le même temps la naissance de l’exploration d’autre voies. De même que la guerre en Irak a commencé quand Washington annonça qu’elle était terminée, la fin de l’Histoire annoncée par les sociologues néo-libéraux est en réalité son commencement. La solidarité des Multitudes face à la barbarie détruit les frontières. Toutes les frontières. Dans tous les sens. De toutes les façons.
La démocratie et transformation sociale
Par le passé c’est le socialisme, le communisme qui ont fourni les outils du progrès social. La démocratie était passée sous silence parce qu’elle était considérée comme naturellement engendrée par ces deux idéologies.
On sait ce qu’il en est advenu. La démocratie, qui allait « de soi », qui devait découler du socialisme réel fut foulée aux pieds.
Les idéologies issues du marxisme et les espérances qu’elles avaient portées ont été brutalement dévaluées au moment de l’effondrement du bloc soviétique. Face aux espoirs déçus, à la dévalorisation des anciennes références et à la débandade qui s’en suivit, une partie de la gauche s’est retrouvée sous l’étendard improvisé de l’ anticapitalisme.
Avec la fin précipitée des modèles marxistes et faute de pouvoir disposer immédiatement d’une argumentation conceptuelle de remplacement, c’est l’anticapitalisme qui est utilisé comme idéologie de secours et on veut lui faire jouer le rôle de moteur de la transformation sociale.
Mais se dire anticapitaliste c’est se définir par rapport au seul capitalisme or on sait bien maintenant que l’oppression peut prendre beaucoup d’autres visages.
En réalité la plupart de ceux qui se disent anticapitalistes sont actuellement incapables de dessiner les contours de la société de rechange pour laquelle ils se battent et c’est par défaut que pour militer ils se réfugient à l’abri de la bannière de l’anticapitalisme.
Pour transformer le monde dans lequel nous vivons, il ne faut pas se positionner seulement en critique de ce qui existe mais par rapport monde que l’on veut construire. Enfin placer la demande d’un nouveau monde sous la bannière de l'anticapitalisme, c’est encore une fois empêcher l’émergence de la revendication de démocratie.
En effet, comme avant, encore une fois, on essaye de faire apparaître la démocratie comme un produit qui va naturellement dériver des luttes sociales.
Or nous savons, par expérience, que ni le communisme, ni le socialisme, ni le capitalisme ni même l’anti-capitalisme ne produisent naturellement la démocratie et que tour à tour ils ont porté les dictatures les plus sanglantes.
Les combats anticapitalistes en subordonnant, comme par le passé, la lutte pour la démocratie ne font que la nier et empêcher son avènement.
Aujourd’hui il est décevant de voir que ceux qui continuent à nier la démocratie comme moteur de la transformation, ce sont les mêmes qui ont jusqu’au bout soutenu les expériences de socialisme « réel ».
Le combat pour la démocratie n’est soluble dans rien et rien ne peut s’y substituer.
Faire de la démocratie la clé de la construction du monde de demain c’est rétablir nécessairement la prééminence du politique sur l’économie.
Permettre aux gens de faire des choix, par eux mêmes, pour eux mêmes, c’est faire entrer enfin la politique dans chaque instant de la vie, et c’est possible, ici et maintenant.
Il ne s’agit plus seulement de l’appropriation des moyens de production mais de la ré-appropriation totale de la chose publique.
Il faut en finir avec les vieilles lunes et arrêter de s’imaginer que le capitalisme produira les conditions objectives de son propre renversement…qu’il finira inéluctablement par disparaître après un stade suprême et un grand soir à la suite duquel viendront comme par magie les conditions et la forme de l’émancipation et donc de la démocratie.
La démocratie ne découle pas automatiquement du renversement d’une oppression.
Au contraire, c’est la démocratie qui bouscule et renverse les oppresseurs qu’ils soient capitalistes, ou anti capitalistes…
Se placer du point de vue de la démocratie c’est réfléchir en dehors des systèmes et c’est permettre la transformation sociale sans retomber dans les errements du passé.
Notre société doit enfin reconnaître le caractère irréductible du fait démocratique et en faire le cœur de la réforme. Il est vrai que la démocratie a toujours fait peur… à ceux qui sont dans une démarche de domination. C’est pour cela qu’elle doit être désormais envisagée comme le moteur même de la transformation sociale.
69 Extension du domaine de la démocratie
Avec le temps une décision ne sera perçue comme pertinente par le citoyen que si elle apparaît comme co-construite. Ainsi lorsqu’une décision est prise, si on veut qu‘elle soit perçue comme légitime il faudra désormais cumuler deux légitimités. Celle traditionnelle de l’instance qui prend cette décision et la légitimité que lui aura donné son mode de construction. C’est la participation des citoyens à l’élaboration d’une décision qui va finir de lui donner sa légitimité pleine et entière.
Il ne s’agit donc plus, pour changer les choses, de changer d’élus ou de gouvernement, mais de changer le mode d’exercice du pouvoir. Comment redonner de la légitimité a l’action publique, au-delà de celle issue du système de l’élection qui n’est qu’une des pièces du château de la Démocratie.
Changer le mode d’exercice du pouvoir localement, dans une commune par exemple, c’est concevoir un mode de gouvernance qui dissocie l’exécutif du législatif. Ce qui veut dire concrètement que les conseillers municipaux, à l’image des députés, devraient être élus non plus par un scrutin de liste mais uni-nominalement ce qui leur assureraient une plus grande indépendance vis-à-vis de l’exécutif qu’est le maire.
Changer le mode d’exercice du pouvoir, c’est aussi créer les conditions réglementaires pour que les citoyens aient accès à des espaces de discussions et de délibération à chaque fois qu’il y a un bien commun à gérer.
Il y a une nouvelle boîte à outils démocratique à mettre en place, destinée à permettre la systématisation de l’échange entre élus, techniciens et citoyens.
Désormais, la compréhension des enjeux, l’adhésion des citoyens à l’action publique dépend principalement de leur participation aux choix qui sont faits et marginalement de la délégation qu’ils ont pu donner au moment d’une élection.
Les élus qui sont les représentants du peuple doivent comme auparavant s’assurer du bien fondé de leurs actions, mais ils devront aussi dorénavant se consacrer au mode de construction de l’action publique et, en particulier, ils devront s’assurer de la participation effective des gens à cette construction.
Nous entrons dans une phase d’extension du domaine de la démocratie et c’est cette extension qui fondera la légitimité de l’action publique. Les élus se re-légitimeront en devenant les organisateurs, les garants de l’action publique négociée.
70 Gestion participative
Nous vivons un temps où l’autocratie est la règle et la consultation, la démocratie l’exception.
Comment une organisation centralisée comme l’administration française peut-elle se réformer suffisamment jusqu’à devenir un instrument démocratique efficace au service de la démocratie ? Le caractère non démocratique de l’organisation administrative actuelle s’est construite aux siècles précédents sur le mode de la conformité à l’organisation générale de la société qui était copiée sur le modèle autocratique.
Aujourd’hui, quelle forme de démocratie appliquer à l’intérieur d’une organisation pyramidale telle que peuvent l’être les administrations de notre pays ?
La co-gestion, lorsqu’elle a pu trouver un commencement de réalisation, n’a fait qu’associer les super structures syndicales et patronales aux décisions. Or ce dont il s’agit, pour nous, c’est d’installer la participation à tous les échelons de l’administration.
La réduction des rigidité hiérarchiques est possible par la mise en place d’un enchaînement de procédures qui aboutissent finalement à construire une société toujours plus démocratique.
À terme, la mise en œuvre des nouvelles formes de démocratie va se faire dans tout le champ des organes de décision des administrations à l’entreprise, en passant par les organisations associatives, syndicales…
71 Bombarder les quartiers généraux
Comment à la fois faire le constat que les gens ont changé, que leur désir de démocratie n’est pas contournable, que leur capacité à appréhender, à comprendre, à analyser le monde dans lequel ils vivent est radicalement différente de celle qu’elle a pu être il y a quelques dizaines d’années, comment faire ce constat sans voir et prendre en considération que cette analyse s’applique aussi aux fonctionnaires des structures qui ont la charge d’administrer ces nouveaux citoyens ? Alors bien sûr, les administrations à tous les niveaux doivent profondément se transformer de l’intérieur et se démocratiser pour pouvoir mieux prendre en compte la demande des administrés. La mise en place d’une véritable démocratie participative ne peut se réaliser pleinement par l’intermédiaire de structures autocratiques. Ce qui veut dire que l’objectif de la participation des citoyens est incompatible avec la permanence de structures, communales, régionales, départementales, étatiques dont le fonctionnent ne serait pas lui même participatif. Il doit y avoir adéquation entre les valeurs du projet de démocratie participative et les valeurs internes des outils administratifs concernés sous peine de tomber dans les effets d’annonces et les affichages. L’un des enjeux majeurs de la démocratie participative réside donc dans la capacité des élus et des responsables à se remettre en cause, à faire évoluer les structures de gestions qui sont en charge des affaires et qui on la responsabilité de l’intérêt général et du bien commun. Concrètement il faut mettre en place les outils permettant d’associer de plus en plus étroitement les fonctionnaires aux processus décisionnels à l’intérieur même de l’administration où ils évoluent. C’est la condition nécessaire de leur responsabilisation et de leur implication dans le processus externe de participation.
