sak ifé nout jordu ék nout demin

Créole, on t’a cONFisqué ta forêt...


Courrier des Lecteurs
Mercredi 15 Janvier 2014

Douce souffrance... Cher pays de mon « En France »... C’est l’histoire d’une substitution écologique et culturelle. L’histoire de La Réunion. Oui je t´aime... Dans la joie ou la douleur...


Créole, on t’a cONFisqué ta forêt...
La petite Fiat peinait sur la route de Cilaos. Assis à l’arrière, je veillais : à gauche la falaise et ses galets menaçant à tout moment de shap sur le toit de l’auto ; à droite, le vertigineux précipice dont on ne voyait pas le fond ; en face un lacet de route qui permettait à peine de croiser les voitures arrivant en sens inverse. Mais papa n’en faisait pas toute une montagne... Il était déjà hanté par la joie de l’arrivée dans le cirque de Cilaos et abusait du klaxon avant chaque virage — je ne les ai pas comptés mais il y en avait beaucoup et toujours d’ailleurs. Le spectacle était grandiose — intense diront certains plus tard... Week-end à Cilaos au milieu de l’enfance.
 
Souvenirs intacts...
Invité à la Plaine des Cafres, j’ai fait un crochet par l’aire de pique-nique de Bois-Ozoux, sur le chemin du volcan, pour saluer la manifestation du collectif CMAC. Un p’tit coin charmant vraiment ! En redescendant, j’ai fait une petite halte sur l’aire de Piton-Sec dont il avait été beaucoup question au cours de cette manifestation.
 
Une allée bitumée permet de rejoindre le site aménagé de Piton-Sec : on circule au milieu d’une forêt de hauts cryptomerias plantés à intervalles réguliers. La nature... réglée comme sur du papier à musique. J’ai commencé à déambuler entre les arbres. Le souvenir d’enfance de ce week-end à Cilaos est alors remonté à la surface de ma mémoire...
 
La petite Fiat... Les coups de klaxon de papa. L’arrivée dans le cirque. Une halte pour quelques photos dans un sous-bois. « Ici, c’est un vestige de la forêt primaire », me dit papa. De la mousse pend des arbres, des fougères et un tas de petites fleurs tapissent le sol. C’est humide, ça respire, ça frémit, ça frisonne... Les arbres ont des silhouettes biscornues. Le fourmillement de la nature est perceptible. Insectes, oiseaux, petits animaux peuplent cette forêt... Un équilibre magique. Une osmose délicate... Une symphonie.
 
Quelques kilomètres plus loin, nouvel arrêt. « Et là, me dit papa, c’est la forêt de cryptomerias. Un scandale ! » (Il faut dire que j’ai un papa vengeur. « Vengeur » dans le sens créole du mot bien-sûr ! Et quand il n’est pas d’accord avec ces « makro », il le dit et cela s’entend. Et cela lui arrive souvent...)
Les arbres ressemblent aux illustrations dans les livres qui parlent de Noël et de la neige. Des troncs droits s’élancent vers le ciel. Disposés à intervalles réguliers, comme dans un « monde parfait ». Pas de bruit. Pas de mouvement. Formes rectilignes...
 
Des années plus tard, à la lecture d’un roman français, une phrase m’avait ramené dans la forêt de cryptomerias de mon enfance : « La mort est un processus rectiligne »...
 
Retour à Piton-Sec : cette même sensation d’un espace formaté et sans âme m’étreint... Les cryptomerias... Espèce originaire du Japon introduite à la fin du 19e siècle à La Réunion. Son exploitation intensive s’amorce dans les années 50 : alon mèt prop’ la foré... Essence de reboisement, voire de substitution ! Une légende prétend qu’un directeur de l’ONF n’aurait pas hésité à faire disparaître une bonne partie de la foret primaire pour la remplacer par des cryptomerias qui redessinaient le décor et offraient un paysage comparable à celui de ses Vosges natales...
 
Une substitution écologique et culturelle en quelques sortes... Mais M. Miguet, le Vosgien nostalgique, était aussi animé d’intentions louables : le cryptomeria pousse deux fois plus vite que certaines essences locales, est adapté aux sols volcaniques, et fournit une part non négligeable de la production de bois, production de l’ONF utilisée par les artisans et industriels dans la construction et l’ébénisterie. La dimension économique et les profits attendus qui l’accompagnent ne sont donc pas étrangers à ce choix du cryptomeria. D’ailleurs, en 2005, le Journal de l’île de La Réunion précise : « En fait, le but de l’ONF est de produire progressivement la totalité des bois dans La Réunion a besoin chaque année, les espèces indigènes ne pouvant à elles seules répondre à la demande. On espère ainsi diminuer, et pourquoi pas supprimer, les importations qui grèvent le budget du département. »
 
La transformation brutale du milieu écologique est ainsi « légitimée » par des considérations économiques. Question : combien de sites archéologiques — notamment les vestiges de camps de marrons — sont aussi passés à la trappe à l’époque ?
 
Aujourd’hui, des efforts indéniables sont consentis pour tenter de contrebalancer les erreurs d’hier. Mais il convient que ces efforts soient profitables en premier lieu à la population locale...
 
Créole mon frère, si hier on détruisait ton « milieu naturel primaire » au nom de la rentabilité économique, aujourd’hui c’est pour l’environnement (et pour la rentabilité économique, toujours...), qu’on tente peu à peu de t’éloigner du coeur du pays pour te confiner sous les stériles cryptomerias. Finalement, l’ONF à La Réunion, c’est un peu comme Madame Desbassayns. Certains le considèrent comme (à) la Providence et d’autres comme le diable. La vérité se trouve certainement sur un chemin de traverse, entre Providence et volcan...
 

Jo Nativel


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