72 La démocratie dans l’entreprise
« … si une révolution consiste à changer profondément ce qui est, notamment en ce qui concerne la dignité et la condition ouvrières… je ne suis pas gêné dans ce sens-là d'être un révolutionnaire… De GAULLE 07.06.1968
En 1969 le Président de la République à provoqué un référendum sur la question de la Participation. C’est le « non » qui l’emporte en regroupant la gauche qui souhaite en finir avec l’époque gaulliste et une partie de la droite conservatrice, tétanisée par l’audace des propositions contenue dans la réforme. De Gaulle qui est un personnage atypique dans le paysage politique français et qui est pétri de méfiance à l’égard des partis, n’a jamais caché qu’il souhaitait, dans l’entreprise, voir les ouvriers participer aux responsabilités, aux bénéfices et au capital. Tout ce qui nous paraît naturel et normal aujourd’hui dans le monde du travail a souvent été considéré comme « révolutionnaire ». Le droit du travail est construit autour de conquêtes qui on souvent été marquées inutilement par le conflit et l’affrontement.
Aujourd’hui, l’Entreprise faisant appel de plus en plus à des salariés « intelligents » a inventé la précarité pour rendre difficiles les mobilisations et retarder la participation des ouvriers et des employés à la marche de leur outil de travail.
Ce ne sont là que des manœuvres de retardement. L’Entreprise ne peut rester en dehors de la marche du temps et la démocratie participative qui envahit peu à peu la sphère publique ne pourra rester longtemps aux portes du monde du travail.
73 La contre-expertise des collectivités
Décentralisation, principe de subsidiarité, évaluation, démocratie participative sont des approches possible de la résolution de la crise politique que traversent les structures de l’Etat. En France et donc en particulier à la Réunion, ces approches doivent se compléter par l’encerclement progressif des insuffisances des services de l’Etat. Les collectivités locales, regroupées, peuvent disposer d’une vraie capacité, suffisante pour s’entourer des compétences juridiques nécessaires à la défense des droits des Réunionnais. Alors que traditionnellement c’est l’Etat qui contrôle les collectivités territoriales, il existe désormais la possibilité pour les collectivités locales de France d’évaluer, de contrôler juridiquement et de contester, s’il y a lieu, les performances des services de l’Etat. La stratégie de la tension qui est exercée par l’Etat de façon très lourde dans les régions et en particulier à la Réunion, peut être retournée contre lui puisque les juridictions administratives de la nation sont indépendantes et qu’elles peuvent être saisies par tous, du simple citoyen à la collectivité locale qui s’estime lésée. La contre-expertise systématique des actes de l’Etat, par une coalition de collectivités locales, par un collectif citoyen, peut dessiner un paysage et un rapport de force rééquilibré, en tous cas plus favorable aux intérêts et à l’épanouissement des gens. Ici comme en métropole, ces combats vont permettre aux populations de s’installer progressivement dans une décentralisation effective. C’est dans les plis de la loi, les lectures à contre-jour, que résident la liberté et le développement. Le maillon faible des chaînes de l’État se situe au niveau où les collectivités et la multitude de la Réunion sont les plus fortes.
Il n’y a rien à attendre venant de « l’en haut ». C’est au niveau local que naîtront les mouvements qui, un jour, s’épanouiront au niveau national et international.
III) La libération
A) Les outils du local
74 Décentralisation, identité, diversité
La construction de l'Etat en France s'est accompagnée d’une volonté politique de créer une communauté d’hommes et de femmes égaux. Il a donc fallu au moment de la Révolution Française gommer les particularismes locaux qui avaient souvent été les instruments de l’oppression au service de l’Ancien Régime. Ces particularismes régionaux étaient la source de profondes inégalités entre français et tout cela était en totale opposition avec les idéaux égalitaires des révolutionnaires.
Comment comprendre la montée du local, la revendication identitaire, la demande de décentralisation à une époque de mondialisation de la culture et des flux d'échanges. On pourrait considérer comme paradoxale la montée en puissance des territoires, des commune, des localités, des quartiers.
Il est vrai que ces phénomènes locaux surgissent à un moment où il est devenu possible, concrètement, de vivre d’exister sans connections, sans attaches, sans racines avec un quelconque territoire. C’est devenu possible parce qu’ aujourd’hui, on peut se déplacer facilement et recueillir l’information de partout
Dans les milieux urbains en particulier, la vie en société, le besoin d’être relié à d’autres gens peut se réaliser au-delà de l’endroit où l’on se trouve.
Le plus souvent les gens se rencontrent se fréquentent, vivent ensemble au travers de ce qu’ils font et plus du tout au travers de l’endroit où ils sont.
Pour trouver sa place il est important d’être intégré à des réseaux, que ce soit des réseaux de travail, de loisirs… L’endroit, le sol, la terre qui étaient les lieux de la vie sociale, ne sont plus utiles.
À la fois les gens ont cru qu’ils pouvaient vivre totalement déconnectés du local et à la fois on les a persuadés que localement on n’avait plus besoin d’eux.
Beaucoup de maux de notre société ont pour origine cette double faute. Faute des citoyens bien sûr qui ont cru pouvoir vivre en « suspension » et faute du système qui en a profité pour chasser hors du local ces mêmes citoyens.
Il est devenu urgent de mettre fin à ces dérives en ré-ancrant les gens dans leur aire de vie et en leur donnant la possibilité de maîtriser leur destin.
Dans le cas de la Réunion, un des enjeux majeurs des prochaines années sera de permettre à tous de se réapproprier leur île, en leur rendant le pouvoir de l’aménager et de la protéger. C’est un enjeu majeur à l’échelle individuelle mais aussi au niveau collectif. L’attachement à notre île est le seul support sur lequel nous pouvons nous appuyer pour continuer à construire à protéger et à sauvegarder la diversité réunionnaise. Les Réunionnais sont très attachés à leur île et en même temps, d’une certaine façon, les racines de tous les Réunionnais sont hors de la Réunion.
Dans un contexte global où l’identité des gens va de plus en plus se construire à partir de ce qu’ils font et de moins en moins de l’endroit où ils sont, il y a une plus grande obligation à redonner du sens au pouvoir du citoyen d’agir sur son environnement.
75 Les assemblées participatives
Il existe actuellement des obligations légales en matière de participation des citoyens à un certains nombre d’instances d’information et de débats en particulier lorsque de grands projets sont programmés.
Ces instances ont été rendues pérennes et obligatoires dans le cadre des relations entre les consommateurs et les services publics payants : eau assainissement, restauration scolaire…
Ces instances permettent la transparence du fonctionnement administratif, garantissent l’accès à l’information. Elles doivent être densifiées dans leurs aspects représentatifs et décisionnels et généralisées.
Il est désormais nécessaire d’installer de véritables outils de concertation entre les usagers et l’administration sur l’ensemble des services offerts au public.
Ainsi les installations sportives, les espaces culturels… devront à terme être gérés en partenariat avec leurs utilisateurs dans le cadre d’organismes de concertation.
Par ailleurs, la loi a permis la création de conseils de quartiers. Il est regrettable que le législateur ait négligé de leur affecter des fonctions réglementaires et ait permis de les contourner sans difficulté.
Avec le temps, ces conseils seront de plus en plus représentatifs du quartier seront amenés à fonctionner sur un mode budgétaire autonome sur la base de ce que l’on appelle les « droits de tirage ».
À côté des conseils de quartiers et des commissions consultatives des services locaux, il est devenu indispensable de constituer des commissions thématiques comme le conseil des sages, des jeunes, des handicapés… qui, sur des sujets plus particuliers, sont à même de donner une sensibilité, un avis autorisé.
76 Les fonds participatifs
Les aspects financiers ne peuvent être dissociés de la démarche participative sous peine de la vider de tout sens. Il existe actuellement deux approches complémentaires, fonctionnelles, qui permettent de mieux associer les contribuables aux dépenses et recettes qui sont réalisées par la collectivité.
D’abord, les conseils de quartiers peuvent accéder à des fonds ou enveloppes financières qui leurs sont allouées en début d’exercice budgétaire par la collectivité. Ces droits de tirages qui visent en général de petits investissements sont réalisés suivant des modalités précises de façon à ce que la gestion des finances publiques restent encadrées.
Ensuite le budget participatif qui doit devenir un outil de gestion au service de tous.
Il permet à chaque citoyen qui le désire de participer à l’élaboration du budget de la collectivité concernée. Le budget participatif est un outil démocratique parce qu’il questionne directement le partage du pouvoir.
Dans le budget participatif, ce ne sont pas seulement les techniciens ou les dirigeants qui tranchent, c’est la population elle-même qui, au travers de différents mécanismes, de consultations et de décisions, participe à la définition du montant des recettes et des engagements financiers, décide des investissements et des priorités.
Les majorités d’assemblées cessent progressivement d'être les seuls propriétaires des intérêts collectifs, car elles vont déléguer à l'ensemble de la population le droit d’exister dans le processus d'élaboration des décisions qui touchent à sa vie sur le plan politique et économique. À terme, la population va entrer dans un rapport de cogestion avec les élus et l’administration. Le budget participatif repose sur une mise en valeur du savoir populaire. L'expérience de Porto Alegre démontre qu'il est possible pour de simples citoyens de contribuer, avec les experts, à l'exercice de prise de décision à partir de leur connaissance intime de la réalité de leur quartier.
Il s’agit pour les élus d’entrer dans une procédure d'autolimitation de leur pouvoir et une posture intellectuelle de confiance dans les ressources citoyennes. Il s’agit, par la mise en place de ces mesures, de mettre un terme à ce qui a pu apparaître souvent dans les anciennes pratiques du pouvoir comme relevant de l'unilatéralisme despotique.
77 Sondages et jurys citoyens
L’irruption des sondages dans la vie publique est un phénomène relativement récent. La démocratie existait déjà bien avant leur entrée sur le devant de la scène. Ce ne sont pas des instrument essentiels au développement de la démocratie même s’ils peuvent être des outils utiles et pratiques dans l’exercice de la démocratie de proximité et de la participation.
À grande échelle, ils sont trop souvent utilisés pour formater l’opinion publique et ils participent ainsi à cette entreprise générale de contrôle de la société.
En effet, les sondages sont sensés nous dire ce que nous pensons mais en réalité ils nous disent aussi ce qu’il faut penser pour ne pas se désolidariser du groupe majoritaire.
Cependant il faut bien constater que la technique du sondage est désormais au point et qu’incontestablement les sondages sont à un moment précis un moyen objectif de connaître l’état de l’opinion.
Dès lors pourquoi se priver de ce mode de connaissance pour s’approcher de ce que pensent les gens, avant de finaliser les décisions qui les concernent.
À partir du moment où l’outil sondage sera utilisé en dehors du contrôle de la sphère marchande, alors il se révèlera être un outil précieux au service de la démocratie.
À n’en pas douter, les prochaines années verront s’installer une Haute Autorité indépendante, chargée de mettre en œuvre des sondages issus d’une commande publique, avec un encadrement et des obligations.
De même qu’il est admis par tous que soient mises en œuvre les Enquêtes Publiques pour certains projets, de même on verra bientôt se mettre en place des procédures de Sondages Publics.
Le principe des jurys citoyens s’inspire de ce qui se pratique dans le système judiciaire. On considère qu’un groupe de citoyens tirés au sort est susceptible, après des discussions argumentées et une information la plus complète possible de constituer un rapport citoyen et de dire leur opinion, ce qu’il convient de faire ou de décider pour défendre l’intérêt général dans l’affaire dont ils ont été saisis.
En fait ces jurés se retrouvent un instant et sur un sujet précis dans la position des élus qui après une présentation des services administratifs doivent prendre une décision.
La partie argumentaire distingue radicalement la procédure dite des jurys citoyens des sondages, questionnaires et autres qui eux ne font que recueillir une opinion « brute ».
78 Responsabilité individuelle et collective
Nouri pas lo vèr pou pike out kèr !
Par la consommation individuelle, nous sommes souvent contraints de relayer les politiques des multinationales, néfastes pour le devenir de La Réunion et contraires à nos propres engagements pour la planète. L’achat de biens de consommation, notoirement fabriqués par des sociétés connues pour exploiter les populations de régions entières du globe, est un acte politique. Mais si la consommation est le plus souvent un outil d’oppression au service des Élites, elle peut tout aussi bien se retourner et devenir une arme entre les mains des Multitudes.
Par leur mode de gestion, tous les groupes humains, toutes les institutions, toutes les collectivités territoriales de l’île, s’inscrivent, par chacun de leurs actes, sans échappatoire possible, dans le combat de la Multitude pour les véritables intérêts de l’île. Pour une collectivité réunionnaise, la décision d’affermer des services liés à des biens naturels à de grandes firmes transnationales est un acte politique contraire aux intérêts de la Multitude. Chaque fois qu’une collectivité passe des contrats avec des firmes multinationales, elle se met en faute au regard des intérêts de La Réunion. La loi, telle qu’elle existe, permet aux collectivités de gérer les biens et les services essentiels à partir du point de vue de la Multitude. Par exemple en utilisant totalement le cadre et les moyens de l’économie mixte.
* * * * *
- On dit souvent que le boycott d’une marque pour des raisons éthiques ne fonctionne pas, du moins en France.
C’est une affaire d’éducation. Notre génération n’a pas été éduquée à la consommation. Elle n’éduque donc pas ses enfants. C’est dommage, car le boycott peut être une arme entre les mains des consommateurs. J’ai toujours en mémoire quelqu’un, qui se reconnaîtra dans ces propos, qui dans les années 70 refusait de manger des oranges venant du pays de l’apartheid, il faisait cela dans l’indifférence et l’incompréhension…combien a-t-il fallu de micros décisions de ce genre pour faire tomber ce régime, et quelle est celle qui finalement, par « effet papillon », à déclenché la tempête finale ? Je me plais à croire que c’est lui, le boycotteur d’oranges qui finalement est à l’origine de la nouvelle Afrique du Sud…
- Les collectivités peuvent-elles tout gérer par l’économie mixte ?
L’économie mixte présente les avantages d’un fonctionnement sur le mode privé tout en étant effectivement dirigée par la puissance publique. On évite deux écueils, celui d’une trop grande fonctionnarisation des outils et celui de voir l’entreprise se focaliser sur le profit en oubliant l’intérêt général et le service dû au public.
Les collectivités peuvent et doivent progressivement ramener dans le service public ce qui a pu leur échapper en particulier quand ce sont des multinationales qui se sont emparées des marchés de service.
Il suffit de le vouloir. C’est une question de politique, au sens noble du terme.
79 Un parc national sans les Réunionnais ?
Renoncer à la diversité c’est, en particulier à la Réunion, renoncer à la survie pour soi-même et pour les autres. Transmettre à nos enfants un monde diversifié, c’est donc transmettre des possibilités de vie supplémentaires.
A la Réunion, l’acceptation de la diversité dans la nature comme gage de survie, répond à l’acceptation de la diversité des hommes et de leurs cultures.
Du point de vue de la sauvegarde des espaces naturels de la Réunion, il faut bien admettre que des mesures de protection doivent être prises.
Mais le respect de la diversité ne se décrète pas. Quand il s’agit de la diversité des hommes ou de la diversité des milieux, vouloir les protéger est un projet qui est inséparables de la connaissance, de l’instruction.
Le pari de la diversité, c’est aussi le pari de faire connaître, faire aimer, faire partager, faire respecter la différence. Cela est vrai pour les hommes et leurs cultures, cela est vrai aussi pour notre environnement.
Si on ne fait pas connaître les milieux fragiles de la Réunion, si on ne fait pas partager la nécessité de les protéger, si on ne les fait pas respecter ces espaces finiront par être dégradés, malgré toutes les interdictions et l’on s’épuisera à vouloir les maintenir en l’état.
Ainsi le pari de la diversité est intimement lié à l’exercice d’une démocratie vivante. En effet si la diversité produit de la richesse, la diversité exige pour durer, la participation de citoyens responsables.
Il ne s’agit pas de protéger pour protéger, il s’agit de dire pourquoi on veut le faire, quel est le sens de cette protection et au-delà de faire en sorte que les gens se l’approprient.
Cette nécessaire prise en compte d’un partenariat entre l’administration, les élus et la population, dans l’élaboration des décisions à prendre pour protéger les espaces sensibles de la Réunion, intervient dans le contexte d’une crise de la représentation.
Les citoyens votent moins et simultanément ils demandent plus. Ils ne participent pas aux élections, mais ils ne veulent plus être des usagers passifs, ils sont même de plus en plus réactifs, plus consommateurs et plus désireux de faire entendre leur voix.
Les élus sont contestés dans leurs fonctions de représentation. Ils sont contraints pour prendre en compte les évolutions de la citoyenneté de chercher de nouvelles pistes de légitimité en faisant, par exemple, des appels de plus en plus fréquents à la société « civile » .
On fait de plus en plus appel à la responsabilité des fonctionnaires, mais ils sont déstabilisés par les mutations de leurs métiers au sein d’une administration françaises qui fonctionne encore sur un mode despotique.
Cette triple crise a une conséquence immédiate : aucun homme politique, aucun responsable administratif, aucune commission, aucune assemblée, ne peut se prévaloir d’une quelconque légitimité qui l’autoriserait à sanctuariser la quasi totalité de la Réunion.
Encore une fois on peut constater que c’est depuis paris que l’on aménage notre territoire sans consulter les Réunionnais, sans tenter de leur faire partager une décision d’une telle importance.
Il est devenu banal de dire que la Réunion étouffe sous l’empilement de nouvelles contraintes réglementaires, que chaque administration de passage fait peser sur elle, sans vision d’ensemble, sans plan d’aménagement général.
Chaque fonctionnaire en partance « gèle » sans concertation des pans entiers du territoire si bien que l’homme n’aura bientôt plus sa place sur cette île.
Bien évidemment le résultat de ces foucades est à l’opposé de celui qui est recherché et la diversité des territoires que l’on devrait protéger est actuellement en grand danger de disparition.
Dans le cas de Mafate, on voit bien les dégâts irrémédiables qui ont été commis, et la situation inextricable qui a été construite parce que des services autonomes se sont arrogé le droit d’aménager ce territoire sans concertation, sans jamais consulter les Réunionnais.
Comment faire pour que sur la question vitale de la protection de la diversité, comment faire pour que le citoyen redevienne la source de la souveraineté et ne soit plus considéré comme un simple administré, « inculte et contournable » ?
Comment après le temps du citoyen qui vote, comment faire venir le temps du citoyen partenaire, à qui on demande d’intervenir sur le destin de son île ?
Comment est-il possible pour les assemblées électives et pour l’administration de l’Etat d’exercer différemment le pouvoir, les responsabilités dans cette affaire précise ?
Comment trouver de nouveaux dispositifs, des outils originaux, un ensemble de moyens, un processus de coopération entre la population et les institutions pour faire émerger, ensemble, un projet de protection des terres intérieures ?
Il aurait fallu faire le pari qu’une participation citoyenne accrue produira une gestion plus efficace des espaces sensibles de l’île.
Il aurait fallu avoir, sur des sujets de cette importance, la volonté de retourner aux sources de la légitimité du pouvoir et restituer au peuple souverain ses droits fondamentaux.
La consultation des Réunionnais est un instrument de lutte contre la tendance moderne à tout décaler vers le haut et à dessaisir les citoyens de la maîtrise de leur destin.
Les assemblées élues, les administrations, doivent parfois cesser de considérer qu’elles sont les seules propriétaires des intérêts de la Réunion, en rendant à l'ensemble de la population le droit d’exister, dans une décision qui va concerner une si grande partie du territoire, pour un temps aussi long.
A terme, l’objectif est de pouvoir faire entrer la population dans un rapport de cogestion avec les élus et l’administration en particulier sur ce sujet qui touche au cœur même de la Réunion et de sa culture.
Il est possible pour de simples citoyens de contribuer, avec les experts, aux prises de décisions, à partir de leur connaissance intime de la réalité de leur île.
Les décisions d’aménagement qui doivent être prises ne peuvent l’être sans l’accord formel des Réunionnais et des Réunionnaises.
III) La libération
C) Le mal a de l’avance
80 Production de marge
Il existe toujours un différentiel entre l’instant où un système d’organisation de la société se met en place et le moment où se découvrent ses failles. Ce sont dans ces fissures que se glisse l’oppression. Quand vient le temps où les abus se révèlent au grand jour les correctifs sont apportés par la loi. Ainsi en a t’il été de la réglementation concernant les conditions travail. Elles se sont humanisées sous la pression sociale. Mais il faut observer qu’il y a toujours de nouvelles marges qui se dégagent pour l’oppression parce qu’elle est le fait d’individus ou de petits groupes réactifs et dynamiques et qu’ainsi elle dispose toujours d’un « coup d’avance » sur le système de correction. Les ajustements sont apportés par la loi qui elle est le fait de la majorité de la société et donc lourde a mettre en oeuvre. La marge où se niche l’oppression s’amenuise, se transforme ou se creuse en fonction du temps qui aura été nécessaire à la société pour en prendre toute la mesure et apporter les réglementations nécessaires. Mais le temps de gestation utile à la prise de conscience et à la mise en œuvre de nouvelles lois est mis à profit par les tenants de l’oppression pour inventer déjà les nouvelles formes d’exploitation. Il existe donc structurellement un décalage entre la production de « niches » d’oppression et leur comblement. Les métamorphoses des modes d’oppression d’exploitation précèdent les métamorphose des organisations de résistance. La vitalité de la société, sa diversité, son intelligence va permettre de réduire les inégalités en acculant les Elites à une production accélérée de « niches » plus en plus provisoires et précaires, par une stratégie de tension législative et réglementaire permanente ce qui aboutit à réduire les temps et les marges d’abus.
81 Naissance du capitalisme mondial
« …nous avons un processus de mondialisation analogue a ceux qui ont constitué hier au XX° siècle les économies nationales. Malheureusement, nous n’avons pas d’Etat mondial responsable envers les peuples de tous les pays pour superviser le progrès de la mondialisation comme les Etats Unis et d’autres grands Etats ont guidés ceux de la « nationalisation ». Notre système c’est une gestion mondiale sans gouvernement mondial. » J. Stigliz La grande désillusion.
Nous assistons au niveau mondial la naissance, les premiers balbutiements et donc les errements du capitalisme global. Nos ancêtres au début du XIX° siècle ont vécu une période semblable, celle du capitalisme naissant au niveau des nations. Ce sont les luttes des ouvriers et pour finir la révolte de la société toute entière qui ont contraint le capitalisme et qui l’ont apprivoisé jusqu’à le rendre fréquentable. Notre génération et sans doute les suivantes seront confrontées à cette nécessaire domestication du capitalisme global qui en est encore a son stade primitif avec son cortège d’abus, d’excès de maltraitance et d’injustices .
Viendra le jour, par exemple, où les revendications de taxation des flux financiers, de taxation des changes sur les monnaies…qui semblent à la fois nécessaires, justes, équitables et en même temps inaccessibles apparaîtront comme naturelles et incontournables même à ceux à qui elles seront imposées car ils n’en contesteront plus leur existence mais leur montant.
82 Le capitalisme a toujours perdu
En réalité, le capitalisme a toujours perdu et ce sont les prolétaires qui ont gagné, bien sûr pas comme il l’avait pensé ou espéré, sous la forme flamboyante du grand soir et du partage des bien de production, mais sous la forme de son dépouillement progressif.
Les parlements élus au suffrage universel ont peu à peu fixé les normes, les limites imposé des entraves aux pouvoirs sans fins de ceux qui détenaient la propriété agricole, industrielle, financière ou foncière.
Les lois sur les conditions du travail, de l’embauche au licenciement, sur les accidents du travail et la maladie, sur les droits des locataires et des métayers, sur l’imposition ont marqué à chaque fois de nouvelles frontières. A chaque fois ceux qui étaient l’objet de ses contraintes avaient prévenus que la machine économique ne supporterait pas ces nouvelles limites et cependant à chaque fois ils ont survécu et se sont adaptés. La victoire du prolétariat est telle, que l’on voit le capitalisme contraint a s’extraire du cadre strict des Etats Nations pour aller se réfugier à l’échelle du monde. Le cadre des contraintes des lois et des règlements sont devenus trop strict à l’échelon local et le capitalisme dans sa forme brut doit désormais fuir, chercher refuge dans ce qui est encore une jungle inexpugnable : le marché mondial. Mais le destin des jungle c’est de devenir savanes… Aujourd’hui nous vivons au niveau mondial la naissance, les premiers balbutiements, et donc le moment des plus grands errements, du capitalisme global que rien ne contraint. Nos ancêtres au début du XIX° siècle ont vécu une période semblable, celle du capitalisme naissant au niveau des Etats Nations. Ce sont les luttes des ouvriers et pour finir la révolte de la société toute entière qui ont contraint le capitalisme, l’ont acculé dans ses derniers retranchements et qui l’ont apprivoisé jusqu’à le rendre fréquentable.
Il y aura un jour, un gouvernement mondial démocratique, et ce jour la le capitalisme dans sa forme barbare aura disparu.
83 Le marché et la démocratie
Le marché et la démocratie se nourrissent également de la liberté individuelle et l’un se nourrit de l’autre.
C’est la démocratie qui, mieux que tous les autres régimes, peut garantir la mise en place de règles pour le droit de propriété, la production et le commerce. La démocratie renforce donc le marché, mais le marché à son tour renforce la démocratie en permettant à chacun de gagner librement sa vie.
Mais le marché est toujours plus fort que la démocratie. Et, traditionnellement, ce sont les États qui veillent au rétablissement constant de l’équilibre. Plus un gouvernement sera démocratique, plus la veille sera assurée. Le problème, c’est que ce pouvoir de régulation échappe de plus en plus aux États Nations, puisque l’espace du marché est lui-même devenu planétaire. Cette « compétence » de régulation marché/démocratie est de plus en plus transférée à l’échelon mondial. Or, nous savons qu’à cet échelon-là, il n’y a pas encore de démocratie.
Tendanciellement, le marché va gagner du terrain sur la démocratie. Ce qui veut dire concrètement que ce qui est gratuit aujourd’hui encore va peu à peu devenir payant. Et de plus en plus cher.
Pour employer une image, on pourrait dire que le capitalisme, à l’échelle du monde, est actuellement sans frein. Comme il a pu l’être à l’échelle des États Nations au début du XIXe siècle.
Seule la Multitude peut empêcher le marché de l’emporter sur la démocratie et l'extension du fait démocratique ne peut se réaliser qu’aux dépens de l'hégémonie ultra libérale.
Ainsi c’est bien la démocratisation de la société qui va mettre un frein au capitalisme sauvage et non comme on l’a cru longtemps que la démocratie allait émerger « naturellement » de la crise ultime et des contradictions du capitalisme.
* * * * *
- J’avais cru comprendre que le marché constituait une menace pour nos libertés. Vous le présentez maintenant comme un allié de la démocratie ?
Certaines facettes du marché vont dans le sens de la liberté d’entreprendre, de choisir un métier, etc. Et le marché a besoin que chacun soit libre d’être dynamique, de faire des choix. En même temps, il aimerait bien que nous ayons tous des goûts identiques, afin de vendre la même chose à tout le monde. Le marché est comme un animal sauvage, il ne faut jamais lui laisser libre cours.
-Quels sont les « produits » gratuits que ce mauvais chien pourrait bientôt nous faire payer ?
Ce qui appartient au patrimoine naturel. C’est déjà le cas de l’eau, notamment, qui est aujourd’hui dans la sphère marchande. Demain, ce seront pourquoi pas l’accès aux plages, les promenades en forêts, au volcan… Aux États-Unis, on dépose des brevets à tout va : y compris sur les plantes ! Si on ne fait pas attention, tout peut devenir marchand.
-Comment s’y opposer ?
Le seul rempart serait des représentants de la Multitude susceptibles de maîtriser le marché. Plus les électeurs seront informés, plus ils exigeront des candidats de s’engager là-dessus. Je pense notamment à la politique de l’eau. Mais les élections ne font pas tout. Je crois beaucoup au pouvoir de résistance des associations, des regroupements, des collectifs. Je crois au citoyen acteur public.
* * * * * * * * * *
84 Eloïs et Morlocks
Les Eloïs, étaient venus à n’être que des futilités simplement jolies : ils possédaient encore la terre par tolérance et parce que les Morlocks, étaient arrivés à trouver intolérable la surface de la terrel. Les Morlocks subvenaient à leurs besoins habituels mais manifestement, l’ordre ancien était déjà en partie inversé.
H.G. Wells La machine à remonter le temps.
Si on considère que la société dans laquelle nous vivons est la meilleure des société possibles, alors il n’y a pas de raison d’en faire une critique globale, il suffit de se réconcilier, de vivre avec l’existant et de jouir de ses bons côtés en renonçant à toute utopie dans un gai renoncement. Dès lors, la société, la réalité se doivent d’être légères, superficielles, sans profondeurs, l’histoire des hommes et des relations sociales se réduisent à des récits développent les difficultés de communication entre les groupes sociaux. Les conflits sont réduits à des malentendus et ainsi vidés de leur substance. Une vie au juste milieu, entre des obstacles d’autant plus prévisibles qu’on les aura fabriqués sur mesure pour mieux les éviter et en triompher. Cette société doit vivre dans une sorte de présent perpétuel, ni le passé ni l’avenir ne méritent d’attention particulière. C’est la société anesthésiée des Eloïs dans laquelle personne ne se pose plus de questions sur rien, une société docile et bétaillère.
Après la dictature du prolétariat, les dictats de l’insouciance de la légèreté, du superficiel, du look, de la griffe, des spéculations, de la fringale de marchandises…
Ce choix de vie n’est pas le notre.
85 Expertise et contre-expertise
A un moment où la représentation est mise en cause, les politiciens justifient de plus en plus leur politique en s’abritant derrière des raisonnements présentés comme scientifiques, donc inattaquables. C’est la science et à la technique qui légitiment les élus en lieu et place du peuple.
Ainsi la crise de la représentation politique est accompagnée par une contestation de plus en plus forte du pouvoir des savants et de la science.
Chacun d’entre nous aujourd’hui se sent concerné directement par les défis que doit relever l’humanité. Que ce soit en terme de protection de la planète, en terme de santé publique…chacun se sent concerné et chacun s’interroge et chacun voudrait bien intervenir.
Comment imaginer une société moderne, avec une administration démocratique, des entreprises structurées autour de la participation et par ailleurs l’opacité sur la recherche scientifique et sur les questions éthiques fondamentales?
La transparence et la contre expertise indépendante sont donc inséparables en matière scientifique ou technique.
La science, comme l’économie, n’ont pas de limites .
Les limites doivent être posées par les citoyens, de l’extérieur, elle ne peuvent être posée que par la loi c’est à dire pour finir par la société démocratique.
Rien ne peut, rien ne doit échapper au contrôle de la démocratie, et partout le citoyen est chez lui. Tous les avis peuvent et doivent être entendus, ce qui ne veut pas dire que tous les avis se valent.
86 Un spectre hante le monde
Alors que dans le monde résonne la fureur et le fracas des guerres et que la démocratie à l’échelle globale est dans un devenir menacé, alors que la peur, l’ignorance et l’insécurité tentent de s’emparer du monde et de le dévorer, c’est le fait de la diversité qui, içi, plus qu’ailleurs rend la démocratie incontournable.
Le désir de démocratie est plus grand car il veut dire désir de paix qui est plus fort à cause de la diversité.
L’originalité de la Réunion, de Saint Paul, c’est qu’au delà de la revendication citoyenne, individuelle de démocratie, il existe une nécessité structurelle, vitale, due à l’existence d’une société dont les facettes sont multiples et qui oblige à vivre avec les autres.
Cultiver la diversité et produire du commun sont les deux piliers sur lesquels repose le projet de construire une démocratie locale sur la base d’une organisation des pouvoirs locaux qui soit toujours plus partagée.
« Aujourd’hui, un spectre hante le monde. Ce spectre c’est celui »…de la démocratie…
Démocrate… « de tous les pays, unissez vous. »
III) La libération
C) Vers la liberté
87 Il y a des moments
« Il y a des moments dans la vie où la question de savoir si on peut penser autrement qu’on ne pense et percevoir autrement qu’on ne voit est indispensable pour continuer à regarder et à réfléchir.» FOUCAULT Le magazine littéraire 1984.
Les hommes sont passés de la maîtrise de leur village à la maîtrise de leur pays, ils maîtrisent désormais le Monde. Ces sauts qui sont à la fois quantitatif et qualitatif ont obligé, a chaque fois, les hommes à se remettre en cause. Aujourd’hui, on continue trop souvent à « voir » le monde au travers des prismes des théories énoncées pour les problèmes du siècle dernier. Il faut maintenant arrêter de penser la Réunion en terme de questionnement de son mode d’appartenance à la France, tout cela est fini. Il faut désormais penser la Réunion en terme de revendication, d’appropriation, de captation de ses droits pour ses Multitudes.
Il faut dire que sur ces questions une grande partie de la classe politique est terriblement aveugle et muette.
Faute d’avoir su renouveler ses moteurs théoriques elle est pour sa plus grande partie encore accrochée aux vieux clivages issus de la décolonisation et débat encore sur la nature du lien qui nous relie à l’Europe.
88 Une Voie Réunionnaise
Aujourd’hui à La Réunion, nous vivons ensemble, nous vivons en paix, en équilibre et nous voulons tous, que le respect des autres, de la différence continue à être le fil conducteur de notre Histoire. Comme hier, il nous faut permettre l’appropriation de ce savoir-vivre ensemble, par les enfants que nous devons faire grandir. C’est en reprenant son destin en main, dans le cadre de la France et de l’Europe, que La Réunion, que notre génération, pourra assumer pleinement la transmission de l’héritage culturel que nous avons reçu de nos pères et que nous devons transmettre à nos enfants. La remise en œuvre de tous les liens sociaux, de tout ce qui re-lie, peut libérer et construire une voie Réunionnaise d’épanouissement au sein de la France de l’Europe et du Monde. C’est sur la base de la conscience, de la responsabilité, individuelle et collective que la Multitude fera aboutir sa vision d’une Réunion fondée sur des Valeurs et du Sens et échouer les élites dans leur projet d’un Monde profane construit sur le Savoir, la Technique et le Profit.
La fin de la triple peine, isolement-éloignement et petitesse, mettra fin à la triple vulnérabilité, économique, environnementale et sociale. La captation légale, par les Réunionnais de tous leurs droits, au-delà des résurgences, des réticences et des réflexes rétrogrades sont désormais des objectifs réalistes, il n’est plus question que de vouloir, désirer...
89 Utopia
Comment aujourd’hui, à la Réunion développer une pensée qui se projette de façon dynamique dans un monde qui serait différent et dont elle anticiperait la réalisation. Pouvons-nous, nous passer d’un discours qui installe la perspective d’une alternance à la dureté de ce monde dont la violence est telle que toute tentative de le changer apparaît comme vouée à l’échec. La lucidité ne peut se résumer à une complaisance névrotique, rien n’est jamais écrit, rien n’est joué à l’avance pour toujours et à jamais et il n’y a pas de déterminisme de l’évolution de l’Histoire.
Oui, il faut croire à nouveau que ce sont les hommes qui font l’Histoire, que c’est à partir de leur désir que se construit le monde, que c’est de la Politique - des affaires de la cité aux affaires du monde - que viendra l’espoir. Le désir de la politique et le désir en politique. L’utopie est nulle part, elle est donc partout, nichée au cœur de chacun d’entre nous, et la Réunion est la terre des utopies : utopie de sa découverte, de son peuplement, de son métissage, de son appartenance à l’Europe…plus que de réaliser les utopies, il s’agit de les poser en perspective, d’en faire les moteurs de l’action. L’utopie de la liberté, jamais réalisée, est toujours plus vivable que la réalité de l’esclavage dans les camps de la Desbassins.
Il s’agit désormais de réinscrire La Réunion dans de nouvelles utopies, ancrer le combat constituant des Multitudes, dans de nouveaux mythes fondateurs de l’action.
90 De nouvelles perspectives
Pour les Européens, La Réunion offre un double visage. A la fois les plages, les soleils, les volcans…images pavloviennes qui font éclore des idées d’exotisme, de faste, de volupté…et dans le même temps, l’autre visage, celui de la danseuse, de la paresse, de la violence…Deux fantasmes également entretenus et aussi détestables, et qui ont pour résultat l’ignorance et la peur, au lieu de la connaissance et du respect.
La Société Réunionnaise s’est construite entre négation et apologie de sa culture, entre uniformisation et identification, entre tyrannie et liberté. Depuis l’origine du peuplement chaque Réunionnais, chaque Réunionnaise, à chaque génération a été assigné par l’oligarchie des affaires à comparaître devant le grand tribunal de l’histoire, et sommé de choisir définitivement entre La Réunion et la France, entre le Créole et le Français, entre le Pain et le Riz…Le mouvement de décentralisation qui anime le droit National depuis 1981, est trop souvent vécu et pratiqué comme un exercice administratif visant à gérer au mieux l'empilement successif de compétences nouvelles. L'histoire de l'appropriation politique des moyens de la décentralisation reste à écrire. La montée en puissance des Régions dans le cadre Européen, l’affaiblissement de l’Etat, ouvrent de nouvelles perspectives qui permettront de transcender le conflit séculaire (être ou se soumettre) qui alimente la relation de La Réunion à son ex métropole. La possibilité, d’appropriation, par la multitude, de pouvoirs dans le cadre du droit commun national et européen, ouvre enfin de nouvelles frontières de lutte.
91 Du mauvais usage de la « Métropole »
La plupart du temps on fait usage du mot « métropole » pour évoquer la France continentale. Mais ce mot n’a pas principalement cette signification. « Métropole » recouvre deux familles de sens. La première à trait à tout ce qui concerne une grande ville, une agglomération et ce n’est bien sur pas à cela à quoi nous faisons référence quand, à la Réunion ce mot est utilisé. La deuxième famille de sens renvoie explicitement à la colonisation et aux colonies. Dans le cas de la Réunion, où nous aspirons tous à une nationalité pleine et entière, pourquoi faire une référence aussi forte à la colonisation à chaque fois que l’on évoque nos relations avec la France continentale. Il y a bien sur des individus qui emploient le mot « métropole » à dessein, avec des arrières pensées, mais il ne nous est pas utile de relayer ces non dits. Le fait est que lorsque les Réunionnais utilisent ce terme de « métropole » ils se plaçent dans le camp de la soumission, des colonisés ou des ex colonies. Ils se placent dans la situation qu’ en « missouk » certains attendent d’eux et qui n’est pas celle de citoyens libres et responsables. Il y a deux catégories d’individus qui se plaisent à perpétuer consciemment l’usage du mot « métropole ». Il y a les nostalgiques de l’épopée décolonisatrice et ceux qui se croient encore investis d’une mission civilisatrice. Pourquoi donner du grain à moudre à ceux qui se réjouissent dans l’ombre du maintient de ce vocable parce qu’il rappelle constamment à tous l’exploitation passée, et parce qu’il perpétue leur rêve aujourd’hui silencieux de la rupture ? Pourquoi satisfaire ceux qui rempli de leur supériorité usent de ce mot pour continuer à faire briller les lustres de la domination d’antan? Cette posture que nous adoptons quand nous utilisons ce mot, inconsciemment sans doute, n’est pas sans signification au regard de notre histoire. Pourquoi cette complaisance avec un passé que tout le monde sait révolu et qui est porteur de tant d’ombres, a moins de n’en considérer que les aspects positifs…Définir nos combats par rapport à la « métropole » parasite le discours de scories inutiles. Pourquoi devrions nous nous placer dans nos relations avec le pouvoir dans une situation d’infériorité ? Le discours Métropole/DOM nous enferme dans un rapport de soumission/domination, une sous-catégorie de revendications, une sous-classification de région alors que notre combat est désormais un combat, universel, que nous avons à mener avec les autres provinces de France contre le carcan de la haute administration Parisienne. Si la France continentale reste la Métropole, alors la Réunion reste une colonie. A contrario une articulation fructueuse, porteuse de sens, qui a une grande valeur opératoire et dont nous avons beaucoup à espérer, c’est celle du rapport entre Paris et les Province.
92 Les Provinces et Paris
Quelle doit être le comportement des collectivités territoriales face à un Etat qui forcément se désengage parce qu’il n’a plus les moyens financiers d’antan et dont les fonctionnaires n’exercent plus en réalité qu’une fonction de censure ? Nous ne devons pas reprendre les chemins du passé, et nous devons résolument nous inscrire dans une démarche qui intègre les leçons de l’Histoire. Les difficultés que rencontrent les élus locaux de la Réunion, sont très semblables à celles que rencontrent les élus des collectivités locales sur le continent. La démarche à entreprendre est donc celle qui consiste à fédérer le maximum d’élus de responsables locaux de tous les niveaux pour tenter de peser sur la représentation nationale et sur le gouvernement. Une erreur serait d’engager un combat Réuniono-réunionnais, mais une autre erreur serait de marginaliser ce combat en tentant de fédérer uniquement les autres régions de l’outre-mer.
On installerait alors cette lutte dans le cadre des revendications traditionnelles de plus grande autonomie des anciennes colonies par rapport à l’ancienne métropole. Mais ces démarches, nous savons qu’elles sont condamnées par la population qu’elles sont suspectes au regards des résultats et des véritables intentions de leurs promoteurs. Nous devons donc bien nous inscrire dans une revendication et dans une révolte des provinces contre Paris, dans une indocilité qui conteste et remet en cause le centralisme jacobin désuet dans lequel l’énarchie qui se prétends au service de l’Etat et de l’intérêt général reste enfermé. Il nous faut maintenant construire de la décentralisation et de la participation.
93 L’indocilité
Le Réunionnais, l’homme moderne, le citoyen, se doit de devenir indocile. Il faut en faire une question de dignité, de liberté et pour tout dire de survie.
C’est par l’ironie et la distance qu’il faut entendre ce qui est dit et ce qui est montré.
C’est par l’effronterie polie et la pensée rétive qu’il faut aujourd’hui donner corps à sa citoyenneté.
C’est en se constituant une conscience politique sur l’indocilité que le citoyen se montrera debout. L’indocilité réfléchie, l’indocilité maîtrisée, comme une façon d’aborder la vie, comme une approche structurelle de la cité et non comme événement conjoncturel. L’énergie citoyenne est indocile mais elle est aussi responsable, elle dessine un avenir insoumis. Oui il faut se dresser contre la veulerie de l’abandon et en revenir à la pensée rétive.
L’indocilité est une vertu civique…elle frétille.
Elle n’incline pas à priori vers la désobéissance, mais elle peut y amener.
Le citoyen qui n’est pas docile, c’est celui qui réfléchis, qui est toujours à convaincre, qui revendique son état de citoyen qui vote et qui agit, qui existe…
C’est celui qui s’assure qu’il n’y a pas d’objections valables, qui considère que l’on doit obtenir son consentement avant de décider pour lui…
Ce n’est pas un rebelle professionnel, juste quelqu’un qui dit aux décideurs : « coucou je suis là ! », juste quelqu’un qui n’appartient pas à la grande famille des ovins. Le citoyen indocile c’est le citoyen de demain dans la plénitude de la conscience de ses droits et de ses devoirs, c’est le citoyen , libre, égal et fraternel.
L’indocilité est une vertu civique… C’est le surgissement du citoyen libre ! L’indocile, c’est celui qui réfléchis, qui agit, qui se dresse…Qui considère que l’on doit obtenir son consentement avant de décider pour lui…
Pour l’indocile, résistance et obéissance pèsent d’un même poids.
Quelqu’un qui se donne le droit de rêver, d’avoir des envies, c’est celui qui croit à une cause, et qui n’est pas le témoin passif d'un destin.
Le citoyen indocile, c’est le citoyen de demain dans la plénitude de la conscience de ses droits et de ses devoirs, libre, égal et fraternel.
L’indocilité c’est le continent où je veux vivre, car le cri n’est jamais sorti de ma vie.
94 L’insoumission légale
« Ce qui nous intéresse, c’est la société globale des travailleurs. Une société de gens qui souffrent et qui doivent changer le monde, pas une société “civile”. Je crois qu’il faut parler d’une société mondiale, globalisée du point de vue de la libération, de la lutte contre l’exploitation. Du point de vue des pauvres. »
Antonio Negri. Inrockuptibles. 2003
Comment construire des résistances nouvelles adaptées aux formes spécifiques des pouvoirs à combattre ? Comment inventer des modèles organisationnels efficaces, des stratégies d’évitement, des non-violences, des évasions, des fuites, des exodes… ?Comment imaginer, s’inscrire dans une dynamique contemporaine qui ait une vrai force propulsive et qui puisse penser radicalement la Multitude Réunionnaise pas seulement contre mais en-dehors ? La Réunion, non plus envisagée sur l’alternative de la séparation ou de la soumission, mais sur le mode de « l’insoumission légale », de la revendication insolente de ses droits légitimes, sur le mode d’une contribution volontaire à la richesse de la France et de l’Europe.
Oui, appartenir, mais non plus seulement à la France mais à l’Europe, non plus dans le registre de la l’abdication, du renoncement ou de l’abandon mais dans l’appartenance et sur le mode de l’égalité réciproque des droits. Terrasser par l’irruption d’une subversion positive, de l’intérieur, la permanence des anciennes relations historiques de la réclusion et de la soumission, maquillées à présent sous de nouvelles apparences, est un objectif nécessaire.
95 La France c’est La Réunion
Le siècle précédent fut le siècle de l’affirmation des singularités. Décolonisation pour les pays, individualisation pour les êtres humains, c’était le siècle où pour réussir, il fallait être. Le XXI° siècle sera le temps où il faudra appartenir. Ne progresseront que ceux qui feront partie, qui travailleront, qui appartiendront à des réseaux. Réseaux humains, réseaux de régions, de pays, réseau de réseau…la Multitude. Nous serons donc totalement Réunionnais, malgré les cris de l’oligarchie d’ici et d’ailleurs, donc totalement Français, malgré les clameurs des isolationnistes de tous bords et donc totalement Européens malgré les indignations de l’arrière garde. C’est dans cette rupture, dans la revendication et le désir d’Europe, dans le dépassement du conflit colonial que s’enracine désormais l’avenir de La Réunion. L’ouverture de ces nouveaux « fronts pionniers », les luttes que les Multitudes y mèneront, produiront encore plus de sens sur le devenir de la société Réunionnaise que n’a pu le faire la départementalisation de 1946. Par une pirouette de l’Histoire, faire de l’ancienne métropole l’objet du désir de son ex colonie, faire de la France, donc de l’Europe des territoires consubstantiels à La Réunion, et donc en faire les espaces naturels de l’expansionnisme des multitudes Réunionnaises…Intégration totale dans un système totalement décentralisé, voilà ce qui pourrait être la ligne directrice de notre action.
96 La pasians, l’impatience et la créativité
Non, la pasians lé pa mort sous in pié tamarin et le désir éperdu de liberté qui a fait avancer La Réunion depuis ses origines est toujours vivant sous les cendres du présent. Cependant il ne faut pas placer ce combat de la Multitude Réunionnaise dans le registre de l’étincelle qui va enflammer la plaine mais plutôt dans la continuité obstinée d’un combat responsable.
Le nombre des jeunes, leur niveau général d’instruction, l’avènement du travail immatériel, le développement du chômage et du travail précaire, la montée en puissance des r-mistes, des « sans »…la question irrésolue de la place des femmes et de la famille, la négation de la question spirituelle, le développement du pillage des ressources de la planète et ses conséquences sur l’écologie et le climat, sapent sous les pieds des Elites dirigeantes le système sur lequel elles ont depuis toujours établi leur empire.
Le Pouvoir "ici et maintenant", pour assurer la victoire de la démocratie sur le marché, désormais il faut reconsidérer la Multitude et sa capacité d’invention imprescriptible dans son rapport au Pouvoir.
Les collectivités locales ne peuvent plus se limiter à une approche comptable, et c'est en construisant une gestion partagée que l'on donnera à la Multitude les moyens de son expression dans la sphère publique pour enfin ré-enchanter le Monde, contre les Elites…
« …la question de leur chute ne se pose pas, leur renversement et la victoire des Multitudes sont également inévitables. »
97 Une Réunion Départementalisée
Le concept de départementalisation a occupé une place centrale dans la grammaire politique de la Réunion. Cette départementalisation a été l’objet de critiques radicales par ceux qui soulignaient les difficultés liées à la géographie ou au régime de la spécificité ; elle a été par ailleurs l’objet d’éloges par ceux qui n’en distinguaient que les aspects positifs.
Il semble nécessaire de développer un travail d’approfondissement sur le concept même de départementalisation comme processus et donc comme démarche faisant l’objet d’un début et d’une fin. Comment donner à la départementalisation une consistance politique qui réussisse à la « localiser », c’est-à-dire à l’insérer dans un espace compris entre la période de la colonie et une post-départementalisation ?
Il ne s’agit pas de chercher à établir d’emblée un parallèle facile qui se résumerait à n’être qu’un écho, une réplique de ce qui a cours dans un improbable département continental étalon.
Le confort d’analyse qui avait cours dans la période de la départementalisation parvenue à maturité n’ayant plus d’efficacité, il s’agit pour notre génération d’inventer les nouveaux cadres qui nous permettent de raisonner et de penser une Réunion qui serait la France.
Il faut essayer de concevoir le passage d’une Réunion en voie de départementalisation à une Réunion départementalisée, du développement enfermé à une économie insérée dans l’Europe avec des travailleurs libres et mobiles sur la totalité des territoires….
Comment imaginer à partir d’expériences humaines concrètes qui existent déjà aujourd’hui de penser, tendanciellement, les modes de vie qu’il est d’ores et déjà possible d’imaginer dans un avenir proche.
98 La Réunion 60 ans après
« Quand cette terre si éminemment française ne portera plus d’esclaves, elle formera, j’en ai l’assurance, dans la grande unité nationale, un département d’outre-mer gouverné par les lois générales de la Métropole ».Proclamation du 17 octobre 1848 de Sarda Garriga.
En 2006 la Réunion commémorera le soixantième anniversaire de la départementalisation. Indiscutablement en 1946 le choix de faire de l’île un département Français marque notre histoire.
Ce choix est il fait en connaissance de cause ? La question est posée. Comme trop souvent, la loi est votée discrètement, « à la sauvette », de nuit ce qui laisse planer un doute sur l’adhésion sincère qu’elle a pu susciter chez les parlementaires. Quand au peuple de France ce n’est que bien plus tard qu’il apprit peu à peu à découvrir qu’une autre France existait encore au delà de l’hexagone .
A la Réunion l’ensemble des forces réactionnaires se soulèvent contre cette loi et si les communistes de l’époque ont pu « faire la loi » le système économique en place va rapidement réagir à la nouvelle donne et reprendre l’initiative. Si c’est bien le parti communiste Français qui avait inventé la départementalisation les Elites métropolitaines allaient se charger d’instaurer l’immobilisme et celles issues de la colonie se sont chargées d’inventer la doctrine économique de domination qui allait leur permettre de prospérer malgré tout : le protectionnisme.
Les Elites locales et nationales avaient dit aux Réunionnais, ne vous avisez pas de croire que vous êtes Français de plein droit vous déchanterez, vous vous conduirez docilement en échange nous capterons les meilleures de vos terres et nous prendront les meilleurs de vos enfants.
Il y a 60 ans, la Réunion est en ruines. La population réunionnaise est décimée par la sous alimentation et les maladies infectieuses, l’organisation politique et administrative est inadaptée, les infrastructures économiques archaïques et les structures sociale et d’enseignement quasi inexistantes…la colonie était depuis de longues années dans une impasse et il était devenu nécessaire d’envisager l’avenir autrement, avec d’autres solutions que celles qui avaient échoué.
Le 19 mars 1946 les députés des colonies, Raymond Vergès et Léon de Lepervanche, pour la Réunion, proposent à l’assemblée une loi qui vise à transformer les 4 vielles colonies en département. Cette loi est votée à l’unanimité et le destin de la Réunion va basculer même si les moyens se feront longtemps attendre. Si aujourd’hui La Réunion n’est plus la même qu’en 1946 notre génération doit faire face à son tour à des défis considérables : l’emploi, le développement durable, la sauvegarde du patrimoine…et c‘est un euphémisme que de dire que les outils connus, ceux dont nous disposons, ne sont pas à la hauteur des enjeux actuels. Il est devenu possible de faire le bilan lucide des années de départementalisation et de dessiner ce que pourrait être une entrée de la Réunion dans l’ère d’une post-départementalisation.
60 ans après une des questions essentielles qui est posée est de savoir si le processus de départementalisation doit et peut avoir un terme.
60 ans après devons nous oui ou non renoncer à l’ambition départementale qui a animé les réunionnais ? Devons nous considérer le statut départemental en perspective ou considérer que l’inter-règne entre colonie et département est un objectif en soi , un aboutissement ?
Comment mettre fin à 60 ans d’un régime d’exception qui s’est perverti en devenant le système d’entretien des inégalités ?
Il faut mettre un terme à l’inter-règne pour permettre l’accès à un droit commun démultiplié qui soit porteur de fraternité.
Oui nous avons droit à l’égalité et compte tenu des spécificités il y à la nécessité de sur-compensation.
99 La Réunion, demain
Le monde Réunionnais en ce début de XXI° siècle apparaît plein de gaieté et d’optimisme, de peine et de misère selon que l’on dirige son regard dans telle ou telle direction.
Ce monde Réunionnais, la question est maintenant de savoir ce qui va le transformer, l’empêcher de se perpétuer ou le faire disparaître.
L’Histoire peut-elle nous être utile ?
Comment évoquer l’Histoire de la Réunion sans dire toutes les histoires, peut t’on s’interroger sur ce qui existe de commun à toutes les histoires passées ou a venir, reconnaître ce qui domine, ce qui s’impose à tous puissants ou opprimés (misérables).
Comment comprendre ce qui se passe, ce qui arrive, ce qui nous arrive ?
Quel sera le moteur de l’Histoire ?
Nous ne sommes pas des automates à l’intérieur d’un monde automate, nous ne sommes pas dans le meilleur des mondes possible et chaque chose peut basculer à chaque instant.
On ne peut pas décrire le monde sur la base de ses parties élémentaires.
Chaque changement d’échelle fais apparaître de nouveaux mondes, gouvernés par des lois spécifiques impossibles à déduire d’une loi générale.
Épilogue
La population, elle a déjà tranché : « Nou lé pa plis, nou lé pa moin ! »
Les Réunionnais dans leur grande majorité sont entrés dans la revendication pleine et entière des droits associés à la nationalité française.
En comparaison de toutes les formes de développement qui lui auront précédés, faire le choix d’une économie intégrée sera pour la Réunion la meilleure solution.
Le « sujet historique » qui sera porteur de ce changement ne peut plus être le Réunionnais « colonisé » ni même le Réunionnais « décolonisé » mais bien le Réunionnais, citoyen du monde.
C’est bien dans le dépassement du vieux débat si enflammé des années soixante, que surgira la possibilité de réaliser l’utopie d’une conjugaison des mémoires et un possible « vivre ensemble mélangés ».
A nous donc, de chercher « ce qui dans l’Enfer, n’est pas l’Enfer » selon la formule de Calvino, de chercher dans ce qui est déjà là, la Réunion de demain.
Au moment ou la guerre contre le terrorisme est devenue un instrument du maintient de l’ordre au service d’un pouvoir mondial anti-démocratique, qui menace notre existence concrète sur cette planète, que faire de notre vie ?
« Il y a des moments dans la vie où la question de savoir si on peut penser autrement qu’on ne pense et percevoir autrement qu’on ne voit est indispensable pour continuer à regarder et à réfléchir.» FOUCAULT Le magazine littéraire 1984.
La Réunion vit comme toutes les régions de la planète à l’heure de la mondialisation. Le monde est redevenu bipolaire, mais ce n’est plus l’ Est contre l’Ouest ni même le Nord contre le Sud, c’est un affrontement entre les multitudes et une Elite qui détruit notre vie et celle de la planète.
Il n’y aura donc plus de guerre globale bloc contre bloc, nous sommes entrés dans l’ère des opérations de police à grande échelle et du terrorisme généralisé, ce qui justifie une restriction générale des libertés.
La démocratie est la nouvelle frontière de notre projet pour la Réunion dans ce nouveau monde.
Manifeste des mosaïques Sommaire
Cela s’appelle l’Aurore (Électre, Jean Giraudoux) 2
Prologue 3
I) De la soumission 4
Aux origines de la Réunion 4
1 Une société disciplinaire 5
2 Être ou se soumettre 6
3 La question démographique 7
4 La figure de l’indigène 9
5 La question de la terre 11
6 L’île des « monopolitudes » 13
7 Identité et territoire 15
8 L’outremérisation 16
9 Les choix de la Plantocratie du Sucre 20
10 Un triple contrôle 22
11 Une histoire d’oppression 24
12 Une économie protectionniste 25
13 Survie contre soumission 26
14 Déstabiliser pour soumettre « La carotte et le bâton » 28
15 Le clientélisme d’État 29
16 L’exception culturelle, sociétale 30
17 De la République 32
18 Tyrannie et aveuglement. 34
19 La question spirituelle 36
I) De la soumission 37
B) Les mutations dans l’île 37
20 Les mutations du pouvoir 38
21 Le Pouvoir change de nature 39
22 Un pouvoir, trois réseaux 40
23 L’immobilisme social 42
I) De la soumission 43
C)Les Mutations globales 43
24 Une Élite Mondialisée 44
25 Économie, souveraineté, légitimité 45
26 Le nouvel ordre du monde 47
27 Multitudes 48
28 Les valeurs de la Multitude 49
29 Objectifs du Millénaire pour le Développement 50
30 Désirs et Multitude 51
31 La violence des Élites 52
II) Un nouveau monde 53
Nouveaux contextes 53
32 Les nouveaux modes de contrôle 54
33 Un nouvel ordre global 55
34 Alon voir l’invisib’ 56
35 Guerre et déclin des libertés individuelles 57
36 La quatrième guerre mondiale : une guerre civile 58
37 La fin des contestations violentes 59
38 La tentation de la soustraction 60
39 D’autres mondes sont possibles 61
40 Les nouvelles formes du travail et de contestation 62
41 La caissière et la vendeuse de la grande surface 63
42 Le travail devient féminin 64
44 La question irrésolue des femmes 65
45 La cause des femmes 66
46 Reconnaissance et revalorisation 67
47 La question de l’écologie 68
48 Écologie et démocratie 69
49 Identité et appartenance 70
50 L’art au cœur de notre devenir 71
II) Un nouveau monde 72
Nouvelle démocratie 72
51 Multitude et participation 73
52 Démocratiser la Démocratie 74
53 La démocratie comme levier 76
54 D’Athènes à aujourd’hui 77
55 Des urnes à la rue 78
56 La question du populisme 80
57 La mécanique des partis 81
58 La trahison des élus 83
59 Société civile 84
60 Approfondissement de la démocratie et Guerre mondiale 85
61 Revivifier la démocratie verticalement 86
62…et horizontalement 87
63 Principe de subsidiarité 89
64 L’autodétermination 90
65 Quel est l’échelon pertinent ? 91
66 Le pouvoir horizontalement 92
67 Représentation contre démocratie 93
68 Réforme et démocratie 94
La démocratie et transformation sociale 95
69 Extension du domaine de la démocratie 97
70 Gestion participative 98
71 Bombarder les quartiers généraux 99
72 La démocratie dans l’entreprise 100
73 La contre-expertise des collectivités 101
III) La libération 102
A) Les outils du local 102
74 Décentralisation, identité, diversité 103
75 Les assemblées participatives 104
76 Les fonds participatifs 105
77 Sondages et jurys citoyens 106
78 Responsabilité individuelle et collective 107
79 Un parc national sans les Réunionnais ? 108
III) La libération 110
C) Le mal a de l’avance 110
80 Production de marge 111
81 Naissance du capitalisme mondial 112
82 Le capitalisme a toujours perdu 113
83 Le marché et la démocratie 114
84 Eloïs et Morlocks 116
85 Expertise et contre-expertise 117
86 Un spectre hante le monde 118
III) La libération 119
C) Vers la liberté 119
87 Il y a des moments 120
88 Une Voie Réunionnaise 121
89 Utopia 122
90 De nouvelles perspectives 123
91 Du mauvais usage de la « Métropole » 124
92 Les Provinces et Paris 125
93 L’indocilité 126
94 L’insoumission légale 127
95 La France c’est La Réunion 128
96 La pasians, l’impatience et la créativité 129
97 Une Réunion Départementalisée 130
98 La Réunion 60 ans après 131
99 La Réunion, demain 133
Épilogue 134
Manifeste des mosaïques Sommaire 136